À la conquête du monde


Édition du 22 Juillet 2017

À la conquête du monde


Édition du 22 Juillet 2017

Par François Normand

Montréal, 1954. Depuis deux ans, Lino Saputo (premier du nom) vit dans la métropole. Il est venu rejoindre son père, Giuseppe, et son frère, Frank, en même temps que le reste de la famille. Il est tenaillé par le goût d'entreprendre. Avec 500 $ en poche et une bicyclette pour faire la livraison, il convainc le paternel, maître fromager, de partir à son compte.

C'est le début de l'aventure. Sans le savoir, la famille vient de se lancer à la conquête de la planète.

Faisant partie des 10 transformateurs laitiers les plus importants du monde et des trois premiers fromagers aux États-Unis, Saputo est aujourd'hui une vraie multinationale. Elle fabrique des produits laitiers (beaucoup de fromage) dans quatre pays et les vend sur plus de 40 marchés. Elle possède 50 usines : 22 au Canada, 24 aux États-Unis, 2 en Argentine et 2 en Australie.

Depuis 1997, année où elle est entrée en Bourse, elle a multiplié ses revenus par 24 pour les faire passer de 450 millions de dollars canadiens à 11 milliards de dollars canadiens. Son action, qui valait à peine plus de 2 $ à l'émission, se négocie aujourd'hui à 40 $, soit à près de 20 fois sa valeur d'il y a 20 ans.

Comment est-elle parvenue là où elle est ? Grâce à deux choses, disent les analystes.

1 - Une arme maîtresse : les acquisitions.

2 - Un savoir-faire parmi les meilleurs, qui permet d'augmenter la productivité de chacune des usines qu'elle achète.

Plus de ventes donnent des économies d'échelle, et des marges qui s'améliorent donnent un autre coup de levier. Cela permet d'augmenter la rentabilité, ce qui, au final, signifie qu'il y a davantage d'argent pour accroître de nouveau le nombre d'usines. Et ainsi de suite.

Ça ressemble à un slogan publicitaire bien connu dans une histoire de hot-dogs (Hygrade), mais c'est aussi une formule qui marche pour Saputo dans le fromage. On ne change pas une recette gagnante.

En entrevue, celui qui a pris la relève du paternel, le chef de la direction, Lino Saputo Jr., affirme sans hésitation «qu'il y aura des acquisitions» non seulement dans l'avenir, mais aussi dans la présente année fiscale (d'ici le 31 mars 2018). «On a souvent quatre ou cinq filières [pour des acquisitions potentielles] ouvertes en même temps. On a le talent, les ressources et l'appétit pour faire des acquisitions. Et on peut gérer deux, trois, voire quatre acquisitions dans une année si elles se présentent», dit-il.

Les cinq cibles de Saputo à l'international

À l'international, les cibles d'acquisitions de Saputo sont situées aux États-Unis, en Amérique du Sud, en Australie, en Nouvelle-Zélande et en Europe. Ce sont les principaux pôles de production de lait sur la planète.

Comme l'offre y surpasse de loin la demande locale, les surplus de lait et de produits laitiers peuvent être exportés dans les régions du monde où l'offre est insuffisante pour répondre à la demande.

On parle ici principalement des marchés émergents tels que la Chine, mais aussi de pays développés comme le Japon et la Corée du Sud. Actuellement, Saputo réalise 12 % de ses revenus totaux à l'extérieur du Canada et des États-Unis. De ce 12 %, la moitié est réalisée dans les pays émergents. La part de ces derniers augmentera dans les prochaines années.

Yan Cimon, spécialiste en stratégie internationale des entreprises à l'Université Laval, affirme que Saputo a une bonne stratégie de croissance à l'étranger, mariant cohérence et flexibilité. «Non seulement Saputo achète-t-elle des entreprises, mais elle les intègre efficacement à ses actifs, et c'est essentiel», dit-il.

Bien entendu, une société peut grandir à l'étranger grâce à la croissance organique, mais cette stratégie est moins efficace, selon Yan Cimon. «C'est plus risqué si l'entreprise comprend mal l'environnement d'affaires et le marché local.»

La multinationale britannique Tesco, un détaillant de produits d'épicerie et de marchandises en général, en est un bon exemple.

En 2013, Tesco a quitté le marché américain, six ans après y avoir fait ses premiers pas. Elle avait alors créé de toutes pièces une nouvelle marque, Fresh & Easy. Résultat ? L'entreprise n'a jamais pu s'imposer auprès des consommateurs américains, selon Le Monde.

Faire des acquisitions n'est pas sans risque non plus. Walmart s'est notamment cassé les dents en Allemagne. Sylvain Charlebois, spécialiste en distribution et politique agricoles à l'Université Dalhousie, à Halifax, affirme cependant que les entreprises agroalimentaires familiales comme Saputo ou les coopératives comme Agropur gèrent habituellement mieux les acquisitions que les autres sociétés de l'industrie agroalimentaire. «Leur approche est plus prudente, et elles gèrent le capital humain différemment», dit-il.

Le champ de bataille mondial de Saputo

Le Canada
un marché stable au potentiel limité

Le Canada est certes un important producteur de lait. Saputo ne peut cependant pas exporter sa production en raison de la gestion de l'offre (lait, oeufs, volaille). Cela dit, ce système protège le marché canadien de la concurrence étrangère. L'entreprise peut augmenter ses ventes au Canada, mais le potentiel de croissance est limité, admet Lino Saputo Jr. «La situation nous donne une certaine stabilité que nous ne voyons pas dans d'autres marchés. Par contre, cela nous limite en ce qui concerne la croissance de nos parts de marché», dit-il, en précisant que l'entreprise s'accommode du système et qu'elle ne fait pas de lobbying pour le faire abolir. «Ça ne nous dérange pas du tout parce que nous avons d'autres plateformes qui favorisent notre croissance», souligne-t-il.

Les États-Unis
toujours en mode croissance dans un vaste marché

Même si Saputo est déjà bien implantée aux États-Unis (52 % de ses revenus), elle affirme qu'il y a encore beaucoup de potentiel de croissance sur le marché local. Elle peut en outre exporter des produits dans le monde à partir de ses 24 usines américaines. Un exemple : la division fromage de Saputo investit pour accroître ses capacités de production de fromage bleu, mais elle ne néglige pas pour autant les fromages classiques, comme le mozzarella. «On investit dans les deux produits, car le marché américain est très gros», souligne Lino Saputo Jr. Il précise que les occasions d'affaires sont importantes aux États-Unis, que ce soit au détail, dans la restauration ou dans le secteur industriel. La multinationale réalise 46 % de ses ventes au détail, 49 % de ses ventes en restauration et 5 % de ses ventes industrielles sur le marché américain. Tout un contraste avec le Canada, où 63 % des revenus de Saputo proviennent du détail, alors qu'ils sont majoritairement issus du secteur industriel à l'extérieur de l'Amérique du Nord (60 %).

L'Amérique du Sud
Saputo renonce au Brésil, mais se renforce en Argentine

En Amérique du Sud, Saputo consacrera ses énergies à accroître la capacité de production de ses deux usines d'Argentine. Celles-ci peuvent vendre sur le marché local et régional, au premier chef sur celui du Brésil, le géant sud-américain de 206 millions d'habitants. Depuis quatre ans, Saputo tente d'acheter un transformateur laitier au Brésil, un marché fragmenté comptant peu de gros joueurs et une multitude de petits joueurs.Comme au Canada dans les années 1950, 1960 et 1970, l'entreprise québécoise veut y développer une plateforme pour devenir le consolidateur de l'industrie brésilienne, en faisant plusieurs acquisitions et en modernisant des usines. Or, ce projet est en veilleuse pour l'instant, les acquisitions potentielles étant trop coûteuses, selon Lino Saputo Jr. «Le prix de vente des entreprises était calculé selon leur valeur future et non pas actuelle. Ça limitait beaucoup notre rendement sur le capital investi à long terme», dit-il, en précisant que la porte s'ouvrira s'il y a une occasion à prix raisonnable. En attendant, la multinationale compte bien profiter de la demande croissante au Brésil en exportant davantage de lait et de fromage à partir de ses usines argentines. «En Argentine, on est déjà le plus important exportateur de fromage sur le marché brésilien et on a aussi un bureau de vente au Brésil», précise le dirigeant.

L'Europe
revenir en force sans répéter les erreurs du passé

L'Europe est sur l'écran radar de Saputo depuis quelque temps. Et pratiquement tous les scénarios d'acquisition sont sur la table, confie Lino Saputo Jr. «On pourrait acheter une entreprise en France, en Allemagne, au Danemark, en Italie, au Royaume-Uni ou en Irlande.» Cette fois, cependant, la multinationale veut faire l'acquisition d'une entreprise diversifiée, c'est-à-dire un transformateur qui fabrique du lait, du fromage ou tout autre produit ou ingrédient laitier. Il y a une dizaine d'années, Saputo avait acheté deux usines qui produisaient uniquement du fromage, la première en Allemagne, en 2006, la seconde au Royaume-Uni, en 2007. Une erreur, dit Lino Saputo Jr. L'entreprise a dû les vendre en 2013 et quitter le marché européen parce qu'elles n'étaient pas assez rentables. «Le problème, c'est qu'on était trop petit et qu'on ne faisait qu'un produit, du fromage», explique le patron de Saputo. Les concurrents européens ont profité de cette situation. Comme ils avaient une offre diversifiée (lait, fromage, ingrédients, etc.), ils vendaient parfois à perte leur fromage (par exemple, du mozzarella) afin de «sortir» Saputo du marché. «Ces conditions ne nous donnaient pas la possibilité de maîtriser notre destin», dit Lino Saputo Jr.

L'Océanie
entrer en Nouvelle-Zélande et consolider l'Australie

Saputo rêve de s'implanter en Nouvelle-Zélande. Pas pour le marché local, car la population du pays ne s'élève qu'à 4,7 millions d'habitants. Elle convoite plutôt le réseau de distribution des producteurs locaux de lait et de fromage en Asie-Pacifique, notamment en Chine, au Japon et en Corée du Sud. La multinationale exporte déjà dans cette région à partir de l'Australie, où elle exploite deux usines. L'acquisition d'une usine en Nouvelle-Zélande lui permettrait d'accroître davantage sa force de frappe en Asie-Pacifique. Même si certaines entreprises le font, Saputo exclut d'ores et déjà d'exporter du lait sous forme liquide en Chine ou ailleurs dans cette région, car ce procédé est trop coûteux, selon Lino Saputo Jr. «On pourrait par contre exporter du lait en poudre pour le reconstituer par exemple en Chine en y ajoutant de l'eau. Il serait également envisageable d'exporter du fromage ou un autre produit laitier», dit-il. Avoir l'oeil sur la Nouvelle- Zélande n'empêche pas Saputo de continuer de s'informer en ce qui concerne des acquisitions en Australie, où elle est présente depuis 2014. Toutefois, la priorité est, pour l'instant, d'y accroître ses capacités de production. Le marché australien est particulier. La production de l'ensemble des transformateurs laitiers diminue en raison de la chute des prix. En voulant accroître sa production, Saputo se positionne donc à contre-courant. Lino Saputo Jr. rétorque que ses deux usines australiennes réussissent à attirer de nouveaux agriculteurs. «Je pense qu'on s'est bâti une bonne crédibilité sur le marché australien», dit-il.

Lino Saputo Jr., au siège social corporatif de Saputo, dans l’arrondissement de Saint-Léonard, à Montréal. Dans l’aire d’accueil, un véhicule aux couleurs de Saputo rappelle les débuts de l’entreprise dans les années 1950.

Comment Saputo se démarque de ses concurrents

Saputo fait face à une vive concurrence à l'étranger. Sa règle d'or : ne jamais miser sur le prix de ses produits pour se démarquer. «Il faut être compétitif sur le prix, mais on n'affiche jamais le prix le plus bas. On mise plutôt sur la qualité de nos produits, le service à la clientèle et les autres services qu'on donne à nos clients», dit Lino Saputo Jr.

Service à la clientèle et autres services, qu'est-ce à dire ? Le centre d'innovation de l'entreprise, situé à Dallas, au Texas, en offre un bel aperçu. Il fait notamment des analyses de tendances de marché qui sont très utiles pour ses clients aux États-Unis et ailleurs dans le monde. À titre d'illustration, en sondant les consommateurs, le centre peut savoir quelles seront les saveurs de milk-shake les plus populaires cet été. Cette information permet à Saputo d'ajuster sa production et d'indiquer aux détaillants quelle gamme de produits se vendra très bien sur leurs tablettes. La stratégie est gagnant-gagnant, car elle procure des bénéfices concrets aux clients de la multinationale, selon Lino Saputo Jr.

«Si on a ces connaissances, une bonne relation avec nos clients et un prix compétitif, il n'y a pas de raison pour eux de changer de fournisseur.»

Un autre avantage : la gamme de produits

La vaste gamme de produits laitiers offerte par Saputo lui donne aussi un avantage par rapport à ses concurrents.

Aux États-Unis, dans le segment du fromage mozzarella, la multinationale affronte Leprino Foods, le plus important fabricant de fromage du genre au pays (Saputo arrive au deuxième rang). L'entreprise de Denver - qui n'est pas inscrite en Bourse - a un chiffre d'affaires de 3 milliards de dollars américains (3,9 milliards de dollars canadiens), selon le magazine Forbes.

«Leprino est une entreprise très efficace, très innovatrice, mais elle est seulement dans le marché du mozzarella, souligne Lino Saputo Jr. On sent sa concurrence dans les pizzerias, mais elle n'est pas dans le fromage bleu.»

La diversification géographique de ses marchés de production permet enfin à Saputo de réduire son risque politique. Le fait que la société soit bien implantée aux États-Unis (son chiffre d'affaires s'y élève à 5,8 milliards de dollars) la met en quelque sorte à l'abri de la montée du protectionnisme. «On est une organisation américaine dans nos opérations dans ce pays et on emploie aussi des Américains», dit M. Saputo Jr.

De plus, les activités aux États-Unis sont dirigées par des Américains. «Ils contrôlent les activités quotidiennes, incluant les achats de lait et les relations avec les clients. Par contre, la culture et les orientations stratégiques viennent du siège social à Montréal», précise Lino Saputo Jr.

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