Sabrer avec doigté

Publié le 01/05/2009 à 00:00

Sabrer avec doigté

Publié le 01/05/2009 à 00:00

La récession force les gestionnaires à sortir le sabre. Cinq avocats expliquent à quel point l'équilibre est délicat à maintenir entre les enjeux financiers, légaux et humains.

En décembre 2008, les employés de Bell Helicopter Textron Canada ont appris que leur semaine de travail serait réduite à quatre jours afin de ralentir la cadence de production de 20 %. L'entreprise doit composer avec une diminution de la demande d'hélicoptères et une accumulation des stocks. Deux mois plus tard, en février, l'entreprise fait une nouvelle annonce, plus draconienne. Cette fois, il est question de la mise à pied temporaire de 500 employés, essentiellement des cols blancs, parce que les clients reportent des commandes.

Bell Helicopter a choisi la bonne approche. Elle a su jongler avec une main-d'oeuvre sous-utilisée dans un contexte économique imprévisible. Tous les avocats spécialisés en restructuration vous le diront : avant de licencier un employé, il vaut mieux tenter une approche qui permette de maintenir un lien d'emploi avec lui. Bell Helicopter l'illustre parfaitement puisque à la fin avril, à la suite d'une reprise de ses activités, elle a rappelé les trois quarts des employés qu'elle avait mis à pied temporairement. "On réduira les heures ou on supprimera un quart de travail. Toutes sortes de mesures sont envisageables pour alléger les coûts dans l'espoir que les choses s'améliorent", commente Me Rachel Ravary, associée au cabinet McCarthy Tétrault. À l'instar de plusieurs de ses collègues, celle-ci est une apôtre de cette approche progressive quand l'économie se resserre.

Son confrère François Côté, associé chez Ogilvy Renault, rappelle que la première erreur d'un gestionnaire consiste à prendre trop rapidement des décisions qui auront un impact à long terme. "Une entreprise n'a pas intérêt à voir ses employés se volatiliser", explique Me Côté. Il existe des solutions de rechange, ajoute-t-il. Ainsi, pour diminuer la semaine de travail tout en réduisant les conséquences sur les employés, l'entreprise peut profiter de programmes fédéraux sur le temps partagé. L'employeur paie quatre jours de travail, et l'assurance-emploi assume la cinquième journée.

Certains exercices de rationalisation mènent à une réduction du temps de travail de quelques jours par semaine. D'autres, à une réduction d'une semaine entière !MeRavarycite l'exemple suivant. "Une société minière a des coûts de production très élevés, mais la portion salariale est minime par rapport au reste des coûts. Il est donc possible de suspendre l'exploitation tout en versant les salaires. Techniquement,c'estune modification des conditions fondamentales de travail, cependant, dans ce contexte précis, rares sont les employés qui s'en plaindront !"

Cette situation est toutefois exceptionnelle. Sauf dans le cas où les employés sont payés pour rester à la maison,unemodification importantedesconditions de travail faite dans le but de réduire les dépenses a des conséquencespotentiellement néfastes sur le plan légal.Parexemple,toute tentative de mettre à pied un employé "indésirable" peut entraîner une plainte pour congédiement déguisé selon la Loi sur les normes du travail et le Code civil du Québec.

Le groupe immobilier Trust Royal l'a appris à ses dépens quand la Cour suprême a rendu une décision clé en 1997. Lorsque les postes de gérants régionaux ont été abolis en 1984, David Farber avait été rétrogradé à un poste de directeur de succursale. Toutefois, le plus haut tribunal du pays a jugé que la modification substantielle de ses tâches et l'absence d'un salaire de base garanti constituaient un congédiement déguisé.

Luc Deshaies, associé au cabinet Gowling Lafleur Henderson, explique que "même si ce n'est pas intentionnel ou malicieux, un changement peut être perçu comme un congédiement déguisé. Même si David Farber pouvait peut-être gagner plus avec une rémunération fondée sur le rendement, son contrat de travail avait été dénaturé !"

Pour éviter cet obstacle, certaines entreprises effectuent des licenciements collectifs au lieu d'abolir certains postes. "Quand la réorganisation s'applique à tous plutôt qu'à un individu, on s'assure d'avoir un impératif d'affaires à titre d'explication", résume Me Côté, de chez Ogilvy Renault. C'est ce qu'on voit partout au Québec depuis quelques mois, alors que des dizaines de milliers d'emplois ont disparu. Si les licenciements semblent faciles à faire lorsqu'on lit les manchettes, ils causent leur part de maux de tête. Deux pièces maîtresses protègent les employés contre les abus potentiels.

En premier lieu, la Loi sur les normes du travail limite une mise à pied temporaire à un maximum de six mois. La Loi prescrit l'envoi d'un préavis de huit semaines pour le licenciement collectif de 10 à 99 per-sonnes.Unpréavisde 12 semainesestexigé pour le licenciement de 100 à 299 employés, et un préavis de 16 semaines pour celui de 300 employés et plus. Ces pré-avis, conformes à la tradition judiciaire française, ont pour but de donner un délai raisonnable au travailleur pour trouver un nouvel emploi.

En deuxième lieu, le Code civil garantit l'intégrité d'un contrat de travail. Tous les employeurs necomprennentpas ces obligations, déplore PhilippeVachon,avocat associé au cabinet Borden Ladner Gervais. "La plupart des entreprises ne prévoient pas la restructuration suffisamment à l'avance et se trouvent forcées d'agir àladernièreminute, payant des indemnités de départ considérables pourunlicenciement collectif. Il peut s'agir de millions de dollars."

Les 8 à 16 semaines sont des délais minimums, prévient Me Vachon. "Plus le poste occupé par l'employé est élevé dans la hiérarchie, plus la période de préavis est longue, étant donné la difficulté accrue de se trouver un nouvel emploi. Un vice-président au marketing qui gagne 150 000 dollars par an a besoin de plus de temps qu'un représentant. Si son emploi précédent était stable et qu'on l'avait attiré en lui promettant mieux, ce sera aussi considéré. Et plus l'employé licencié est âgé, plus le délai s'allonge."

Comme la difficulté de trouver du travail fait partie des critères d'indemnisation, les licenciements de 2009 sont plus coûteux que ceux des récessions de 1981-1983 et de 1989-1990. "Ce qui est particulier à l'heure actuelle, dit Me Ravary, c'est la réduction de main-d'oeuvre spécialisée. Nous voyons beaucoup de mises à pied d'ingénieurs en aérospatiale et en télécommunications. Bon nombre d'employés qualifiés auront de la difficulté à se trouver du travail."

Me Vachon souligne que les conséquences du baby-boom font aussi grimper les dépenses de restructuration. "Les travailleurs sont plus âgés en raison du vieillissement de la population, ils ont accumulé plus d'ancienneté. Les licenciements coûtent donc plus cher qu'auparavant. Un de mes clients a dû débourser près d'un demi-milliard de dollars récemment afin de se restructurer."

Pour finir de dresser le portrait de la situation, notons que la jurisprudence québécoise s'est progressivement ajustée à celle des autres provinces en ce qui a trait aux indemnités de licenciement. "Il y a 10 ans, je vous aurais dit que, toutes situations confondues, le dédommagement maximum à payer était de 12 mois de salaire, précise Me Vachon. La barre se trouve maintenant à 24 mois. J'ai récemment conseillé des clients sur les grilles d'indemnités à utiliser pour traiter tous les employés de façon équitable. Il n'est pas rare que je recommande le maximum."

Et gare à ceux qui chercheront à contourner les règles, prévient Me Côté, du cabinet Ogilvy Renault. Le prix ne fera qu'exploser quand une plainte se rendra devant la Commission des relations du travail. "Même si nous avons un dossier solide et que nous avons de bonnes chances de gagner en deux ans, il en coûtera tout de même plusieurs milliers de dollars. Le compteur tourne vite. Si nous perdons, le salarié reçoit son salaire depuis la date du licenciement et il est réintégré. Sinon, il a droit à une indemnité compensatoire. Celle-ci peut atteindre des dizaines de milliers de dollars et, dans certains cas, des centaines de milliers de dollars !"

Comme la crise économique a été impossible à prévoir pour la plupart des économistes et des gestionnaires, les dirigeants peuvent-ils alléguer qu'ils n'ont pas les moyens de donner de longs préavis ou de payer les indemnités exigées ? C'est la question que pose Me Deshaies, de chez Gowlings. "Depuis 25 ans, les tribunaux n'ont pas tenu compte de la capacité de payer. Cela risque-t-il de changer ? L'employeur aurait à démontrer qu'un long préavis le mettrait en péril." Me Ravary, du cabinet McCarthy Tétrault, est catégorique à ce sujet. "Les règles du jeu ne changent pas. Nous pourrions même voir l'inverse ! Les tribunaux peuvent, par exemple, décider que dans le contexte actuel, il sera plus difficile de se trouver de l'emploi. Le marché est tellement restreint que cela pourrait justifier une augmentation du délai de préavis."

Toutefois, il ne faut pas sauter trop vite aux conclusions, assure Me Ravary. "Il faudra des mois avant que des décisions liées à cette crise soient prises par les tribunaux. Mais habituellement, ils ne sont pas très réceptifs aux arguments économiques. L'employeur a toujours plus de ressources que l'employé." "Les gestionnaires sont censés prévoir les difficultés économiques, ajoute Me Côté. Si j'avais à plaider une cause de ce type, je tenterais de dire que la situation est suffisamment exceptionnelle pour que je ne l'aie pas vu venir, cependant, ce type de plaidoyer n'a pas été essayé encore."

Si ce débat suscite l'intérêt de la communauté juridique, Me Vachon ne croit pas qu'il débouchera sur un gain pour les employeurs. La législation a un statut presque intouchable. "Les dispositions sont inscrites dans la loi d'abord et avant tout afin de protéger les salariés. La Loi sur les normes du travail est d'ordre public, et l'article du Code civil qui touche le même sujet est considéré d'ordre public depuis l'an dernier par la Cour suprême."

Quelle est donc la solution quand la récession crée une situation d'urgence ? "Que la société passe par une réorganisation, un refinancement ou par la Loi sur la faillite et l'insolvabilité, répond Me Vachon, ce n'est pas le problème de l'employé. Il n'y a pas d'exception, et je souhaite bonne chance à ceux qui allégueront le contraire."

Le recours à la protection des tribunaux pour éviter la faillite peut s'avérer avantageux, estime Nancy Boyle, avocate chez BCF. "Cela facilite les choses, comme nous l'avons vu dans le dossier de TQS. Le juge a certains pouvoirs pour revoir les conditions d'emploi avec les syndicats." Il faut toutefois comprendre que cette mesure de dernier recours est une lame à deux tranchants. "Il faut quand même se trouver dans une situation de faillite, précise Me Boyle. Et si le plan de restructuration est refusé, vous perdez le contrôle de l'entreprise, ce qui vous place de facto en faillite."

La recette miracle d'une restructuration reste peut-être de proposer les mesures de restructuration à l'avance aux employés. Ceci dans le but de les faire accepter au lieu de les imposer. Les sacrifices volontaires protègent donc contre un important risque légal. "Si je vous dis : "Voici mes contraintes, j'aimerais procéder à des changements à vos conditions de travail" et que vous trouviez ces changements raisonnables, nous ne parlons plus de congédiement déguisé, illustre Me Ravary. À partir du moment où les employés les acceptent explicitement et qu'ils continuent à travailler sans protester, il n'y a aucun problème. C'est l'idéal."

Cette solution devient toutefois plus difficile à utiliser avec un grand nombre d'employés, reconnaît Me Ravary. "Faut-il négocier des conditions différentes pour chacun ? Cela crée des situations impossibles à gérer. Par contre, les employés sont conscients du contexte et ils pourraient être prêts à accepter des modifications normalement jugées impensables."

Quels que soient les choix effectués par les dirigeants, Me Vachon suggère de prévoir pour l'avenir. Une restructuration réussie passe obligatoirement par la motivation des troupes restantes. "Ce n'est pas tout de licencier la moitié du personnel, dit-il. Il faut aussi conserver l'autre moitié ! Des employés clés craindront de se faire licencier eux aussi et se mettront à chercher du travail ailleurs. Il faut envoyer les bons messages et encourager ceux qui restent pour qu'ils gardent l'envie de donner toute leur énergie à l'entreprise."

Me Vachon ne pense pas que tous ses clients comprennent ce message crucial. "Quand les dossiers arrivent sur mon bureau, les dégâts sont déjà faits. Pourtant, si on fait bien les choses, la restructuration devient un beau tremplin."

Surtout si on sait plonger avec grâce.

finances@munger.ca

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