Les règles de l’art


Édition de Mars 2018

Les règles de l’art


Édition de Mars 2018

[Photo : Jean-Michael Seminaro]

En 2018, un collectionneur débutant ­peut-il encore s’enrichir en investissant dans l’art ? ­Ce n’est pas l’objectif, mais c’est possible, répondent les experts. Voici comment.

Norbert ­Langlois était encore aux études lorsqu’il a acheté sa première œuvre d’art, un téléphone cellulaire en bois sculpté du collectif BGL payé 20 dollars. Vingt ans plus tard, l’objet vaut 1 200 dollars, tandis que ce créateur de théâtre jeunesse et sa conjointe sont propriétaires d’une collection de quelque 150 pièces acquises en dépit d’un budget modeste. Une dizaine d’entre elles valent à elles seules les sommes déboursées pour toutes les autres, ­dit-il.

L’entrepreneur de 45 ans, copropriétaire de la ­Galerie 3 de Québec depuis 2015, n’a pas pour autant l’impression d’être assis sur une petite fortune. Revendre une œuvre ? Ça ne lui a jamais effleuré l’esprit. « J’ai souvent acheté des pièces que je n’avais pas les moyens d’acheter, mais je ne l’ai jamais regretté. Ça peut être un investissement, mais l’objectif ne doit pas être uniquement monétaire. C’est une passion. »

Passion ou pas, ­Norbert ­Langlois est loin d’être le seul à craquer pour l’art actuel. Depuis 2000, le marché mondial de l’art contemporain – soit les créations d’artistes nés après 1945 – a crû de 1 400 %, indique le plus récent rapport d’Artprice, une firme française spécialisée dans la cotation des œuvres artistiques.

Il présente même l’art contemporain comme le nouvel eldorado des investisseurs, une « oasis dans le désert » que n’ébranlent ni les crises financières ni les rendements négatifs.

Sans se comparer aux mecques de la vente d’art contemporain telles ­New ­York, ­Londres et ­Hong ­Kong, ­Montréal n’échappe pas à la vague. « C’est ­LA métropole culturelle du ­Canada, dit Nikolaos Karathanasis, directeur général de l’Association des galeries d’art contemporain (AGAC). La qualité de l’offre en arts visuels y est phénoménale. »

Il fait d’ailleurs remarquer que la fréquentation de la ­foire d’art contemporain ­Papier, qu’organise l’AGAC chaque mois d’avril depuis 2007, enregistrait l’an passé huit fois plus de visiteurs que lors de sa première édition, tandis que le montant des ventes a plus que quintuplé. Tant et si bien qu’à l’échelle du ­Québec, « le marché évolue lentement mais sûrement », observe le spécialiste.

L’art et l’argent

L’achat d’œuvres d’art ne se compare à aucune autre forme d’investissement, sauf ­peut-être à l’immobilier, avance Paul Maréchal, collectionneur des œuvres d’Andy ­Warhol, spécialiste du marché de l’art et chargé de cours au département de l’histoire de l’art de l’UQAM. Comme chaque œuvre est unique, elle commande un prix qui lui est propre, en vertu de plusieurs paramètres « insaisissables pour le commun des mortels », ­dit-il. Là s’arrête toutefois la comparaison. « ­En art, ce n’est pas parce qu’un tableau est plus grand qu’il vaut nécessairement plus cher. »

Dès lors, avec un petit budget, ­peut-on s’enrichir en investissant dans l’art contemporain ? C’est la question qui tue. Pratiquement un sujet tabou, répond ­Nikolaos ­Karathanasis. « La notion de rendement de l’investissement ne s’applique pas forcément à l’art contemporain, car il n’y a aucune garantie [que l’œuvre prendra de la valeur]. Les collectionneurs ne sont pas motivés par la spéculation, mais par l’émotion, le dialogue, la réflexion que l’œuvre suscite. Les retombées vont bien ­au-delà de l’aspect monétaire. »

Ce n’est pas ­François ­Rochon qui le contredira. Fervent collectionneur d’art actuel, il a fondé, en 1998, la firme de gestion de patrimoine ­Giverny ­Capital, qui loge rue ­Saint-Pierre, dans le Vieux-Montréal, un espace à l’élégance surannée jadis occupé par l’ancien musée ­Marc-Aurèle-Fortin. On s’y croirait d’ailleurs dans un musée d’art moderne tellement les œuvres abondent : Pascal Grandmaison, ­Massimo ­Guerrera, Edward ­Burtynsky… ­Ce spécialiste de la gestion de portefeuilles ­conseille-t-il à ses clients d’investir dans l’art ? Non, ­répond-il.

« ­Si vous voulez faire de l’argent, investissez en ­Bourse ou dans une collection de cartes de hockey. Un achat d’art est une conversion en quelque chose de plus précieux qui va survivre des millénaires. Ça dépasse le cadre de l’argent. » D’accord, mais certains collectionneurs n’­arrivent-ils pas à tirer de bons rendements de leurs acquisitions ? « ­Je pense que ceux qui essaient trop de faire cela passent à côté du réel enrichissement de l’art », ­répond-il.

Quelques bancs de neige plus loin, les bureaux feutrés de Gestion privée 1859, une division de la ­Banque Nationale – qui détient la plus importante collection privée d’art contemporain du ­Canada, servent aussi d’écrin à d’imposantes œuvres. Ici, on s’adresse à une clientèle fortunée : il faut au moins un million de dollars pour investir. Si les œuvres d’art peuvent faire partie des options proposées aux clients, elles doivent s’accompagner d’un réel intérêt pour l’art, explique le président, Éric ­Bujold.

« L’art n’est pas la première forme d’investissement que l’on conseillera à un client. Il vient plutôt compléter un portefeuille bien diversifié. Ce qui est toutefois intéressant, c’est que vous vivez avec votre investissement. Un portefeuille de placement, c’est rare qu’on s’attache à cela, contrairement aux œuvres d’art. »

Au collectionneur débutant, Éric ­Bujold suggère de bien s’entourer. « ­Si vous voulez acheter pour collectionner, c’est important de ne pas le faire par ­soi-même, mais de se faire accompagner, comme pour tout placement. »

Pour petits budgets ?

Pas besoin d’être millionnaire pour investir dans l’art contemporain, affirment tous les spécialistes : on peut faire l’acquisition d’une pièce d’un artiste émergent avec aussi peu que 500 dollars, voire moins. Cependant, plus votre budget est limité, plus vous devrez fournir temps et efforts pour faire un choix éclairé. D’abord, lire, connaître les bases de l’histoire de l’art, consulter les revues spécialisées. Surtout, courir musées, galeries, foires, centres d’artistes et autres lieux de diffusion, comme les Maisons de la culture, à Montréal. « À la longue, on pourra déceler ce qui est vraiment original et se distingue », dit ­François ­Rochon.

Un travail ardu et assidu, ajoute ­Paul ­Maréchal. « ­Il faut faire un effort pour comprendre les codes du marché de l’art. C’est peut-être pour cela qu’il plaît tant aux entrepreneurs : l’apprivoiser demande non seulement de la curiosité, mais aussi de l’instinct. »

Tout le défi consiste à repérer les artistes ­sous-évalués dans l’offre actuelle, et dont la production est susceptible de prendre de la valeur, selon le spécialiste de ­Warhol. Justement, qu’­est-ce qui détermine la valeur d’un artiste ? « ­Il faut regarder plusieurs critères ou indices qui viennent influencer sa notoriété, répond Nikolaos ­Karathanasis : son ­CV, les lieux où il a exposé, les collections dans lesquelles les œuvres figurent. Si son travail est endossé par des experts, comme une institution muséale ou une collection d’entreprise, il sera plus susceptible de prendre de la valeur. »

Le collectionneur Paul Maréchal [Photo : Jérôme Lavallée]

Pour un artiste de la relève comptant moins de 10 ans de carrière, c’est évidemment plus complexe d’évaluer l’influence qu’il aura sur sa génération ou sur les suivantes. « ­Comparer est difficile, car chacun a sa propre démarche, ­poursuit-il. C’est hyper-subjectif. Je conseille d’y aller avec vos préférences. » Enfin, ­fixez-vous un budget précis et ­tenez-vous-y, conseille Nikolaos Karathanasis.

Même s’il croit toujours possible d’accéder au marché de l’art contemporain avec un petit budget – à condition d’y investir du temps –, Paul Maréchal remarque une augmentation du nombre de collectionneurs… et de leurs moyens. « L’art contemporain était moins cher il y a 10 ou 15 ans, alors qu’aujourd’hui, les œuvres d’artistes québécois en milieu de carrière se vendent entre 30 000 dollars et 200 000 dollars. On parle d’une hypothèque, là ! Ça ne donne pas beaucoup de marge de manœuvre aux collectionneurs débutants qui ont moins de moyens, mais qui voudraient quand même investir. »

D’autant que l’art n’échappe pas aux effets de mode, affirment les experts. Par exemple, il y a une quinzaine d’années, la production de peintres tels ­Jacques ­Hurtubise, ­Rita ­Letendre ou Jean ­McEwen était ­sous-estimée, illustre le chargé de cours et collectionneur. « ­En revanche, vers la fin des années 2000, des galeries ont présenté leurs œuvres et, tout à coup, l’intérêt s’est manifesté. »

Enfin, quelle serait l’erreur classique du collectionneur débutant ? ­Acheter trop rapidement, selon ­François ­Rochon. « Acquérir une œuvre peut parfois prendre six mois ou un an. Avant de déterminer qu’elle se distinguera, il faut comparer avec le travail que l’artiste a fait avant ou avec d’autres qui présentent une production similaire. Dans l’art contemporain, on compose avec le nouveau. On n’a pas de repères, ça peut être déstabilisant. »

Internet s’invite dans le portrait

Sur le plan de la revente, le marché de l’art n’est pas épargné par la progression des ventes en ligne, explique ­Paul ­Maréchal. « Internet a ouvert le marché des collectibles comme les comic books, les figurines de superhéros ou le menu des restaurants des anciens transatlantiques. Vous avez maintenant le monde entier comme terrain de chasse, avec beaucoup plus de vendeurs à portée de main qu’il y a 15 ou 20 ans. »

­Lui-même a grandement profité de l’essor d’Internet pour bâtir sa collection des œuvres illustrées d’Andy ­Warhol, dont les pochettes de disques. En 1996, le musée de ­Pittsburgh consacré aux œuvres du pape du ­pop-art ne lui attribuait que 23 titres d’albums. À ce jour, ­Paul ­Maréchal en a recensé 65 ! « J’ai trouvé des vendeurs au ­Japon, en ­Australie, en ­Angleterre. Sans ­Internet, je n'aurais jamais pu amasser le tiers de ma collection. »

Dans l’art contemporain, l’influence des technologies de la communication est moindre, nuance ­Nikolaos ­Karathanasis, de l’AGAC. « ­Le rendu du travail dans ­Internet ne correspond jamais à l’œuvre dans sa matérialité. Un collectionneur ne prendrait pas nécessairement le risque d’acheter l’œuvre sans la voir ou la toucher. »

En revanche, les technologies contribuent à la multiplication des supports, ajoute ­François ­Rochon. Aujourd’hui, une œuvre d’art contemporain, ce n’est pas forcément quelque chose qu’on accroche au mur ou qu’on pose sur un meuble. « ­Avec les supports multimédias, il n’y a pas de limites dans la forme que les œuvres peuvent prendre. Personnellement, j’ai acquis des vidéos ou des installations comme un trou dans un plancher ou une machine qui respire dans un sac... Tout devient possible. »

Malgré la diversification des disciplines artistiques, un principe vieux comme le monde guette cependant tout collectionneur, prévient le galeriste ­Norbert ­Langlois : le coup de cœur. Vous voilà prévenu…

Quelques questions à poser avant d’acheter

- Dans quel contexte l’œuvre ­a-t-elle été créée ?
- Quel est son prix, et pourquoi ?
- Où l’artiste ­a-t-il exposé ?
- Quelle est sa formation ?
- Quelle est sa démarche, quels projets ­a-t-il réalisés ?
- Comment son travail s’­inscrit-il dans le contexte de l’art actuel ?

Adapté de  Collectionner - le guide, ­Association des galeries d’art contemporain

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