À quoi servent les valeurs ?

Publié le 01/04/2009 à 00:00

À quoi servent les valeurs ?

Publié le 01/04/2009 à 00:00

Les valeurs sont plus qu'une décoration affichée dans le hall d'un siège social. Elles servent à traverser les crises, à choisir sa stratégie d'expansion et même, à épargner de l'argent !

La vidéo a été vue 70 072 fois sur YouTube : le président des Aliments Maple Leaf, Michael McCain, faisant son mea culpa pendant une minute, les traits tirés, visiblement ébranlé. C'était le 23 août 2008. Quatre jours après que son entreprise ait été liée à l'épidémie de listériose qui a causé la mort de 20 personnes. Maple Leaf a réagi rapidement en rappelant des milliers de produits et en fermant illico l'usine fautive. Depuis, la confiance a été rétablie. À preuve, à la fin de janvier 2009, la capitalisation boursière de l'entreprise s'élevait à 1,57 G$, soit 14 M$ de plus qu'avant la crise.

Maple Leaf est citée en exemple pour sa transparence et pour la rapidité avec laquelle elle a géré la crise de la listériose. Son comportement s'explique en grande partie par une phrase : "Do what's right". C'est le premier énoncé d'une liste de valeurs que l'entreprise affiche sur son site Internet, accompagnée de la photo de Michael McCain. On comprend pourquoi l'entreprise n'a pas tardé à agir et pourquoi c'est le président lui-même, et non un porte-parole, qui s'est adressé à la population pendant la crise. Agir autrement aurait été nier la toute première valeur de cette entreprise. D'ailleurs, le 25 février, Maple Leaf a procédé à un autre rappel, celui des saucisses fumées. Une décision prise à la suite des tests supplémentaires imposés après la crise de septembre et guidée par la valeur "Do what's right".

Qu'est-ce qu'une valeur ?

Heureusement, toutefois, qu'il y avait cette valeur, car quand on parcourt la liste, les choses se gâtent... Maple Leaf ressemble à toutes les autres entreprises : elle affiche des valeurs qui n'en sont pas, comme la satisfaction de la clientèle, l'amélioration continue ou l'entrepreneuriat. "Les entreprises ne savent pas ce que sont les va-leurs. Elles les confondent souvent avec des processus et des objectifs d'affaires, alors que les valeurs relèvent de l'éthique", constate René Villemure, éthicien, fondateur de l'Institut québécois d'éthique appliquée et chroniqueur au magazine Commerce. Et en plus, elles confondent l'éthique et la déontologie. Bref, les entreprises ont tout faux ! "La déontologie, ce n'est pas non plus des valeurs ; ce sont des règles, comme l'interdiction faite aux employés d'accepter des pots-de-vin, de se droguer ou de boire sur les lieux de travail. Il y a souvent des sanctions qui accompagnent ces comportements négatifs", poursuit René Villemure.

À l'inverse, le respect, la loyauté et l'équité sont des exemples de "vraies" valeurs. Elles ont un contenu moral positif et comportent leur propre finalité. C'est-à-dire qu'elles ne sont pas un moyen d'atteindre un but, mais le but lui-même. "Une valeur ne doit pas répondre au "comment", mais plutôt au "pourquoi"", explique René Villemure.

Peu d'entreprises ont donc de vraies valeurs. Pourtant, celles-ci sont essentielles à la prise de décision éthique en temps de crise. "Quand plus aucune règle ne tient, c'est sur les valeurs que les dirigeants peuvent se rabattre pour prendre des décisions éclairées", soutient Diane Girard, professeur en éthique appliquée à l'Université McGill et responsable de l'Association québécoise des praticiens en éthique. Quand le feu est pris, on ne va pas loin avec un énoncé comme "la satisfaction de la clientèle".

L'éthique de vitrine

Même parmi les entreprises qui ont de vraies valeurs, bien peu savent les utiliser. Dans plusieurs cas, cela se limite à un exercice de relations publiques. "C'est de l'éthique de vitrine. On le fait pour bien paraître", dit René Villemure. Nortel et le fabricant de pièces d'automobile Magna sont deux exemples de cette éthique de vitrine. Chez Nortel, l'intégrité était au nombre des valeurs. Cela n'a pas empêché John Roth, le PDG surnommé par la suite "Johnny Rotten" (John le pourri), de piger dans la caisse. Quant au fabricant ontarien Magna, il se décrit lui-même comme "The Fair Enterprise" (l'entreprise équitable). Pourtant, Frank Stronach, son fondateur, continue de se verser des salaires faramineux malgré les déboires de son industrie (l'automobile) et de verser de maigres dividendes à ses actionnaires...

Si le PDG peut donner le mauvais exemple, il peut aussi en donner un bon. Chez Rona, le gardien des valeurs est Robert Dutton. Il en parle avec passion et conviction. Pour lui, sans ses valeurs, Rona ne serait pas restée en affaires aussi longtemps. "On a prédit la disparition de Rona à plusieurs reprises, mais ce n'est jamais arrivé parce que nous avons des valeurs fortes", dit-il. Ce sont le service, l'unité, le respect, la recherche du bien commun et le sens des responsabilités. Et ces valeurs ne sont pas seulement affichées dans le hall d'entrée : elles servent. C'est ce qui a guidé l'entreprise quand elle a décidé d'ouvrir ses premiers magasins à grande surface. Nous sommes en 1994. Val Royal et Molson ouvrent les premiers Réno-Dépôt. Rona contre-attaque et se lance dans l'aventure des magasins-entrepôts. La logique financière aurait voulu que l'entreprise soit propriétaire de ces mégacentres, mais Robert Dutton en décide autrement : il offre à ses marchands de se regrouper pour acheter et exploiter ces nouveaux magasins. Un processus plus long et plus complexe, mais qui s'est avéré payant. Neuf ans plus tard, Rona achetait Réno-Dépôt !

Rona : des valeurs qui rapportent

La solidarité est la valeur qui a guidé cette décision. "Rona est née d'un regroupement de quincailliers. Au cours des années 1930 et pendant les années 1970, nous avons réuni nos activités de marketing. Si nous n'avons pas eu de problème avec nos marchands à l'époque, c'est parce que nous avons continué de respecter cette valeur", soutient Robert Dutton.

Les cadres de l'entreprise ont réfléchi pendant deux ans et demi avant de mettre par écrit les valeurs de Rona, il y a dix ans. "C'est le temps que ça prend quand on veut le faire sérieusement. Si cela avait été un exercice de relations publiques, cela nous aurait pris un après-midi", dit le PDG. La crise économique qui sévit mettra au défi une fois de plus les valeurs du quincaillier. Il sera forcé de prendre des décisions difficiles. "J'ai rencontré chacun de mes cadres pour discuter avec eux de la façon dont nous allions accompagner nos employés advenant des mises à pied. Nous voulons nous assurer que cela se fasse dans le respect de la dignité des personnes", dit le président. Une autre valeur de l'entreprise.

Pauvre respect !

Le respect est sans doute la valeur la plus galvaudée et la moins respectée ! Parlez-en aux 400 anciens employés de Radio-Shack qui, en 2006, ont été licenciés... par courriel ! Ils ont eu 30 minutes pour emballer leurs affaires et quitter les lieux. Brutal ? Il y a pire. Une entreprise américaine a distribué des cartons de couleur à ses employés qu'elle avait rassemblés dans un auditorium. Selon la couleur qu'on vous avait donnée, vous restiez dans la salle ou on vous escortait vers la sortie parce que vous étiez licencié !

"Épouvantable", commente Thierry Pauchant, titulaire de la Chaire en management éthique à HEC Montréal. RadioShack s'est défendue en disant qu'elle avait agi ainsi pour respecter la vie privée de ses employés. "Une entreprise qui respecte vraiment ses employés n'aura pas peur d'établir un dialogue avec eux, même avant de les mettre à pied", répond Diane Girard, de l'Université McGill. Comment ? Une entreprise avait 1 000 employés à congédier, raconte Thierry Pauchant. "En parlant avec eux en petits groupes, les dirigeants se sont rendu compte qu'un tiers d'entre eux étaient prêts à prendre une pré-retraite, et qu'un autre tiers étaient d'accord pour réduire leur temps de travail. En fait, seulement un tiers des employés posaient problème pour l'enreprise." En agissant en fonction de sa valeur - le respect - , cette entreprise n'a pas pénalisé des employés inutilement en les licenciant, alors que certains d'entre eux étaient prêts à accepter une pré-retraite. Elle a aussi limité le degré de stress de ses cadres, car ils ont eu moins de licenciements à faire. Sans compter que sans cette valeur de respect, l'entreprise aurait pu perdre des employés performants. Vu ainsi, le respect n'est plus un concept abstrait, mais un outil stratégique et une aide à la prise de décision.

"Le problème avec le respect, c'est qu'il n'est pas défini. Est-ce le respect des gens ? Le respect des choses ? Les entreprises doivent réfléchir à la manière dont elles veulent décliner cette valeur", dit René Villemure. Cascades l'a fait. Sur son site, on peut lire que le respect, c'est : "Considérer ses employés comme des partenaires", "Faire preuve d'empathie envers ses partenaires", et "Traiter ses partenaires avec considération, diplomatie et humilité".

Vidéotron aussi définit la notion de respect. Sa définition est on ne peut plus clair : traiter les clients comme nous aurions aimé être traités. Par contre, comme Maple Leaf, ça se gâte par la suite avec des valeurs aussi floues que "franchise et rigueur".

Des valeurs sous-utilisées

En plus d'éprouver de la difficulté à définir leurs valeurs, plusieurs entreprises limitent la portée de celles-ci à certaines activités ou à quelques services. Cela semble être le cas chez Hydro-Québec. On y trouve des valeurs qui en sont vraiment, toutefois, celles-ci ne sont pas utilisées à leur plein potentiel. L'exercice s'est arrêté à mi-chemin, soit au service de ressources humaines. Dans cette entreprise, les valeurs servent surtout à attirer, à motiver et à évaluer les employés, comme l'explique Maurice Charlebois, vice-président exécutif Ressources humaines et services partagés chez Hydro-Québec. Prochaine étape : faire sortir les valeurs des RH pour qu'elles influencent aussi la stratégie globale de l'entreprise et toutes ses décisions. "Avoir des valeurs, ça ne vaut pas grand-chose quand elles restent dans le même carré de sable", croit René Villemure.

Parfois, il faut sortir ses valeurs du carré de sable. Et parfois, il faut s'interroger sur leur pertinence. Parlez-en au plus important employeur québécois, Desjardins. Les valeurs de Desjardins datent de 1987. Elles ont été choisies lors d'un congrès rassemblant 3 000 délégués. Toutefois, les temps changent, la concurrence entre les banques est forte et les valeurs coopératives sont remises en question. "Cela nous pose de grands défis, reconnaît Pauline D'Amboise, secrétaire générale du Mouvement Desjardins. Nous cherchons constamment à concilier les enjeux économiques et sociaux, une exigence que n'ont pas nos concurrents." Sans renier ses valeurs, Desjardins sent le besoin de les actualiser pour mieux faire face aux réalités du marché.

Avoir des valeurs, c'est utile, certes, mais c'est aussi exigeant. "Cela veut également dire que si un employé vole, on ne le congédiera pas sur-le-champ. On essaiera plutôt de comprendre son geste..." explique Diane Girard. Est-ce pour cette raison que certaines entreprises choisissent volontairement de s'en tenir à des énoncés généraux ? Chez BCE, par exemple, sous la section "responsabilité d'entreprise", il est question d'"améliorer le bien-être de la société". Tandis que Quebecor se décrit comme une entreprise "humaniste responsable".

D'autres entreprises préfèrent se doter d'un autre genre d'outil. Ainsi, AbitibiBowater s'est donné des principes fondamentaux. "Pour nous, les valeurs portent trop à interprétation. Nous voulions quelque chose qui pourrait être affiché dans nos usines et compris par tous nos travailleurs", explique Pierre Choquette, directeur des relations gouvernementales et des affaires publiques pour le Québec.

Le principe le plus important chez ce fabricant de pâtes et papiers est d'assurer la sécurité et la santé de ses travailleurs, "au-delà des lois", tient à préciser Nicolas Pednault, directeur de la santé et sécurité pour toutes les activités canadiennes de ce géant du papier. "Notre culture d'entreprise est fondée là-dessus. On le fait d'abord pour l'être humain, pas pour des raisons financières." AbitibiBowater n'a peut-être pas de valeurs véritables, mais elle a un sens de l'éthique, ce qui est un début. Assurer la santé et la sécurité peut coûter cher, mais l'entreprise y gagnera en réduisant ses coûts en santé et sécurité, et en s'assurant de garder ses meilleurs employés et d'en attirer d'autres. "AbitibiBowater accepte de perdre à court terme pour gagner à long terme ; c'est le propre des entreprises éthiques", dit René Villemure.

Pourtant, très souvent, les entreprises qui ont de bonnes valeurs ont aussi de bons résultats. Elles obtiennent ce que l'on pourrait appeler le ROV (Return On Value), un ratio encore intangible, mais pourtant bien réel. René Villemure, lui, a baptisé, "taxe anéthique" (le rendement des valeurs). L'éthique ne permet pas de faire de l'argent, mais elle peut éviter des pertes. "Pendant une partie de hockey, on admire toujours plus le meilleur marqueur que le gardien de but. Pourtant, l'issue de la partie repose souvent sur ce dernier. L'éthique et les valeurs, c'est le gardien de but." Le prochain exercice financier nous dira ce que vaut le gardien de but de Maple Leaf.

Ne manquez pas le mois prochain la suite de ce dossier : les témoignages de ceux qui sont confrontés à des dilemmes éthiques.

kathy.noel@transcontinental.ca

ILLUSTRATIONS : MICHEL ROULEAU

QUELQUES PDG DES PLUS GRANDES ENTREPRISES QUÉBÉCOISES ET LEURS VALEURS

Thierry Vandal, président et chef de la direction, Hydro-Québec: RESPECT DES EMPLOYÉS

Monique F. Leroux, présidente, Mouvement Desjardins: SOLIDARITÉ

Denis Richard, président,

La Coop fédérée: HUMANISME

Pierre Beaudoin, président et chef de la direction, Bombardier: ENGAGEMENT VERS L'EXCELLENCE

Louis Vachon, président et chef de la direction, Banque Nationale: INTÉGRITÉ

Robert Dutton, président et chef de la direction, Rona: SERVICE

Moya Greene, chef de la direction, Postes Canada: SATISFACTION DES CLIENTS

David J. Patterson, président du conseil, président et chef de la direction, AbitibiBowater: SÉCURITÉ ET SANTÉ

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