Sauve-qui-peut vers le privé?


Édition de Octobre 2016

Sauve-qui-peut vers le privé?


Édition de Octobre 2016

À cause des urgences qui débordent, de l'accès difficile à un médecin de famille et des listes d'attente interminables pour certaines opérations, de plus en plus de Québécois se tournent vers la médecine privée. Qu'a-t-elle à offrir ? Et à quel prix ?

Quand Caroline Piché s'est découvert une masse sur un sein, un sentiment d'inquiétude l'a envahie. Était-ce le symptôme d'un cancer ? « Je ne me suis pas alarmée tout de suite, mais la masse a pris de l'ampleur », raconte- t-elle. Suivie par un médecin de famille depuis 20 ans, elle pensait qu'elle obtiendrait un rendez-vous sur-le-champ pour examiner cette anomalie. Or, ça n'a pas été le cas. Pendant des semaines, elle a téléphoné à sa clinique pour obtenir une consultation. En vain. Jamais son médecin de famille n'a pris la peine de communiquer pour la rassurer et lui donner un rendez-vous.

Lasse d'attendre, cette directrice adjointe d'école se rend dans une clinique privée qui vient d'ouvrir ses portes près de chez elle, où les omnipraticiens ne sont pas participants à la Régie de l'assurance-maladie du Québec (RAMQ), ce qui veut dire que leurs honoraires sont entièrement payés par leurs patients. Ô surprise, elle obtient rapidement un rendez-vous pendant lequel la qualité des services qu'elle recevra est exceptionnelle. « Même si j'ai payé 160 dollars, j'en ai eu pour mon argent : de l'empathie, de l'écoute, et des secrétaires aimables qui ont fixé les rendez-vous pour ma mammographie et mon échographie », raconte cette mère de famille de 42 ans.

Enchantée de son expérience, Caroline Piché est catégorique. Elle ne retournera plus au public. « Je suis encore abasourdie de constater que mon médecin de famille n'était pas là quand j'avais vraiment besoin d'elle », rage-t-elle. Au final, ce n'était qu'un kyste, mais à ce jour, huit mois après avoir laissé des messages au secrétariat de son médecin de famille, celle-ci ne l'a jamais rappelée, alors que son médecin au privé a communiqué avec elle régulièrement pour des suivis. « Le régime de soins de santé est vraiment à deux vitesses : l'une rapide, l'autre au neutre », dit-elle.

Comme Caroline Piché, de plus en plus de Québécois exaspérés par la longueur des délais et la qualité des services abandonnent la carte-soleil pour la carte de crédit afin de consulter un médecin de famille ou encore subir une opération. Parallèlement, de plus en plus de médecins, surtout des omnipraticiens, larguent le système public pour répondre à la demande.

Alors qu'en 2012, on ne comptait que 160 omnipraticiens non participants à la RAMQ, en mai dernier, on en dénombrait 272, une hausse de 70 % en cinq ans. De 2015 à 2016 seulement, ce sont 45 omnipraticiens qui ont quitté le navire public - les médecins ne peuvent pratiquer à la fois au public et au privé, à l'exception des radiologistes. « On connaît actuellement une vague massive de désaffiliations », estime la Dre Estelle Ouellet, secrétaire-trésorière de Médecins québécois pour le régime public (MQRQ), un regroupement fondé à la suite de l'arrêt Chaouilli, rendu à la Cour suprême en 2006, qui a ouvert la porte à plus de privé dans le secteur de la santé.

Ce récent mouvement de désaffiliation des omnipraticiens s'expliquerait par les réformes impopulaires du ministre de la Santé et des Services sociaux, Gaétan Barrette. « Le projet de loi 20 crée un climat d'incertitude, de contraintes et de menaces dans tout le réseau de la santé. Conséquemment, plusieurs médecins tournent le dos au public », explique le Dr Louis Godin, président de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ), qui compte 8 500 membres.

Résultat : on assiste à une augmentation du nombre de cliniques de médecine familiale qui refusent la carte-soleil. C'est le cas chez Privamed, un réseau de cliniques privées fondées en 2009 par deux omnipraticiennes dégoûtées du système public. « J'ai été urgentologue pendant quatre ans à Val-d'Or où je ne faisais que régler des crises. Je faisais souvent deux ou trois quarts de travail d'affilée, et je consacrais un tiers de mon temps à remplir de la paperasse. J'ai quitté le système public avant de perdre ma passion pour mon travail », explique la Dre Nathalie Nicloux, une des cofondatrices de Privamed.

En créant leur clinique hors de la RAMQ, les deux docteures voulaient mettre en pratique leur vision de la médecine. « J'en avais assez de faire uniquement du curatif plutôt que du préventif. Je n'en pouvais plus de n'avoir que deux minutes à consacrer à des parents dont l'enfant souffre d'une otite. Si le système est lourd pour les patients, il l'est aussi pour les médecins », raconte-t-elle.

Chose certaine : elles n'étaient pas motivées par l'argent. « En raison des énormes hausses salariales récentes, je crois que les omnipraticiens du public font beaucoup plus d'argent que nous », soutient la Dre Nicloux, en entrevue dans son bureau lumineux et bien décoré. Six ans plus tard, les deux cliniques Privamed de la Rive-Sud suivent 15 000 patients, et de plus en plus de médecins communiquent avec elles pour travailler dans leurs cliniques. « Le recrutement devient plus facile », constate-t-elle.

Lorsqu'il a déménagé de la Gaspésie, où il avait ouvert une station de ski, pour se fixer à Saint-Sauveur dans les Laurentides, l'entrepreneur Giovanni Mancini n'a pas voulu s'inscrire sur une liste d'attente pour remplacer son médecin de famille gaspésien, dont il était de toute façon insatisfait. « Quand j'ai vu qu'il y avait une clinique privée à Saint-Sauveur, je n'ai pas tergiversé. J'y suis allé et j'ai obtenu un rendez-vous le lendemain. Mon médecin m'a consacré presque une heure, ce qui ne m'était jamais arrivé dans le public, et il m'a donné son numéro de cellulaire pour le suivi ! » s'enthousiasme ce propriétaire d'une firme de graphisme commercial.

Comblé, Giovanni Mancini a choisi d'abonner toute sa famille (ses deux enfants de 4 et 5 ans et sa conjointe) à cette clinique, fondée par une ancienne urgentologue de Sainte-Adèle. « En tant qu'entrepreneur, le temps, c'est de l'argent. Là-bas, quand ton rendez-vous est à 10 h, tu passes à 10 h. J'aime mieux payer que de perdre une journée de travail dans une urgence débordée où je risque d'attraper tous les microbes possibles », dit-il. L'établissement offre café, jus et barres tendres pour vous aider à patienter... si vous arrivez à l'avance.

Comme dans la plupart des cliniques de médecine familiale privées, les clients doivent s'abonner pour profiter des services, qui comprennent aussi des consultations avec des infirmières. Chez Privamed, on peut consulter son dossier et prendre des rendez-vous en ligne 24 heures sur 24, ce qui est encore impossible en 2016 dans le système public qui a des années de retard en matière d'informatique.

Dans ce marché concurrentiel, les clients magasinent les meilleurs tarifs d'abonnement, comme dans un gym. Certains lancent même des offres promotionnelles, une consultation médicale à moitié prix par exemple. Contrairement à la croyance populaire, leurs services, pas si coûteux, ne s'adressent pas uniquement au 1 %. Toutes les personnes interviewées pour ce reportage font d'ailleurs partie de la classe moyenne, et elles estiment que cette dépense s'avère profitable à plusieurs points de vue.

Il n'empêche que ce réseau parallèle, en imposant des tarifs, élimine de sa clientèle les personnes les plus vulnérables. « Quand les médecins quittent le régime public pour le privé, ils abandonnent des centaines de patients à leur sort. Ça remet en question l'équité dans l'accès aux soins de santé », affirme Alain Vadeboncoeur, urgentologue et chroniqueur, qui a publié en 2013 un livre sur le sujet, Privé de soins.

Même les détracteurs de la médecine familiale privée sont d'accord : ce n'est pas parce que les cliniques privées sont à but lucratif que les services sont moins bons. « Tous les médecins qui pratiquent dans la province sont soumis au Code de déontologie des médecins du Québec », explique Alain Vadeboncoeur. Cependant, attention au surdiagnostic ! « Plusieurs proposent des forfaits bilan de santé à des coûts exorbitants, qui comprennent une panoplie de tests inutiles qui ne font qu'augmenter les frais médicaux et l'anxiété du patient », met en garde Estelle Ouellet, du MQRP.

Opération au privé

Au début des années 2000, Johanne Pépin a perdu l'usage de ses jambes dans un accident de voiture. Depuis, elle ne se déplace plus qu'en fauteuil roulant. En raison de son immobilité forcée, elle a pris graduellement du poids, beaucoup de poids. Dans la cinquantaine et nouvellement retraitée de l'hôtellerie, elle avait compris il y a quelques années qu'elle ne pouvait plus continuer ainsi. « Je souffrais de plus en plus en me déplaçant avec mes bras. En vieillissant, je voyais que mon surpoids deviendrait un sérieux handicap », témoigne-t-elle.

La solution : la chirurgie bariatrique, un traitement efficace contre l'obésité morbide. Or, le temps d'attente pour cette opération dans le réseau public était de trois ans. Mais il était inconcevable pour cette résidente de Mont-Tremblant de souffrir trois ans de plus. Elle a envisagé de se faire opérer au Mexique, mais malgré une facture de 18 500 dollars, elle a opté finalement pour une clinique chirurgicale privée à Montréal. « Je me suis payé une qualité de vie, et j'ai senti qu'au privé, on me jugeait moins », raconte-t-elle, trois ans après son opération.

Même à ce prix, elle n'a pas profité d'un traitement privilégié. « J'ai vu mon chirurgien cinq minutes avant l'opération, cinq minutes après et cinq minutes avant mon départ. Et quand j'ai voulu le revoir pour un suivi, j'ai dû payer un supplément », raconte-t-elle. La clinique où l'opération a eu lieu n'avait rien de glamour. Joanne Pépin a passé sa convalescence dans une chambre de deux lits sans salle de bains. Et lorsqu'une plaie s'est infectée, son spécialiste l'a renvoyée dans le réseau public. Malgré tout, Johanne Pépin ne regrette pas sa décision.

Si on ne risque pas grand-chose en consultant un médecin de famille, il en va autrement pour une intervention chirurgicale, selon Me Jean-Pierre Ménard, avocat spécialisé en droit de la santé. « Dans l'esprit des gens, c'est toujours le privé qui offre un meilleur service. Or, dans ce domaine, c'est plutôt l'inverse », dit-il. Selon cet avocat, les salles d'opération en clinique privée ne respectent pas toujours les plus hautes normes. « Quand les cliniques privées font une erreur, plutôt que de réviser leur procédure, comme on le ferait au public, ils recommencent à opérer le lendemain, question de ne pas nuire à leur rentabilité », déplore Me Ménard.

Me Paul Brunet, président-directeur général du Conseil de la protection des malades, n'est pas aussi catégorique. « Je ne crois pas que les risques soient plus grands au privé que dans le secteur public. Dans les deux systèmes, il y a des bons médecins et des moins bons. En cas de problème, la collaboration avec les cliniques privées s'avère généralement bonne, car elles craignent davantage les conséquences d'une mauvaise presse que le réseau public », dit-il.

Toutefois, si le Collègue des médecins balise le travail des chirurgiens, il n'existe aucun contrôle sur les cliniques et sur les frais. « On voit souvent des factures faramineuses en frais accessoires », dit Estelle Ouellet. « Le problème, c'est que les patients qui se rendent en clinique privée sont souvent recommandés par leur médecin en qui ils ont confiance. Donc, plusieurs ne prennent pas le temps de magasiner », constate François Béland, professeur à l'École de santé publique de l'Université de Montréal.

Attente : en hausse ou en baisse

Sur le site Internet du ministère de la Santé, un tableau indique le temps d'attente moyen des chirurgies les plus fréquentes pratiquées au privé : genou, 17 semaines ; hanche, 15 semaines ; cataractes, 8 semaines ; et chirurgie bariatrique, 25 semaines. Des délais qui semblent raisonnables, mais qui sont calculés à partir du moment où le chirurgien envoie la requête pour obtenir l'opération, ce qui ne tient pas compte du temps d'attente pour rencontrer le spécialiste, qui peut être très long.

« Selon moi, les délais ne s'améliorent pas au Québec, quoi qu'on en dise », affirme le Dr Nicolas Duval, propriétaire de la Clinique orthopédique Duval de Laval, la seule clinique privée au Canada où l'on fait le remplacement complet de la hanche, une opération qui exige cinq jours d'hospitalisation. En visitant la clinique Duval, on rêve du même niveau de confort dans le réseau public. Les 14 chambres de ce mini-hôpital sont privées, avec salle de bains attenante, une télévision à écran plat et une décoration soignée. Les espaces communs sont d'une propreté exemplaire. Exit la peinture beige écaillée !

Tout cela a un prix. Le remplacement complet de la hanche coûte 20 000 dollars, ce qui comprend l'opération, l'hospitalisation et la physiothérapie. Un prix que certains malades ne rechignent cependant pas à payer. « Quand vous avez 80 ans et que vous souffrez, vous n'avez pas le luxe d'attendre », explique le Dr Duval, qui juge que les Québécois sont prisonniers d'un système inefficace.

Ici, les patients sont opérés dans un délai de deux à quatre semaines et à la date désirée. « J'ai beaucoup de clients qui passent l'hiver en Floride et se font opérer au printemps, en prévision de la saison de golf. On ne tient pas compte de ce genre de détail dans le réseau public », explique le Dr Duval, qui a quitté la RAMQ en 2002. Est-ce moins sécuritaire au privé ? À cette question, le Dr Duval rétorque qu'il affiche un taux de complications inférieur à la moyenne. « Je ne peux tout simplement pas me permettre des complications ici, car hors hôpital, c'est beaucoup plus difficile à gérer. De plus, je joue ma réputation à chaque opération », déclare-t-il.

Le privé, solution de rechange aux lacunes du régime public ou entreprises exploitant la souffrance des gens ? À vous de choisir votre camp.

9 636: médecins de famille actifs

10 479: médecins spécialistes actifs

(au 31 décembre 2015)
Source : Collège des médecins

476 834: Québécois à la recherche d'un médecin de famille

(nombre d'inscriptions sur la liste d'attente du Guichet d'accès aux médecins de famille [GAMF] au 30 juin 2016).
Source : Ministère de la Santé et des Services sociaux

CLINIQUES PRIVÉES : COMBIEN ÇA COÛTE ?

Frais liés à la consultation d'un médecin de famille dans une clinique privée (en date de juillet 2016)

À la une

Faut-il acheter présentement l'action de Nvidia?

Mis à jour à 14:01 | Morningstar

Depuis son introduction en bourse en 1999, l’action de Nvidia a explosé de plus de 30 000%.

Quand l’IA prédit la démission des salariés

Il y a 31 minutes | AFP

L’outil analyse les données sur les anciens salariés qui ont quitté l’entreprise.

Alstom va vendre une partie de ses activités de signalisation en Amérique du Nord pour 630 millions d’euros

14:13 | AFP

Cette activité représente un chiffre d’affaires d’environ 300 millions d’euros pour Alstom,