À son compte sans fausse note


Édition de Mars 2015

À son compte sans fausse note


Édition de Mars 2015

Manon Lavoie, Fondatrice de M comme Muses [Photo: le quartier]

Ils n'ont pas gagné le gros lot, mais à les entendre, on le croirait. Des travailleurs indépendants expliquent pourquoi et comment ils ont troqué un patron contre des clients, et un salaire contre la liberté.

Les raisons de devenir travailleur autonome sont variées. Certains, comme Chantal Dauray, veulent bâtir quelque chose qui leur ressemble. «J'avais une vision claire de ce que je voulais», dit la fondatrice et unique employée de Concerta Communications qui se définit comme une créatrice de liens. Son offre ? Susciter chez des employés, des clients et dans la collectivité un sentiment d'appartenance grâce à des communications qui racontent l'être humain dans l'organisation et donnent un peu plus d'âme aux marques.

D'autres veulent vivre de leur passion. C'est le cas de Jason Parsons, un ancien professeur d'anglais devenu narrateur. «Alors que j'enseignais au Japon, j'ai enregistré des CD d'apprentissage de l'anglais et ça m'a donné la "piqûre" de la narration», explique-t-il. Il est rentré au Québec pour vivre de sa voix. Mais dans ce domaine, presque tout le monde est travailleur autonome, a constaté l'homme de 39 ans, qui n'avait jamais envisagé ce statut avant de se lancer, il y a un an. Les premiers mois ont été durs sur le plan financier, mais maintenant que les contrats sont au rendez-vous, il se félicite de sa décision. «Ce qui me plaît le plus, c'est la variété des contrats.»

Depuis bientôt 20 ans, Éric Baillargeon vit lui aussi de sa passion. Mais il aura fallu la fermeture de l'entreprise de son employeur pour qu'il se décide à se lancer à son compte. «C'était les débuts du Web, et j'avais développé un vif intérêt pour l'optimisation des sites, raconte-t-il. Quand j'ai perdu mon emploi, j'ai vu cela comme une occasion de me réorienter et d'offrir mes services dans ce domaine.» La perte d'un emploi est la raison évoquée par 10 % des femmes et 16 % des hommes qui deviennent travailleurs indépendants, selon un sondage réalisé par le portail AgentSolo.com en 2011. En revanche, 7 % des femmes et 9 % des hommes seulement expliquent cette décision par la difficulté éprouvée à trouver un emploi, ce qui laisse croire qu'une mise à pied est parfois un catalyseur pour concrétiser ses aspirations profondes. Sans compter que l'acceptation sociale du statut de travailleur indépendant augmente depuis les dernières années, selon Yves Williams, président fondateur d'AgentSolo.com. «C'est de plus en plus un choix assumé, et non quelque chose en attendant.»

Toutefois, parmi les motivations possibles, c'est le désir de flexibilité qui arrive bon premier. «Les travailleurs indépendants ont besoin de contrôler leur vie, de disposer d'une liberté d'action, de faire les choses à leur façon, de choisir leurs clients et leurs projets», résume la psychologue et coach Sylvie Boucher. Manon Lavoie peut en témoigner. À la naissance de son premier enfant, cette ancienne conseillère en communication quitte un emploi bien rémunéré pour devenir pigiste et obtenir ainsi plus de latitude pour concilier travail et famille. Au troisième enfant, pour mettre fin à ce qu'elle appelle le syndrome de la performance, elle cesse de travailler. «J'avais besoin d'écrire en me réappropriant mes propres mots, de faire de la peinture, d'apprécier le moment présent.»

La résidente de Saint-Hilaire démarre alors un blogue sur la maternité et le pouvoir de la créativité. Son lectorat augmente rapidement et elle commence à recevoir des demandes pour des ateliers de développement de la créativité. Elle en organise un premier, suivi peu après d'une escapade de créativité en nature. M comme Muses était née. Aujourd'hui, Manon Lavoie a une communauté Facebook de 4 000 personnes et compte des clientes en Nouvelle-Calédonie, en France, au Liban, en Arabie Saoudite et ailleurs dans le monde grâce à ses ateliers en ligne et au coaching sur Skype.

«Grâce à la technologie, les contrats sont moins liés à la géographie, ce qui favorise l'essor des travailleurs autonomes», observe Yves Williams. Le pionnier du Web Éric Baillargeon le sait bien, lui qui a quitté Montréal pour La Malbaie, dans Charlevoix. «Je n'ai jamais rencontré la plupart de mes clients. Tout se fait à distance. Et par la fenêtre de mon bureau, je vois passer des bélugas...» Daphnée Laforest-Sabourin profite, elle aussi, de l'abolition virtuelle des frontières. Grande voyageuse, elle souhaitait travailler d'un peu partout dans le monde. Depuis deux ans, elle gère à son compte des projets virtuels pour des clients en majorité français ou américains. «Je suis une nomade numérique», dit celle qui, au moment où vous lirez ces lignes, sera au Mexique ou en Europe.

Se préparer à se lancer

Et le plan d'affaires, dans tout ça ? En faut-il un ? «Je n'en ai pas fait, et je n'ai aucune envie d'en faire un», avoue sans détour Manon Lavoie, qui a tenu à asseoir sa crédibilité en devenant coach certifiée en créativité. Le démarrage de M comme Muses n'a pas été planifié, et jusqu'ici, sa croissance a été plus interne que stratégique. Mais sa fondatrice s'est fixé des balises : elle est ouverte à ce que la vie lui amène, à condition que cela se rapporte au bien-être par la créativité. Deux exemples récents : la signature d'un contrat avec l'entreprise ADzif pour décliner sa marque dans une gamme d'autocollants muraux et un partenariat avec la spécialiste du yoga Lyne St-Roch pour offrir des ateliers combinant yoga et créativité.

La «solo» de 39 ans n'est pas seule à bouder le plan d'affaires. Peu de futurs travailleurs autonomes en élaborent un en bonne et due forme. Et selon Jean-Benoît Aubé, directeur adjoint Démarrage-Formation chez SAJE accompagnateur d'entrepreneurs, ce n'est peut-être pas nécessaire. Si la préparation est essentielle pour maximiser les chances de réussite, il estime qu'un modèle d'affaires de type Business Model Canvas peut suffire. Moins détaillé qu'un plan d'affaires traditionnel, ce document décrit votre projet : ce que vous vendrez, à qui, de quelle manière, pour combien, les ressources financières et matérielles nécessaires, etc. C'est en quelque sorte la structure de votre entreprise solo. Vous en trouverez des modèles sur le Web.

Le conseiller de SAJE insiste cependant sur l'importance de valider votre idée auprès de clients potentiels, de fournisseurs, et même de concurrents inspirants. «Ne faites pas l'erreur de construire tout un concept et de tâter le terrain ensuite. Validez votre idée alors qu'elle est encore à l'état embryonnaire. Vous pourrez ainsi la fignoler et l'adapter à la demande et aux besoins.» Cette démarche est moins exigeante que de solliciter ses premiers mandats, car les gens sont généralement ouverts à une demande de conseils. Vous pourriez même obtenir votre premier contrat !

Cette version simplifiée de l'étude de marché pourrait aussi vous éviter de frapper un mur. Chantal Dauray en sait quelque chose. En 1995, après avoir parlé à droite et à gauche de son concept de création de liens entre les entreprises et la collectivité, de responsabilité sociale et d'entreprises tribus, elle se rend compte qu'elle a trop d'avance sur le marché. «Les gens ne comprenaient même pas de quoi je parlais !» Elle renonce, et offre plutôt des services traditionnels de communication. C'est en 2008 qu'elle peut enfin concrétiser son idée, désormais dans l'air du temps.

Pour éviter de vider votre bas de laine, il est prudent de décrocher un ou deux contrats ou d'obtenir l'assurance de clients potentiels avant de quitter votre emploi. «Commencez par remplir vos contrats les soirs et les week-ends, testez le marché pour savoir ce dans quoi vous vous embarquez», suggère Jean-Benoît Aubé.

Espérons que vous avez un bon réseau de contacts, car c'est souvent de lui que viendront le premier contrat et les suivants. Ça a été le cas de Daphnée Laforest-Sabourin, qui a obtenu son premier mandat de gestion de projet virtuel, la conception d'un site Web, par l'entremise d'une connaissance. Et aussi de Jason Parsons, qui a été recommandé à son premier client par l'École d'animation et de communications Stéphan Roy, où il a suivi une formation en narration. Il s'agissait de narrer la bande-annonce d'un film. Ce contrat lui a ensuite valu d'être choisi pour une autre bande-annonce, puis pour des publicités d'émissions de sports à TVA.

Se vendre

Si les contacts constituent la principale source de contrats des travailleurs indépendants, le réseautage fait aussi partie de leur coffre à outils. Quand elle n'est pas en voyage autour du monde, Daphnée participe aux événements de la Maison du Web (la maison Notman), lieu chouchou de la communauté techno de Montréal. Et c'est aussi pour accroître son réseau qu'elle a loué un bureau à la Halte 24-7 à Montréal, un espace de coworking ouvert depuis peu. La gestionnaire de projets virtuels y a trouvé des designers et des développeurs Web à la pige. Elle espère que le réseautage lui permettra éventuellement de réduire sa dépendance envers l'agence qui agit à titre d'intermédiaire, moyennant commission. «L'agence me procure une stabilité que j'apprécie, mais les contrats que j'obtiens moi-même sont plus payants», note-t-elle.

Chantal Dauray mise également sur le réseautage et l'engagement social, mais dans une optique à long terme et pas seulement pour augmenter ses ventes. «On s'enrichit en expériences, en apprentissages de toutes sortes, en ressources.» Elle a rencontré sa coach et son comptable dans une chambre de commerce. Et Femmessor Montérégie l'y a recrutée comme présidente de son CA, un mandat venu à échéance récemment.

Les médias sociaux sont aussi incontournables. C'est en grande partie grâce à son blogue et à sa participation à des forums de discussion que le spécialiste en rayonnement Web Éric Baillargeon s'est fait connaître. Pour sa part, Manon Lavoie affirme devoir sa réussite à la blogosphère. Site Web, Facebook, Twitter, Pinterest, Instagram, ateliers et coaching par Skype, vidéos, ebook, elle consacre de nombreuses heures chaque semaine à alimenter sa présence sur le Web. «Ma priorité, c'est de garder le contact avec ma communauté. Mes abonnées parlent de moi à d'autres, et ça fait boule de neige.» L'infolettre mensuelle est un autre outil intéressant pour développer les affaires, selon Chantal Dauray, qui a décroché des contrats grâce à la sienne. Le marketing de contenu, qu'il s'agisse d'une infolettre, d'un blogue ou de conférences, permet en effet de se positionner comme un spécialiste dans un domaine et d'asseoir sa crédibilité.

Et la sollicitation directe, les bons vieux cold calls ? Pas très populaires auprès des travailleurs autonomes, s'il faut en croire le sondage d'AgentSolo.com, selon lequel ce moyen est le moins utilisé avec la publicité. Certains braves l'essaient pourtant, surtout à leurs débuts. Jason Parsons, par exemple. Stratégie : envoyer un démo de sa voix par courriel et par la poste à des clients potentiels, puis les relancer par téléphone. Si plusieurs se souvenaient de lui à cause de son envoi postal, plutôt inhabituel de nos jours, et de son aptitude à parler l'anglais et le français sans accent, les résultats n'ont pas été instantanés. «J'ai eu des moments de découragement. Mais j'ai continué, car je croyais vraiment en moi.» Ses efforts lui ont finalement valu des contrats pour de la messagerie vocale et de la narration de formations en ligne. Aujourd'hui, ses services sont suffisamment en demande pour qu'il n'ait plus à s'astreindre à ces sollicitations à froid...

Quelles que soient les sources de vos contrats, ne vous reposez pas sur vos lauriers en négligeant le développement d'affaires. Quand elle a accepté un mandat de trois jours par semaine pendant 18 mois, Chantal Dauray a payé cher sa sécurité. «Je n'avais plus le temps de chercher de nouveaux clients. À l'expiration de mon contrat, j'ai dû rebâtir. Ce genre de contrat, c'est une lame à double tranchant. Pensez-y-bien !»

[Photo: le quartier]

Avez-vous la tête de l'emploi?

Cela peut sembler évident, mais pour réussir en solo, il faut non seulement un grand désir d'indépendance, mais aussi une grande capacité d'autonomie. Vous n'aurez plus d'employeur pour définir les priorités et décrocher des contrats, plus de patron pour vous donner une tape dans le dos ou vous recentrer, plus de collègues avec qui papoter, plus de paye assurée, plus d'avantages sociaux ni de possibilités de grimper les échelons.

Certes, vous gagnerez en liberté d'action, mais serez-vous capable de la faire fructifier ? «Il est essentiel d'être très discipliné, avertit Sylvie Boucher, coach auprès de travailleurs autonomes. Certaines personnes n'arrivent pas à travailler sans horaire imposé. D'autres ont constamment besoin d'être entourées. Soyez honnête avec vous-même. Pour faire du travail autonome un mode de vie, cela doit correspondre à votre personnalité.»

La débrouillardise, la confiance en soi (sinon, comment vendre ses services ?), la fiabilité (vous aurez des échéances à respecter), l'entregent et le sens du service à la clientèle sont d'autres aptitudes essentielles. À cela s'ajoutent des compétences reconnues dans votre domaine ainsi que la capacité de composer avec des rentrées d'argent irrégulières.

Par ailleurs, prenez garde de vous lancer dans le travail autonome pour les mauvaises raisons. En attendant de trouver un emploi ? Vous risquez de ne pas vous investir suffisamment dans le développement de votre clientèle, et donc d'avoir peu de succès. Continuez plutôt à chercher un emploi. Pour gagner plus d'argent en travaillant moins ? Bonne chance ! La moitié des travailleurs autonomes gagnent moins de 45 000 dollars par an, selon AgentSolo.com. Pour ne plus avoir à rendre de comptes ? Vous n'aurez plus de patron sur le dos, c'est vrai, mais vous aurez des mandats à exécuter et des échéances à respecter. Pour mieux concilier travail et famille ? C'est possible. Vous déciderez de vos horaires et vous n'aurez plus à demander la permission de vous absenter. Mais si vous croyez pouvoir travailler avec la marmaille qui joue à vos pieds, à moins de ne travailler que quelques heures par semaine, oubliez ça !

Dans quoi se lancer?

En essor : conseillers en référencement et en marketing Web, gestionnaires de communautés, concepteurs d'applications mobiles, commerce en ligne, etc. «Tout ce qui touche le Web est très fort, dit Jean-Benoît Aubé, de SAJE accompagnateur d'entrepreneurs. Sans compter qu'il y a plein de vieux sites Web à refaire.» Les expertises pointues en informatique sont aussi recherchées. Autres secteurs prometteurs : les services qui visent le mieux-être et le divertissement des baby-boomers, le développement durable.

Saturés ou presque : le graphisme, la traduction, la rédaction, la communication, notamment, comptent déjà un important bassin de travailleurs autonomes. Les nouveaux venus risquent d'avoir du mal à tirer leur épingle du jeu. «Quand un contrat est déposé sur notre site, il disparaît en quelques heures, tant les soumissions affluent», indique Yves Williams, d'AgentSolo.com. Les services alimentaires ? Il reste peu de place sur le marché. Le stylisme et le design de mode ? Difficile d'en vivre.

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