Les principes, ça sert quand ça fait mal


Édition du 13 Octobre 2018

Les principes, ça sert quand ça fait mal


Édition du 13 Octobre 2018

[Photo : 123RF]

Ah ! Qu'on en a eu des leçons d'éthique et de morale pendant la récente campagne électorale ! Des «tolérance zéro», des poutres et des pailles dans les yeux des uns et des autres, allant des conflits d'intérêts aux soupçons de corruption.

Encore une fois, on a pu constater que les principes sont comme certains matériaux : leur utilité résulte principalement de leur élasticité. On se drape dedans quand ça va bien, mais quand un principe est vraiment en jeu, apparaissent les contorsions et les compromissions. Il arrive que des accommodements, plus ou moins raisonnables, se fassent d'abord avec la conscience.

De la malléabilité des principes

Les politiciens n'ont pas le monopole de cette souplesse. La Russie n'a accepté de se conformer qu'à une des deux conditions (et encore !) imposées par l'Agence mondiale antidopage (AMA) en vue de sa réintégration. Pas grave : en se contorsionnant et avec un vocabulaire créatif, l'AMA a pu faire «comme si» et réintégrer les Russes, en promettant bien sûr de les surveiller.

Des entreprises, grandes ou petites, ont aussi des principes adaptables. Vous avez formulé une règle de tolérance zéro en matière d'intimidation sexuelle ou psychologique ? Fort bien, vous pouvez vous en féliciter. Mais que faites-vous si le délinquant sexuel est l'étoile montante de votre organisation, identifié comme votre successeur ? Si l'intimidatrice est votre meilleure vendeuse, qui a développé des relations de confiance avec les clients qui représentent 40 % de vos ventes... en marchant sur les pieds de quelques collègues ? Tentant, n'est-ce pas, de transformer «tolérance zéro» en tolérance tout court ? De trouver des «solutions», des accommodements en échange de fermes propos de ne pas recommencer ?

Vous avez bien fait, aussi, de vous doter d'une politique refusant toute forme de corruption. Mais si votre client étranger vous fait comprendre que les règles, chez eux, sont «différentes» ? Si vous constatez que tout le monde le fait ? Que jamais vous n'aurez un contrat dans cette région du monde sans graisser quelques pattes ? Bien sûr, vous rationaliserez pareils comportements en vous disant que 20, 200 ou 1 000 employés ont besoin de ces contrats pour faire vivre leur famille...

Le difficile passage de la parole aux actes

Comme les politiciens, les régulateurs du sport, les chefs d'entreprise, les conseils d'administration, tous, nous affichons des principes, des valeurs, des codes et des règles de conduite. Nous nous élevons volontiers en parangons de vertu. Mais avons-nous vraiment réfléchi à la portée de ces engagements ? Car il s'agit bien d'engagements.

Quelle est l'élasticité de nos principes ? S'arrêtent-ils au respect de la loi ? Sont-ils mis en veilleuse lorsqu'ils entraînent un coût pour l'entreprise ? Ou pour ses dirigeants ? Ou pour nous ? Nos principes changent-ils lorsque la survie de notre entreprise, de notre propre carrière, en dépend ? Nos principes tolèrent-ils que nous trichions si notre concurrent triche ?

Plus cyniquement encore, nos principes prennent-ils du mou quand nous sommes sûrs (à tort ou à raison) que nous serons «pas vus, pas pris» ? Bref, l'application de nos principes est-elle négociable selon les circonstances ?

Nous sommes tous vulnérables aux principes à géométrie variable. Nos exigences à l'égard de nous-mêmes s'ajustent aux circonstances. Dire le contraire serait manquer de lucidité - ou d'honnêteté. À vrai dire, bien peu d'exigences morales sont vécues comme un absolu. Notre société relativise même le principe du respect de la vie humaine. Légitime défense, obéissance aux ordres, dignité de fin de vie et, en trop d'endroits encore, la mort infligée par tribunal interposé - la peine de mort.

Voilà autant d'éléments qui permettent de négocier avec un principe pourtant reconnu de façon absolue par la Déclaration universelle des droits de l'homme.

Les principes : quand ça fait mal

Tous, pourtant, nous devons nous fixer des limites infranchissables ; des exigences non négociables. Des comportements qui susciteront notre indignation - pas seulement chez les autres, mais chez nous aussi. Des comportements incontournables, impossibles à rationaliser, même s'ils entraînent un coût. Même s'ils mettent en péril la survie de l'entreprise ou notre propre intégrité financière. Faire ce qu'il faut ou, comme disent les anglophones, doing what's right.

Pas de collusion, ça veut dire jamais de collusion, peu importent les circonstances ; ne pas vendre de nourriture avariée, ça veut dire ne jamais sciemment vendre de nourriture avariée et toujours se donner les moyens de prévenir de telles ventes - peu importent les circonstances. Tolérance zéro, ça veut dire tolérance toujours zéro, même si ça implique de se séparer d'un pilier du caucus, un député ministrable et assuré de son élection.

Les principes, ça sert surtout quand leur application fait mal. Le reste du temps, c'est à peine plus que du verbiage. Si on n'est pas prêt à cet absolu, il vaut mieux se garder de claironner.

Quand on n'a pas de principes non négociables, quand on a perdu sa capacité de s'indigner de comportements qui transgressent ces limites, on entre dans une dérive qui, tôt ou tard, finit par nous perdre. C'est vrai des individus ; c'est vrai des entreprises et des organisations ; c'est vrai des partis politiques et des gouvernements ; c'est vrai d'une société.

À propos de ce blogue

Pendant plus de 20 ans, il a été président et chef de la direction de Rona. Sous sa gouverne, l'entreprise a connu une croissance soutenue et est devenue le plus important distributeur et détaillant de produits de quincaillerie, de rénovation et de jardinage au Canada. Après avoir accompagné un groupe d'entrepreneurs à l'École d'entrepreneurship de Beauce, Robert Dutton a décidé de se joindre à l'École des dirigeants de HEC Montréal à titre de professeur associé.

Robert Dutton
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