Élections présidentielles: quand l'Amérique paye sa fracture

Publié le 13/11/2016 à 09:30, mis à jour le 14/11/2016 à 17:30

Élections présidentielles: quand l'Amérique paye sa fracture

Publié le 13/11/2016 à 09:30, mis à jour le 14/11/2016 à 17:30

Présentée comme la révolte des sans-grade, l'élection de Donald Trump c'est d'abord l'histoire d'une fracture ouverte au cœur de l'Amérique. Ces graphiques qui dépeignent les sondages de sortie des urnes l'illustrent parfaitement. Plonger à l'intérieur, c'est se faire à l'idée que les choses sont toujours plus complexes qu'elles n'en ont l'air... 

Au moment d'analyser les raisons d'une victoire surprise comme celle de Donald Trump, il est toujours judicieux de commencer en se plongeant dans les sondages de sortie des urnes publiés par l'Edison Research for the National Election Pool.

Même si les chiffres sur lesquels elles se basent sont incomplets et même si elles peuvent souffrir des mêmes biais que les sondages pré-électoraux, ces études sont d'ordinaire solides puisqu'elles se basent sur des votes effectifs et non des intentions, mais surtout parce qu'elles sont le résultat d'une vaste enquête portant sur 25000 électeurs interrogés dans 350 points de vote du pays. On y trouvera donc rarement des réponses définitives, mais souvent un début d'explication (il faudra attendre les chiffres définitifs du US Census Bureau pour avoir une image encore plus nette de la situation).

Ce que dessinent les statistiques 2016, c'est évidemment le portrait d'un pays fracturé en deux. On sait déjà depuis un moment que les États-Unis sont profondément divisés idéologiquement, séparés à part presque égales entre républicains et démocrates. Mais cette année, étant donné l'enjeu et la polarisation des débats, l'effet de cette division semble encore plus saisissant: il y a là deux Amériques qui semblent se toiser et s'ignorer.

Les données présentées dans ce graphique disent tout de la faille sismo-idéologique qui zèbre le pays. Si les femmes avaient été les seules à voter, Hillary Clinton l'aurait facilement emporté (54% contre 42%). Elle aurait été encore plus largement élue si seuls les jeunes s'étaient rendus aux urnes (55% contre 37%). Et dans des proportions encore plus considérables si seuls les "non-blancs" avaient voté. A contrario, si seuls les plus de 45 ans, les femmes "blanches" ou les hommes "blancs" avaient participé, c'est triomphalement que Donald Trump aurait été porté à la Maison Blanche (ils ont été respectivement 53%, 62% et 63% à voter républicain).

Et cette rupture au sein de l'électorat se fait encore plus spectaculaire lorsqu'on inclut des données comme celles des diplômes obtenus, de la rémunération, du lieu d'habitation, des préoccupations, de la religion ou de la vision du libre-échange. Ceux qui gagnent plus de 50000 $US par an (soit 64% des votants) ont voté majoritairement Trump (à 49%), alors que ceux qui gagnent moins de 50000 $US par an (soit 36% de l'électorat) ont préféré Clinton (à 52%). 58% de ceux qui ont une maîtrise ou un doctorat ont également plébiscité la démocrate. 62% des habitants de petites villes ont choisi le républicain. Et ainsi de suite...

Plus que jamais, les USA apparaissent aujourd'hui dans un état désuni.

Prise de recul

C'est de ce schisme que la candidature inédite et clivante de Donald Trump a su tirer profit. Au prix d'un iconoclasme comme l'Amérique n'en avait jamais vu, il a fait une percée dans la population "blanche" de la classe moyenne inférieure, qui vit loin des grandes villes, est peu diplômée et se sent abandonnée par le système et les élites. Ce sont ces travailleurs américains, nombreux dans la vieille ceinture industrielle dites du «Rust Belt», qui ont finalement fait basculer des swing states cruciaux comme l'Ohio, la Pennsylvanie, le Wisconsin et a priori le Michigan, tous pourtant acquis à Barack Obama en 2008 et 2012.

Mais le poids que cette indéniable bourrasque populaire a eu dans le résultat final est-il suffisant pour expliquer la défaite d'Hillary Clinton? Ou plutôt: traduit-il nécessairement une profonde dynamique anti-système comme certains l'ont évoqué au lendemain du scrutin?

Une analyse des données des élections de 2012 nous conduit sinon à réfuter cette conclusion (ce serait idiot), du moins à la relativiser. En comparant les statistiques de cette année avec celles d'il y a 4 ans, on dépasse la simple photographie de l'électorat pour observer son mouvement.

Que constate-t-on côté républicain? D'abord, que la proportion d'électeurs hommes et femmes n'a quasiment pas varié d'une élection à l'autre à l'échelle nationale (53% des uns et 42% des autres ont voté conservateur, contre respectivement 52% et 44% en 2012). Donc que s'il y a eu un effet «1ère femme présidente des États-Unis» dans un sens ou un autre, il est resté marginal  au niveau de ce sous-groupe.

Même la proportion d'électeurs «blancs» qui a choisi le camp des rouges, cette tranche de la population grâce à laquelle Trump a fait la décision, n'a pas vraiment évolué en 4 ans (pour tout dire, elle a même reculé de 1 point entre 2012 et 2016). Étonnamment, c'est d'ailleurs dans les groupes ethniques dits minoritaires que le parti républicain a progressé (de 2 points). Malgré tout ce qui a pu être dit et écrit sur le racisme du candidat, les faits sont là: Trump a fait mieux que son prédécesseur Romney chez les "noirs" et les "hispaniques".

Quand on s'intéresse aux salaires moyens, le bilan est plus contrasté. La tranche des plus pauvres (30.000 $US et moins) a spectaculairement progressé cette année côté républicain (+6 par rapport à 2012), alors que celle des salaires compris entre 100.000 $US et 200.000 $US a régressé (-6) --phénomène somme toute logique lorsqu'un candidat populiste appelle à renverser la table. Les autres tranches salariales qui représentent l'essentiel du corps électoral américain ont bougé mais de manière plus marginale.

Dans l'ensemble, comme le montre ce graphique du New York Times, on constate néanmoins cette année un déplacement des moins de 50.000 $US vers la droite de l'échiquier et des plus de 50.000 $US vers la gauche. Et en élargissant l'échelle jusqu'à 2004, il est clair qu'on assiste à un recentrage de l'électorat républicain le plus fortuné. Un recentrage qui ne remet pas pour autant en cause le rapport de force électoral dans le pays.

La plupart des indicateurs retenus ici conduisent en effet à la même conclusion: à quelques exceptions près, la composition de l'électorat républicain à l'échelle nationale est restée fidèle à elle-même. Même s'il y a clairement eu des mouvements électoraux, l'Amérique conservatrice, blanche (à 58% alors qu'elle représente 69% des votants), masculine (à 53%), qui gagne plus de 50000 $US par an (à 49%, alors qu'elle représente 64% des électeurs) a voté majoritairement pour le camp républicain. Et les plus modestes, les femmes et les minorités contre. Comme en 2012. Comme d'habitude.

Autrement dit, même si le parti a emporté le collège électoral grâce à un déplacement d'une part du vote populaire dans des territoires clés et désoeuvrés, à l'échelle nationale il a d'abord bâti sa victoire sur les fondamentaux de son électorat. Même si un puissant cri de détresse s'est fait entendre autour des grands lacs, on est encore loin de la lame de fond contestataire des cols bleus, de cette grande vague de colère anti-système décrite ici ou là.

Des démocrates sur le reculoir

Non, si valse électorale il y a eu, c'est bien plus du côté démocrate qu'il faut la chercher.

D'abord, et c'est important de le garder en mémoire, ce mouvement de l'électorat populaire du «rust belt» vers les républicains ne date pas de cette année: il a été amorcé il y a 4 ans. Aussi nette fut-elle, la victoire en trompe-l'oeil de Barack Obama a pavé la voie à la déroute d'Hillary Clinton. Les deux graphiques du New York Times ci-dessous (visibles dans leur intégralité ici et ici, on vous les recommande) témoignent à merveille de cette réalité statistique: le vent rouge a commencé à se lever en 2012. Il aura fallu deux élections pour effacer des tablettes la déferlante libérale de 2008.

Crédit: New York Times

Ceci posé, la situation s'est clairement aggravée cette année côté démocrate. La part des hommes qui a voté bleu a baissé de 4 points par rapport à 2012, quand celle des minorités ethniques s'est effondrée de respectivement 5 points chez les "noirs", 6 chez les "hispanos" et 8 chez les "asiatiques", annulant de facto l'effet Obama de 2008 et 2012. Le même phénomène a touché le vote des plus jeunes (recul de 5 points) et des moins fortunés (10 points de moins). Sans parler de l'abstention en hausse de 1,6 points à 43,1% (chiffre à relativiser cependant: la participation dans les swing states remportés par Trump a été la même qu'il y a 4 ans).

Même si Hillary a in fine remporté le vote populaire avec environ 400.000 voix d'avance, un tel déchet, notamment dans les swing states, a mécaniquement réduit sa marge de manoeuvre au niveau du collège électoral.

Reste une question: où sont allés ces % démocrates puisqu'ils n'ont visiblement pas tous été captés par les républicains? La réponse se cache peut-être dans les zones grises de nos deux graphiques: vers les autres partis dont personne ne parle jamais.

Là se trouve le second évènement de cette campagne. Contre toute attente, le candidat libertarien Gary Johnson, la candidate verte Jill Stein et d'autres ont attiré à eux une quantité non négligable des suffrages: 5% à 6% à l'échelle nationale au dernier pointage, alors que les petits partis avaient fait moins de 2% en 2012. Même s'il est toujours hasardeux d'affirmer avec certitude vers laquelle des deux grandes formations ces 5 à 6 millions de voix seraient allées, tout indique qu'elles auraient choisi majoritairement le camp démocrate.

Alimentés par le rejet d'Hillary Clinton et de Donald Trump, les petits partis ont construit leur succès dans l'ombre des grands débats et des médias, attirant à eux ceux qui refusaient la polarisation contrainte et forcée de cette campagne. Le tout sans faire le moindre bruit: traditionnellement, comme le souligne le Time, ce n'est que lorsqu'on s'approche du terme de l'élection que l'attrait pour ces partis grimpe, ce qui rend l'évaluation de leur poids réel très volatile.

Le comportement des plus jeunes est vraiment symptomatique de ce qui s'est passé cette année: si la part républicaine de cette génération n'a pas bougé d'un iota entre 2008 et 2012 (37%), sa part démocrate a reculé de 5 points (de 60% à 55%) pendant que sa part «partis alternatifs/NSP» a augmenté de... 5 points. Attention, ça ne veut pas nécessairement dire qu'il y a eu un report systématique sur les verts ou les libertariens (beaucoup se sont réfugiés dans l'abstention, modifiant du même coup le poids de chaque formation politique), mais le symbole est fort.

Ne pas conclure trop vite

Ne reste plus qu'à faire les calculs. Quand on sait qu'Hillary a perdu le Wisconsin de 1%, la Pennsylvanie de 1,2%, le Michigan de 0,3% et la Floride de 1,3%, autant d'états-pivots où Jill Stein et Gary Johnson ont attiré à eux entre 3% et 5% du vote, les bouc-émissaires de cette défaite démocrate sont vite trouvés. Un peu trop vite même.

S'en prendre à eux, comme certains médias et électeurs l'ont fait ces jours-ci de manière hâtive, c'est se tromper de cible. Stein et Johnson n'ont volé aucune voix, ils n'ont fait que profiter de la faible adhésion suscitée par Hillary Clinton et dans une moindre mesure Donald Trump. Là où le charisme d'Obama avait réussi à éteindre ces partis satellites, l'image des deux candidats les ont simplement réactivés.

Mais poussons plus loin la politique-fiction: et si les électeurs de Stein et Johnson avaient été obligés de voter pour l'un des deux principaux candidats? Un récent sondage mené par The Economist / YouGovPoll a testé cette théorie et ses conclusions sont dévastatrices: 25% des électeurs de Stein et Johnson auraient donné leur voix à la démocrate, 15% auraient choisi Donald Trump... et 60% seraient restés à la maison. Sortez la calculatrice et fermez le ban: avec un report aussi faible dans les swing states, Clinton n'aurait jamais refait son retard.

Voilà en tout cas qui nous renvoie aux plus belles heures du psychodrame de 2000, lorsque le populaire candidat vert Ralph Nader avait été accusé d'avoir donné la victoire à Bush Jr aux dépens d'Al Gore. Une analyse controversée qui dissimulait déjà mal le vrai problème: jugé trop distant, trop froid, par rapport à son prédécesseur Bill Clinton, et refusant obstinément de s'inscrire dans sa roue, Al Gore avait lui aussi peiné à susciter l'adhésion de la base démocrate. Symboliquement, la participation avait d'ailleurs été historiquement faible cette année-là (55,3%), un phénomène qui semble davantage corrélé aux performances des libéraux qu'à celles des conservateurs (voir 1er graphique graphique ci-dessous). Comme souvent, l'histoire se répète sans servir de leçon...

En l'occurence, et c'est tout ce qu'il faut garder en tête à l'heure des bilans, au lieu de profiter du petit million de voix perdu par le parti républicain entre 2012 et 2016, le parti démocrate en a égaré lui quelque 5 à 6 millions entre les petits partis et l'abstention (voir 2e graphique ci-dessous). Une contre-performance insurmontable.

Lire cette victoire de Donald Trump sous l'angle exclusif d'une montée irrépressible d'un nouveau mouvement anti-système venu de la base du peuple, ou cet échec d'Hillary comme un «friendly fire» de petits partis vaguement inutiles, sont donc les deux facettes d'un même raccourci intellectuel: les conclusions sont rarement aussi évidentes en politique.

Primo, si c'est bien le vote ouvrier qui a finalement fait la différence dans les swing states, déplaçant sur la carte électorale les quelques % qui transforment une déroute en triomphe, c'est bien sur son terrain le plus traditionnel que le parti républicain a construit ce succès. Donald Trump, et c'est son coup de génie en l'occurence, a réussi à coups de godille une improbable synthèse entre le fond de commerce habituel de son parti (l'Amérique blanche et/ou croyante et/ou conservatrice et/ou plutôt fortunée) et le désespoir profond d'une part plus pauvre de la classe moyenne américaine.

Mais surtout --et tant pis si ça ne colle pas avec le narratif de la plupart des médias-- ce n'est pas Donald Trump (et son million de voix de retard sur Romney) qui a gagné cette élection. C'est le parti démocrate qui l'a perdue. Et il ne peut s'en prendre qu'à lui-même.

http://time.com/4562735/third-parties-election-results-gary-johnson-jill-stein-evan-mcmullin/

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