Le décollage de Gilles Labbé

Publié le 01/11/2008 à 00:00

Le décollage de Gilles Labbé

Publié le 01/11/2008 à 00:00

Héroux-Devtek conçoit des trains d'atterrissage pour les avions d'affaires tant pour Bombardier que pour l'ennemie jurée de celle-ci, la brésilienne Embraer. Un projet à première vue paradoxal.

Gilles Labbé n'est pas le président flamboyant qui passe comme une tornade au sein d'une entreprise. Il serait plutôt la force tranquille qui la guide au fil des décennies. Cela ne l'empêche toutefois pas de conclure des alliances qui peuvent étonner les profanes. C'est ce qu'il a fait le 15 juillet dernier au salon de l'aéronautique de Farnborough, au Royaume-Uni. Le dirigeant de Héroux-Devtek a alors annoncé une entente avec le fabricant brésilien Embraer. Ce contrat à long terme porte sur la conception et la fabrication de trains d'atterrissage destinés aux nouveaux programmes d'avions d'affaires Legacy 450 et 500 d'Embraer. À peine un mois plus tôt, Héroux-Devtek avait signé une entente semblable pour le nouveau programme Learjet 85 de... Bombardier, le redoutable concurrent d'Embraer dans le marché des jets régionaux et des avions d'affaires.

À première vue, le fait de travailler pour deux concurrents peut sembler paradoxal. Gilles Labbé y voit plutôt une étape normale dans la stratégie de son entreprise, troisième fabricant de trains d'atterrissage du monde en importance. "Quand nous avons racheté Héroux en 1985, c'était essentiellement un réparateur de trains d'atterrissage d'avions militaires américains, évoque le dirigeant. Nous avons commencé à fabriquer des pièces importantes pour ces trains d'atterrissage, pour ensuite fabriquer des trains au complet. Nous avons gagné de l'expertise. Et en 2000, nous avons fusionné avec Devtek."

La période 2002 à 2005 a été difficile ; les attentats du 11 septembre ont laissé leurs traces. Le ciel sombre n'empêche toutefois pas l'entreprise de poursuivre une diversification à long terme. Héroux-Devtek investit dans la R-D pour gagner notamment des contrats militaires. Ceux-ci portent sur la conception de trains d'atterrissage pour avions de combat sans pilote et sur des mécanismes de fermeture de portes. "Notre bureau d'ingénierie a pris beaucoup d'ampleur, et nous avons bâti une équipe de 50 à 60 personnes, précise Gilles Labbé. En 2005, nous avons investi dans une tour d'essai. Aujourd'hui, nous pouvons développer un train d'atterrissage en entier et effectuer le travail jusqu'au service après-vente."

Les annonces récentes s'inscrivent dans un plan segmenté, dit le président. "Lorsque nous concevons les trains d'atterrissage, nous visons surtout le marché des avions de 100 places et moins. En ce qui concerne les avions d'affaires, la clientèle se trouve entre autres chez Cessna, Embraer, Bombardier et Bell Helicopter. "

Héroux-Devtek qualifie les ententes signées avec Bombardier et Embraer de " percées stratégiques ". Elles préparent l'avenir. Par contre, ces contrats ne contribueront pas à l'augmentation de 10 % du chiffre d'affaires prévue cette année. Les revenus de l'entreprise se sont élevés à 308 millions de dollars l'an dernier, et Gilles Labbé estime qu'environ 20 millions de dollars sont attribuables à l'aviation d'affaires. " Les programmes comme celui d'Embraer ne rapporteront pas de revenus avant quatre ou cinq ans ", dit le dirigeant. Ce sont, au départ, des programmes de développement qui généreront des revenus en 2012 et 2013. Il faut commencer à faire la conception et les tests, et obtenir la certification. " À partir de là seulement, nous pourrons fabriquer les trains et produire des revenus. Et nous n'atteindrons pas notre vitesse de croisière avant sept ou huit ans. " Il faut donc miser sur le très long terme pour grandir. " Pour prospérer dans notre industrie, il importe d'avoir un portefeuille de produits assez élargi. Des programmes comme ceux d'Embraer apportent du travail pour 20 à 25 ans. "

N'est-il pas étrange de créer des pièces clés pour des adversaires stratégiques comme Bombardier et Embraer ? " Vous savez, cela fait partie de la réalité de notre secteur, répond Gilles Labbé. Des sociétés sérieuses qui fabriquent des trains d'atterrissage, il y en a quatre ou cinq dans le monde. "

Et puis, force est d'admettre que les partenariats ne sont plus aussi rigides qu'avant. " Nos clients sont en concurrence, c'est vrai. Mais c'est normal, ajoute le dirigeant. Nous avons des liens d'affaires avec des fabricants tels que Messier-Dowty et Goodrich pour certains contrats, et nous leur livrons ensuite concurrence dans le cadre d'autres contrats. Pour les avions de 100 places et plus, nous préférons collaborer avec eux. Pour les plus petits avions et les hélicoptères, nous les affrontons. Parfois, nous sommes même clients et nous leur confions des travaux. Cela fait partie de notre quotidien. "

Ce phénomène ne vaut pas que pour les trains d'atterrissage, ajoute Gilles Labbé. Il s'applique aussi aux autres composantes majeures des appareils. " Pratt & Whitney vend des moteurs à tout le monde : Bombardier, Embraer, Cessna, Dassault et tous les autres fabricants de jets d'affaires. Ce qui compte, c'est de livrer les produits à temps, à des prix raisonnables. "

Obtenir un bon rendement dans une industrie où les prix sont affichés en dollars américains n'a pas été chose facile depuis le raffermissement du dollar canadien. Gilles Labbé dit avoir trouvé la réponse à ce problème épineux au cours des dernières années. " Nous avons investi 100 millions de dollars pour acheter des équipements et moderniser nos usines. En même temps, nous investissons toujours plus de 4 % de notre chiffre d'affaires dans la R-D. C'est en plus du défi que nous avons lancé à nos employés d'augmenter la productivité de 25 % sur deux ans. "

Vince Thomson, professeur de fabrication industrielle à la Chaire Werner Graupe d'automatisation des procédés de fabrication de l'Université McGill, estime que dans les industries de pointe, il est fréquent de voir une entreprise servir des concurrents ou multiplier les alliances qui semblent contradictoires. " Ce phénomène s'explique par l'importance du risque lié aux projets, dit-il. Il en coûterait des dizaines et même des centaines de millions de dollars à chacun pour faire des offres concurrentielles aux clients. "

Depuis quelques années, ajoute le spécialiste, les projets grossissent et les délais de développement diminuent. " Si Bombardier développe un nouvel avion comme le CSeries en quatre ou cinq ans, et qu'un client lui demande de raccourcir le délai à deux ans, ce serait impossible à réaliser seul. La société ne pourrait pas embaucher deux fois plus d'employés. Il faudrait donc trouver un partenaire pour faire avancer le projet et partager le risque. "

Le professeur compare l'aérospatiale à d'autres secteurs où les coûts élevés peuvent forcer les acteurs à se montrer pragmatiques. " Regardez l'industrie de l'électronique. Il y a déjà eu un consortium Apple-IBM-Motorola pour développer le processeur PowerPC. Ils coopéraient sur une même plateforme technologique, même s'ils étaient concurrents. "

Toutefois, cette nécessité ne supprime pas le risque lié au débauchage d'employés et à la perte d'expertise lorsque les entreprises se connaissent et sont proches géographiquement. Quand un employé part chez le concurrent, il connaît les forces et les faiblesses de son ancien employeur. Encore là, Vince Thomson croit que cela fait partie des risques du métier... comme dans le monde du sport. " Vous gérez une équipe. À la fin de la saison, vous échangerez peutêtre des joueurs ou vous les laisserez partir sur le marché des joueurs autonomes. La saison suivante, votre équipe sera quelque peu différente. "

Si l'on poursuit cette même analogie, le risque est plus important dans le monde où oeuvre Héroux-Devtek que dans celui du sport. " C'est pourquoi les Packers de Green Bay ont échangé Brett Favre aux Jets de New York, au sein d'une autre division, dit Vince Thomson. Ils veulent minimiser le risque de devoir l'affronter. Mais dans l'aéronautique, le nombre d'acteurs et de projets est plus restreint. Le risque lié à la perte d'employés est plus grand ", conclut-il.

GILLES LABBÉ sera honoré le 20 novembre 2008 au Gala du Commerce en compagnie des autres Audacieux.

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