Amour, amitié, famille... l'argent qui tue les relations

Offert par Les affaires plus


Édition de Novembre 2017

Amour, amitié, famille... l'argent qui tue les relations

Offert par Les affaires plus


Édition de Novembre 2017

[Illustration : Dorian Danielsen]

Cause de chicanes épiques, motif d'insécurité, objet de convoitise : l'argent laisse rarement indifférent. Pourquoi suscite-t-il tant d'émotions ?

Des enfants qui ne parlent plus à leurs parents, des familles éclatées à nouveau réunies, des joies, des peines, des craintes... En 25 ans de carrière, Christophe Savary en a vu et entendu de toutes les couleurs dans son cabinet. Et cet homme n'est pas psychologue.

Il est notaire !

Pas n'importe quel notaire. Christophe Savary est celui qui pourrait vous annoncer un jour qu'une vieille tante des «États» dont vous ignoriez l'existence vous lègue sa fortune. «Mon titre est généalogiste successoral, mais on m'appelle souvent le chasseur d'héritiers», explique-t-il, joint à son cabinet situé à Trois-Rivières.

Son rôle est de retrouver les héritiers de défunts qui n'avaient pas de testament ou de famille connue. C'est aussi à lui qu'on fait appel pour retrouver cette première épouse ou ce premier enfant à qui le défunt a décidé de tout laisser, sans laisser de coordonnées. Il traite environ 200 dossiers par année et ses recherches l'amènent souvent à se déplacer partout sur la planète.

Le rêve de recevoir son appel, dites-vous ? Oui, mais il arrive que Christophe Savary mette plus le feu aux poudres qu'il ne fasse des heureux dans les familles où il se pointe.

«Un homme de 80 ans, retrouvé en Argentine et qui héritait d'une fortune de plusieurs millions de dollars, m'a dit qu'il avait une famille unie avant que je lui annonce cette succession, raconte Christophe Savary. Aujourd'hui, ses enfants ne lui parlent plus.»

Dès les débuts du règlement de cette succession, les enfants ont essayé de mettre la main sur le magot. «Ils m'écrivaient pour me dire que leur père avait ouvert un compte à telle ou telle adresse afin que j'y dépose l'argent. Le monsieur m'a prévenu de ne pas leur répondre.»

Il se souvient également de toutes les fois où les héritiers ont dépensé l'argent avant même de l'avoir reçu et de cette autre fois où il a remis un chèque de 150 000 dollars à un itinérant de Montréal. «Deux ans après, relate Christophe Savary, il n'avait plus rien, même s'il avait consulté un conseiller.»

Tout ne finit pas toujours mal cependant. Beaucoup de larmes de joie sont versées dans le bureau de Christophe Savary, et certaines familles éclatées sont à nouveau réunies. Chose certaine, l'argent ne laisse pas indifférent, que l'on soit riche ou pauvre, éduqué ou non.

«On a beau avoir de belles idées et de beaux concepts par rapport à l'argent, tant qu'on n'a pas été confronté à un montant important, on ne sait pas comment on va réagir, indique le chasseur d'héritiers. Il y en a beaucoup à qui ça monte à la tête et qui sont incapables de le gérer.»

Il y a ces montants qui tombent du ciel et qui provoquent des raz-de-marée, mais aussi toutes ces situations banales où l'argent fait des vagues, comme les divorces, les transferts d'entreprises, les petits prêts entre amis et, bien sûr, les chicanes d'héritage.

«L'argent est ce qu'on appelle un phénomène social total», mentionne Hélène Belleau, sociologue et professeure et chercheuse à l'Institut national de la recherche scientifique (INRS). «Il concerne tous les aspects de la vie en société. S'il est souvent derrière les conflits, c'est qu'il est derrière tout ce qu'on vit, de l'éducation des enfants au type de voiture que l'on conduit.»

La chercheuse précise toutefois que ce n'est pas que négatif. «À preuve, l'entraide dans une communauté ou une famille passe aussi beaucoup par l'argent, souligne-t-elle. L'argent met en fait de la valeur sur les émotions.»

«Si vous demandez à un entrepreneur qui a sué sang et eau dans son entreprise une estimation de la valeur de celle-ci, elle sera toujours plus élevée que sa valeur réelle», affirme Josée Blondin, psychologue organisationnelle et présidente d'InterSources, une firme d'experts-conseils en ressources humaines.

Une étude de l'Université du Minnesota réalisée en 2015 et recensant les résultats d'expériences menées depuis 10 ans montre que le simple fait d'offrir une récompense en argent pour une tâche donnée augmente la persévérance et la performance au travail. «Il y a aussi un enjeu de reconnaissance lié à l'argent. Quand on reçoit un salaire en deçà de ce qu'on mérite, on a l'impression de pas être reconnu à sa juste valeur», ajoute Hélène Belleau. Cependant, ces cobayes à qui l'on faisait miroiter des récompenses financières devenaient aussi moins serviables et moins empathiques...

D'ailleurs, le simple fait de penser à l'argent peut inciter à mentir et à tricher. Des chercheurs de Harvard et de l'Université de l'Utah ont mené en 2013 une série d'expériences sur une centaine d'étudiants en gestion. Ils exposaient ceux-ci à des images ou à des phrases évoquant l'argent et les plaçaient ensuite dans différents scénarios où ils devaient prendre des décisions.

Les résultats ont montré que les étudiants exposés à l'argent adoptaient des comportements contraires à l'éthique. Ils étaient plus nombreux à mentir pour un gain financier ou à embaucher un employé qui promettait de révéler les secrets d'un concurrent, par exemple.

La psychologue américaine Tian Dayton, célèbre pour ses recherches sur les dépendances, considère le besoin compulsif d'accumuler de l'argent ou d'en dépenser comme une dépendance comportementale du même type que l'alcoolisme ou la toxicomanie.

«L'argent est comme la potion magique dans Alice au pays des merveilles. Il peut nous faire sentir très grand ou très petit, il peut nous rendre fier ou extrêmement embarrassé, nous donner un sentiment de contrôle ou nous faire perdre la tête», écrit Tian Dayton dans un article du Huffington Post publié en novembre 2011.

Ce n'est pas d'hier que les chercheurs s'intéressent à l'aspect psychologique de l'argent. Depuis les années 1970, l'application de la psychologie à la finance a débouché sur un courant de recherche appelé «finance comportementale». L'un des pionniers en la matière, l'économiste Robert Shiller, a publié en 2000 un livre à succès, Exubérance irrationnelle, qui explique comment les bulles financières sont intimement liées aux comportements irrationnels des investisseurs.

«Le regret d'avoir pris une mauvaise décision, par exemple à la Bourse, peut pousser un investisseur à réagir sur le coup de l'émotion et à vendre en période de baisse plutôt que d'acheter», affirme Josée Blondin.

Le regret est l'une des émotions qui influence le plus nos décisions par rapport à l'argent, tout comme l'amour et la crainte, selon la psychologue. La peur de manquer d'argent, qui cause insécurité et anxiété, peut pousser à la prudence où à l'avarice à l'extrême, tandis que le détachement peut mener à des dépenses exagérées.

«Ça vient de l'éducation et du contexte dans lequel on a grandi, explique-t-elle. Ceux qui ont manqué d'argent vont devenir plus économes ou, au contraire, se dire que maintenant qu'ils en ont, have fun !». Ainsi, dans une même famille, retrouverons-nous autant de cigales que de fourmis, selon la psychologue qui donne des formations en finance comportementale aux planificateurs financiers.

Les hommes et les femmes ont également une relation différente à l'argent, selon la psychologue. Pour les femmes, l'argent, dit-elle, doit être au service de la famille, tandis que pour l'homme, il représente le pouvoir et un moyen d'arriver à ses fins. Les hommes auront d'ailleurs plus souvent tendance à se comparer aux autres selon leurs avoirs.

«J'ai un client qui a vendu son entreprise à Google et qui est devenu multimilionnaire du jour au lendemain, relate Josée Blondin. L'important pour lui était de s'acheter une maison d'un million, et pour sa femme, c'était d'avoir un autre enfant... On est vraiment aux antipodes !»

À l'Institut québécois de planification financière (IQPF), on insiste depuis quelques années pour que les conseillers tiennent compte de l'aspect irrationnel de l'épargne et de l'investissement pour mieux répondre aux besoins de leurs clients. Alors qu'on a longtemps cru qu'il fallait séparer l'argent et les émotions, Josée Blondin prône le contraire.

«Ce serait supposer que les gens prennent tous des décisions rationnelles alors que ce n'est pas le cas, affirme la psychologue. Je dis souvent aux conseillers de ne pas dire à quelqu'un qu'il devrait faire son testament, mais de lui dire plutôt qu'il doit protéger ses enfants.»

Quant à l'amour et l'argent, c'est connu depuis longtemps qu'ils forment un cocktail explosif. «L'amour ajoute une dimension différente des chicanes de succession ou des prêts entre amis qui tournent mal», constate Hélène Belleau, qui s'intéresse depuis longtemps aux questions d'argent dans le couple.

«Dans l'idéologie amoureuse, le couple doit passer avant les intérêts personnels alors que quand on parle d'argent, généralement, c'est pour parler de son argent à soi et pour dire que ce n'est pas équitable si on se sépare, indique Hélène Belleau. Ce qui crée des frictions, c'est qu'on met ses intérêts personnels de l'avant.»

L'argent suscite des émotions telles qu'on peut aussi vouloir le fuir, constate Christophe Savary. «Je travaille en ce moment sur un dossier où le legs s'élève à plus d'un million de dollars. L'héritier retrouvé a refusé le legs et je ne connais pas les raisons précises, mais j'ai vu des gens dans le besoin refuser l'argent parce qu'il venait d'une personne qu'ils n'appréciaient pas.»

À la une

Monique Leroux: notre productivité reflète notre manque d’ambition

Édition du 10 Avril 2024 | François Normand

TÊTE-À-TÊTE. Entrevue avec Monique Leroux, ex-patronne de Desjardins et ex-présidente du CA d'Investissement Québec.

Multiplier la déduction pour gain en capital, c'est possible?

LE COURRIER DE SÉRAFIN. Quelle est l'avantage de cette stratégie?

Budget fédéral 2024: «c'est peut-être un mal pour un bien»

EXPERT INVITÉ. Les nouvelles règles ne changent pas selon moi l'attrait des actions à long terme.