Les cinq nouveaux défis des entreprises familiales


Édition du 20 Février 2016

Les cinq nouveaux défis des entreprises familiales


Édition du 20 Février 2016

Par Olivier Schmouker

Nous évoluons de nos jours dans un univers VICA, à la fois volatile, incertain, complexe et ambigu, comme le disent les militaires américains depuis la chute du mur de Berlin, en 1989. Un univers symptomatique d'une mutation généralisée, dont nul ne sait ce qu'il en résultera. Et en particulier les entrepreneurs.

Pour y voir plus clair, la montréalaise Business Families Foundation a réuni près de 200 chercheurs universitaires et entrepreneurs familiaux du monde entier triés sur le volet, cet hiver à Miami, en Floride. Leur mission : cerner en deux journées d'intenses réflexions les enjeux que les entreprises familiales se doivent de relever impérativement d'ici 2040. L'événement a eu lieu en toute discrétion dans les salons feutrés du luxueux hôtel Biltmore. C'est qu'il y avait là des propriétaires de véritables empires économiques qui ne jurent depuis toujours que par la plus grande discrétion : par exemple, la famille française Mulliez (à la tête, entre autres, des enseignes Auchan, Leroy Merlin et Decathlon) et la famille belge de Visscher (à la tête de la multinationale Bekaert). Ces dirigeants étaient venus pour parler à coeur ouvert avec leurs pairs des difficultés auxquelles ils font face. Seul média à y assister, Les Affaires vous présente le fruit de leur travail, commenté par trois entrepreneurs familiaux d'ici.

AGILITÉ

Le premier enjeu de taille qu'affrontent aujourd'hui les entreprises familiales concerne l'agilité. C'est-à-dire la faculté de réagir vite et bien face à l'imprévu. «Diriger maintenant une entreprise, c'est comme rouler dans le brouillard, à 100 km/h, sans frein. C'est dément. À moins d'être doué d'une agilité phénoménale», illustre d'emblée Thierry Malleret, cofondateur de l'infolettre de veille et d'analyse stratégique The Monthly Barometer, en obtenant l'acquiescement de l'assistance.

L'un des principaux écueils actuels concerne la technologie. Son évolution s'effectue à si vive allure - médias sociaux, robots, intelligence artificielle, etc. - que les entreprises peinent à suivre la cadence. Une anecdote est frappante. En janvier 2012, il s'est produit deux événements historiques concomitants on ne peut plus révélateurs : d'une part, Kodak a fait faillite ; d'autre part, Facebook a acheté Instagram pour un milliard de dollars américains.

Le péril, pour nombre d'entreprises familiales, c'est que leur fondateur et président - en général un baby-boomer - n'est pas un as de la technologie, selon Alberto Gimeno, professeur, stratégie et management, à l'école de commerce Esade de Barcelone, en Espagne. «Soyons francs, la plupart ne saisissent pas bien les bouleversements technologiques qui se produisent autour d'eux à la vitesse de l'éclair. En revanche, leurs enfants, voire leurs petits-enfants, sont souvent des champions dans ce domaine. D'où l'importance vitale pour l'entreprise familiale de confier sans tarder les rênes aux nouvelles générations», dit-il.

Et Guido Corbetta, professeur, stratégie et entrepreneuriat, de l'école de management SDA Bocconi, de Milan, en Italie, de surenchérir : «Les conseils d'administration des entreprises familiales feraient même bien d'instaurer un âge limite relativement bas pour leurs hauts dirigeants, afin de s'assurer d'une agilité maximale à la tête des opérations. On pourrait d'ailleurs imaginer, à cet égard, des mesures d'aide psychologique au départ, comme l'incitation à consacrer de plus en plus de temps, les dernières années, à une activité passionnante à leurs yeux, mais qui n'a rien à voir avec l'entreprise. Cela leur permettrait de passer en douceur à autre chose», suggère-t-il, suscitant quelques remous dans la salle.

«L'agilité est effectivement vitale. Et les entreprises familiales sont fort heureusement avantagées sur ce point. Une anecdote : à partir du moment où nous avons décidé de prendre un nouveau virage technologique et d'investir le secteur de l'impression d'emballages alimentaires, il nous a suffi de quelques jours pour rallier la famille et le CA à ce choix, et boucler ainsi l'acquisition de l'américaine Capri Packaging, alors même que des concurrents étaient plus avancés que nous dans le processus d'achat.» - Isabelle Marcoux

ARTISANARIAT

Ce néologisme est une contraction des termes «artisanat» et «entrepreneuriat» et désigne la création de richesse industrielle avec l'âme d'un artisan. Autrement dit, en misant entre autres sur le savoir-faire et l'amour du travail bien fait.

«Les dirigeants d'entreprise familiale devront réapprendre quatre métiers pour être en mesure d'affronter les difficultés qui se profilent à l'horizon», estime Justin Craig, professeur, entrepreneuriat familial, de l'école de management Kellogg à Evanston, aux États-Unis.

Ces quatre métiers, à la base de l'approche artisanale, sont les suivants :

Architecte : celui qui planifie avec patience tant son commerce que son réseau commercial ;

Intendant : celui qui gère avec intelligence les ressources dont il a strictement besoin ;

Administrateur : celui qui administre ses affaires avec sagesse ;

Entrepreneur : celui qui croit en ses idées et qui a l'audace de les concrétiser.

Autrement dit, il convient de renouer avec l'état d'esprit originel du Grand Artisan de l'entreprise familiale - son fondateur -, à savoir sa fougue, sa passion, mais aussi sa sagesse.

«Bien des parents viennent me voir pour me demander ce que leur enfant doit apprendre pour pouvoir prendre, un beau jour, les rênes de l'entreprise familiale. Doit-il étudier le droit, la finance, le management ou tout ça à la fois, m'interrogent-ils. Ce à quoi je réponds que rien de tout cela ne compte vraiment. Non, l'important pour eux, ce sera d'avoir acquis des vertus dont peuvent se targuer les artisans - la générosité, l'humilité, la gratitude... - et qui feront d'eux des leaders adaptés au 21e siècle», illustre Firoz Rasul, président de l'Université Aga Khan à Karachi, au Pakistan, déclenchant des applaudissements nourris.

«Chez Leclerc, nous avons à coeur de rester des artisans dans l'âme. C'est comme ça que, mon frère et moi avons porté le bleu à l'usine et tout appris de la fabrication des biscuits. Comme notre père et notre grand-père.» - Alexandre Leclerc

«Le signe évident qu'une entreprise familiale est pérenne, c'est lorsqu'on sent l'âme du fondateur dans chacun des faits et gestes de ses dirigeants, génération après génération. C'est une garantie que les décisions prises sont les bonnes.» - Isabelle Marcoux

EXPANSION

Un autre enjeu est celui de l'expansion, et par la suite du «succès durable» de l'entreprise familiale. De fait, la pérennité est loin d'être assurée d'une génération à l'autre, comme en atteste une étude de John Davis, président-fondateur du think tank américain Cambridge Institute for Family Enterprise, dévoilée à Miami.

M. Davis a analysé le palmarès Forbes 400 des Américains les plus riches et a ainsi découvert ce qui suit.

Une centaine d'entre eux pilotaient une entreprise familiale en 2011, alors qu'ils avaient été plus de 300 dans les années 1980.

Ces dirigeants d'entreprises familiales avaient enregistré une progression de leur fortune personnelle d'en moyenne 6 % en 2011, alors que celle des autres avait été de 4 %.

Les entreprises familiales qui avaient disparu s'étaient évanouies la plupart du temps seulement après la deuxième génération.

Les entreprises familiales survivantes l'étaient surtout du fait que le coeur de leurs activités n'avait jamais changé depuis leurs débuts.

«Mes recherches m'ont permis de concocter la formule du succès durable des entreprises familiales, celle qui permet de déceler la voie de la régénération à chaque passation de pouvoir», lance M. Davis.

Cette formule, la voici : croissance + talent + unité familiale = succès durable.

«Son élément déterminant, c'est l'unité familiale. Au moindre déchirement, on peut prédire que la saga entrepreneuriale familiale prendra fin à court terme», souligne-t-il.

«Aucun de mes enfants ne me succédera à la tête de Tolaram. J'ai même pris la décision de ne rien leur donner à ma mort. Pourquoi ? Parce que je veux éviter à tout prix que ma famille se déchire lors des passations de pouvoir et d'héritage. Et parce que je pense que le plus beau cadeau que je puisse leur faire, c'est de ne pas leur rendre la vie trop facile», raconte Sajen Aswani, pdg (3e génération) de la multinationale singapourienne Tolaram, qui oeuvre dans la manufacture, l'agroalimentaire, la finance et l'immobilier, déclenchant une vague de stupeur dans la salle.

«La connexion, quel défi ! Pour qu'elle soit fonctionnelle, il faut que chacun soit honnête envers lui-même et les autres. Nous avons chacun des forces et des faiblesses, et il faut l'admettre. Moi, ma force, c'est la gestion des opérations, pas la finance : si jamais je devais revenir chez Leclerc, je sais où je serais le plus utile.» - Alexandre Leclerc

CONNEXION

Divorces à répétition, conjoints de fait, familles recomposées... Vivre ensemble aujourd'hui ne ressemble guère à la façon dont on vivait ensemble hier. À tel point que la notion de famille est en train de voler en éclats, ce qui complique d'ores et déjà la transmission des entreprises familiales.

«Si l'on regarde la famille comme un écosystème, on note que nombre de liens traditionnels entre ses différents éléments ont été rompus en l'espace d'une ou deux générations seulement. Le risque, c'est que l'entreprise familiale en subisse les contrecoups : divergence des intérêts, ralentissement des prises de décision, etc. D'où la nécessité de rétablir de saines connexions», dit Peter Jaskiewicz, professeur, management, de l'École de gestion John-Molson, à Montréal.

Comment renouer les liens disparus ? Par la bonne vieille communication, d'après Ivan Lansberg, professeur, entrepreneuriat familial, à l'école de Kellogg : «Il faut avoir le cran d'aborder des sujets sensibles, du genre "Papa, il faut qu'on parle de ce qui se passera quand tu ne seras plus là". Ce qui peut clarifier la situation pour tout le monde, une fois les émotions surmontées, et même, si tout se passe bien, de renforcer la famille, surtout si les liens familiaux sont plus ou moins clairs entre les uns et les autres», dit-il, en soulignant que ce n'est «jamais facile, mais toujours nécessaire».

«Le succès durable est un terrible défi. C'est pourquoi nous nous sommes complètement réinventés et avons investi un marché porteur, celui de l'affichage publicitaire dans les gyms : si Apple et Google, entre autres, se sont récemment lancés dans le fitness, ce n'est sûrement pas sans raison.» - Philippe de Gaspé Beaubien

«Seul le long terme compte vraiment. Il y a d'ailleurs une tradition, au début de chaque réunion : mon père indique toujours que les personnes présentes sont là pour prendre des décisions pour les 10 prochaines années, pas pour l'année en cours.» - Alexandre Leclerc

PARRAINAGE

Le dernier grand enjeu des entreprises familiales a trait à la manière dont la génération sur le départ peut mettre le pied à l'étrier à la nouvelle génération. Car il est naturel, surtout lorsqu'on est jeune, de rechigner à suivre une voie toute tracée pour préférer se lancer à l'aventure sur une voie encore inexplorée. Un défi surmonté avec brio par Coril, un conglomérat albertain oeuvrant dans l'entretien des voies ferrées, l'immobilier et la santé, comme en a témoigné à Miami son président du conseil, Ron Mannix (3e génération).

En 2005, la troisième génération des Mannix a ainsi eu une idée originale pour donner le goût à la quatrième génération d'assurer la relève : tous les jeunes adultes de la famille ont dû participer à un périple de quatre mois en Chine, avec conjoint et enfants. Le groupe d'une vingtaine de personnes voyageait la plupart du temps ensemble, chacun se devant de remplir quatre missions : apprendre le mandarin ; présenter un rapport hebdomadaire sur une industrie chinoise à partir des informations glanées en chemin ; commencer une collection d'objets chinois correspondant à leurs goûts personnels ; et enrichir l'entreprise familiale de documents inédits sur la Chine .

«Au-delà de l'éveil de chacun quant à l'importance économique qu'allait prendre la Chine dans les années suivantes, il s'est produit ce que nous espérions plus que tout : les liens familiaux sont devenus incroyablement forts, et certains ont même pris la piqûre du travail en famille, ce qui ne les tentait pas trop jusqu'alors», dit M. Mannix, en précisant que c'est en grande partie grâce à cela que l'aventure entrepreneuriale des Mannix se poursuit encore.

«Plus les générations passent, moins les membres de la famille ont envie de prendre le relais, dit Peter Vogel, professeur, entrepreneuriat, de l'Université de Saint-Gall, en Suisse. À la deuxième génération, 30 % des jeunes ont envie de prendre la succession ; à la troisième, le pourcentage tombe à 12 %; et à la quatrième, à 3 %, d'après une récente étude. Pour changer la donne, il existe une solution intéressante : faire de ces jeunes des intrapreneurs. On peut les encourager, par exemple, à créer leur start-up, en ayant en tête la citation de Robert Kennedy : «Seuls ceux qui prennent le risque d'échouer lamentablement peuvent réussir superbement».

«Pour préparer la 15e génération, nous leur avons proposé de relever un défi entrepreneurial. C'est comme ça que nos jeunes ont créé il y a deux ans l'opération AquaHacking - à la fois un sommet et un hackathon visant à voler au secours des cours d'eau du Québec, dont l'édition 2016 aura lieu en octobre au Palais des congrès de Montréal.» - François de Gaspé Beaubien

«Pour succéder à mon père à la présidence du conseil, il m'a fallu faire mes preuves : apprendre trois langues, passer deux bacs, siéger à de nombreux CA, etc. Parce que ce n'est que lorsqu'une succession est soigneusement planifiée qu'elle peut être couronnée de succès.» - Isabelle Marcoux

Un poids considérable

Une entreprise est dite familiale à partir du moment où elle est «contrôlée par une famille dont les membres exercent une influence importante sur la stratégie à long terme, la planification et les décisions», selon l'étude «L'Avantage familial» de la Banque Nationale, qui précise qu'il convient que la famille détienne «au moins 25 % des droits de vote».

De ce fait, 90 % des sociétés nord-américaines sont des entreprises familiales. En Amérique du Nord, elles emploient 57 % de la main-d'œuvre et créent 70 % des nouveaux emplois. Et au Canada, elles génèrent 60 % du produit intérieur brut (PIB), d'après la même étude. Il n'existe pas de données spécifiques sur les entreprises familiales au Québec. Parmi les grandes entreprises familiales de la province figurent Alimentation Couche-Tard, Bombardier, Cascades, CGI, Cogeco, Power Corporation, Québecor, Saputo, Jean Coutu, Molson Coors et TC Transcontinental.

La Business Families Foundation

C'est un organisme montréalais à but non lucratif qui vise à soutenir les entreprises familiales dans leur développement. Depuis 25 ans, il propose aux entrepreneurs familiaux des programmes de formation et du réseautage à l'échelle de la planète. Son actuel président est Olivier de Richoufftz.

Quelques chiffres

› Sur une période de 10 ans, l'indice BNC des entreprises familiales inscrites en Bourse a dégagé des rendements supérieurs de 120 % à l'indice S&P/TSX.

Sur une base annualisée, le rendement de l'indice BNC des entreprises canadiennes familiales cotées en Bourse a été de 11,3 % sur une période de 10 ans, par rapport à 5,6 % pour l'indice S&P/TSX.

Source : Pierre Fournier et Angelo Katsoras, «L'Avantage familial», Marchés financiers - Banque Nationale du Canada, octobre 2015

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