Le président de la chaîne de luxe Holt Renfrew ne compte pas ses heures. Depuis son arrivée il y a cinq ans, Mark Derbyshire se vante de franchir la porte de son bureau au moins six jours par semaine.
«Je ne le fais pas par obligation, mais par passion, précise-t-il, au cours d'une entrevue exclusive accordée à Montréal. Car, contrairement à ce que l'on croit, nous ne nous limitons pas à vendre des vêtements. Notre travail consiste, d'abord et avant tout, à tout faire pour que nos clients se sentent bien.»
Mais avec la concurrence qui s'organise et frappe de partout, même la passion d'un président, doublée d'un rythme de travail effréné, pourrait ne pas être de trop.
Bien sûr, nul ne prévoit la fermeture de la vénérable chaîne de magasins canadienne. Le luxe - pas l'abordable (Ralph Lauren, Parasuco, etc.), mais le vrai (Hermès, Dior, Prada, etc.) - continue de vendre. Et de bien vendre. Les compressions budgétaires, les pertes d'emplois et les hausses de taxes et de tarifs ont bien peu d'emprise sur sa clientèle.
N'empêche, Holt Renfrew & Co., qui a avalé sa rivale montréalaise Ogilvy il y a 18 mois, s'apprête à livrer probablement la plus grande bataille de ses 177 ans d'histoire.
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C'est qu'en plus de maintenir le cap et d'accoucher d'une nouvelle plateforme électronique, la chaîne de luxe doit composer au même moment avec l'assaut annoncé de concurrents majeurs.
D'abord, deux géants américains dans le commerce haut de gamme, les chaînes Nordstrom et Saks Fifth Avenue, préparent leur entrée en force au pays, avec comme cibles tous les grands marchés occupés actuellement par Holt Renfrew.
Nordstrom, dont le siège est situé à Seattle, a déjà ouvert deux magasins au pays, à Calgary et Ottawa, et a annoncé l'ouverture de quatre autres d'ici 18 mois, un à Vancouver et trois à Toronto. Aucun magasin n'a encore été confirmé au Québec - pas même de son enseigne soeur Nordstrom Rack -, mais Montréal ne saurait tarder, s'entendent pour dire les spécialistes.
La chaîne new-yorkaise Saks Fifth Avenue, passée dans le giron de la Compagnie de la Baie d'Hudson (HBC), au terme d'une transaction de 2,4 milliards de dollars à la fin 2013, a quant à elle annoncé l'ouverture de sept grands magasins au pays, notamment à Toronto, Vancouver et Montréal, en plus de 25 boutiques de son enseigne à escompte Saks Off 5th.
Est-ce que Saks ouvrira un grand magasin au centre-ville ? Ou bien se contentera-t-elle d'intégrer le vaisseau amiral de La Baie, rue Sainte-Catherine Ouest ? Ses représentants restent bouche cousue. Mais Richard Baker, chef de la direction de HBC, promet de rendre ses magasins canadiens plus luxueux encore qu'ils ne le sont aux États-Unis - ce qui n'augure rien de bon pour Holt Renfrew. Pour s'en assurer, il a nommé à sa présidence Marigay McKee, une ex-poids lourd du très chic Harrods, de Londres.
Enfin, en plus de devoir faire face, par le Web, à d'habiles nouveaux détaillants de produits haut de gamme (SSense, Selective Few, Net-A-Porter, etc.), Harry Rosen, son concurrent juré dans la mode masculine au pays, a annoncé des investissements de 100 millions de dollars et le doublement de la taille de sa boutique phare du centre-ville de Montréal.
L'expérience et les moyens de ses ambitions
Devant ce tir groupé, le longiligne Mark Derbyshire, 45 ans, assure de continuer à respirer normalement et répète à qui veut le croire qu'il regarde le train ennemi avancer avec confiance. «Le luxe n'est pas nouveau au Canada. La concurrence non plus, dit-il. Nos clients sont cultivés et sont de grands voyageurs. Ils ont toujours comparé notre offre avec ce qu'ils voyaient à New York, la semaine précédente, et à Paris, le mois d'avant... Alors, la concurrence, on sait vivre avec. Mais à la différence de ces nouveaux venus, nul ne connaît mieux la clientèle canadienne que nous.»
Fondée en 1837 à Québec, trois ans avant la naissance du premier des magasins Simons, Holt Renfrew a effectivement une longue expérience du marché du luxe canadien. Et même du marché québécois, étant donné que le détaillant a conservé son siège social à Montréal jusqu'en... 1979. À l'approche du premier référendum de 1980, sa haute direction a été - comme celles de Sun Life et de Cadbury - déménagée à Toronto.
Cela dit, malgré l'avantage de l'expérience qu'il aime à rappeler, ce natif de la Nouvelle-Écosse qui a grandi en Alberta ne laisse pas l'impression de vouloir se reposer sur ses lauriers. Celui qui a déjà exploité sa propre franchise Baskin Robbins pendant ses études au Montana, connaît trop l'industrie du détail pour ne pas savoir que nul acteur, pas même Holt Renfrew, ne peut tenir ses clients pour acquis.
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Mark Derbyshire le comprend et semble avoir les moyens de mener ses batailles. Il faut dire que Holt Renfrew est la propriété de Selfridges Group, société gardée jalousement privée et contrôlée par le milliardaire canadien W. Galen Weston.
Ce dernier est le deuxième homme le plus riche du pays avec une fortune évaluée, selon Forbes, à 8,9 G$ US en 2014. Il est marié à l'ex-lieutenant-gouverneur de l'Ontario, Hilary Weston.
D'origine irlandaise, le nom de Weston est depuis des générations intimement lié à l'industrie alimentaire (Associated British Foods, Weston Foods et Loblaw Companies). Mais parallèlement, la famille a développé une passion pour l'industrie du détail de luxe. En plus de Holt Renfrew et d'Ogilvy au Canada, elle a bâti au fil des années tout un chapelet de détaillants de même gamme, dont Selfridges en Grande-Bretagne, Brown Thomas en Irlande et De Bijenkorf aux Pays-Bas.
Résultat : Holt Renfrew s'est vu accorder 300 M$ par les Weston, destinés à la mise en place d'un train de mesures visant à défendre son marché. Au passage, deux magasins régionaux ont été sacrifiés, à Ottawa (72 employés) et à Québec (85 employés), sur l'autel d'une nouvelle stratégie qui s'orchestre autour d'un nombre plus restreint de magasins phares dans ses marchés clés de Vancouver, Calgary, Edmonton, Toronto et Montréal.
Stratégie de repli ? Au contraire, répond Mark Derbyshire. Après avoir agrandi à 120 000 pi2 son magasin de Yorkdake, en banlieue de Toronto, et créé un nouveau concept exclusif pour hommes de 16 500 pi2 au centre-ville de Toronto, Holt Renfrew promet pour 2016 un nouveau magasin de 120 000 pi2 à Mississauga et le déménagement en 2017 de celui de Montréal dans l'immeuble d'Ogilvy. À terme, le détaillant estime que sa surface de vente aura grimpé de 40 % au pays, pour atteindre 1,2 M pi2.
Le plus grand Holt sera à Montréal
De ce plan de développement, le chantier de Montréal est de loin le plus ambitieux. Officiellement, 60 M$ seront investis - nos sources évaluent les travaux à plus du double - dans l'immeuble de 140 000 pi2 sur cinq étages qu'Ogilvy occupe depuis 148 ans à l'intersection des rues Sainte-Catherine et de la Montagne. Holt en est devenue la propriétaire en achetant Ogilvy en 2013.
Les attentes sont grandes, et Mark Derbyshire, dont le père et le grand-père ont tous deux été propriétaires de magasins Canadian Tire, ne manque pas d'ambition lorsqu'on l'interroge sur ce projet. «Ce magasin sera magnifique. Non seulement il sera le plus grand, mais nous voulons qu'il devienne emblématique, un symbole de ce qu'est le luxe montréalais.»
De fait, en plus de restaurer le bâtiment patrimonial d'Ogilvy, Holt Renfrew prévoit l'agrandir de 80 000 pi2 vers le nord, en lieu et place de l'ancien Hôtel de la Montagne. Atteignant un total de 220 000 pi2, il deviendra, une fois les travaux achevés, le plus grand magasin de Holt Renfrew au pays.
«Je vous promets que non seulement les Québécois vont en parler, mais également tout le Canada. En fait, résume M. Derbyshire, nous voulons que ce magasin soit si beau qu'il deviendra le premier que les touristes voudront visiter en débarquant à Montréal.
Outre l'agrandissement, le magasin prévoit une section consacrée aux hommes qui, à l'image de son nouveau magasin Holt Renfrew Men de Toronto, pourrait avoir son enseigne et son entrée propres. Une nouveauté qui, à Montréal à tout le moins, pourrait donner du fil à retordre à Harry Rosen, le magasin pour hommes de la rue Peel, à seulement trois pâtés de maison de là.
Il est également question de déplacer l'entrée principale du magasin sur la rue de la Montagne (en face de l'Hôtel Loews), de relier la nouvelle extension de cinq étages au projet voisin de copropriétés et d'hôtel de luxe mené par Immobilier Carbonleo, et de créer un nouvel espace de 1 000 pi2, destiné au magasinage en privé. Baptisé l'Appartement, cet endroit permettra aux clientes, seules ou entre amies, d'essayer vêtements et accessoires dans un confort comparable à celui d'une suite d'hôtel.
Lorsque les rénovations et l'agrandissement de l'immeuble seront achevés en 2017, l'actuel magasin Holt Renfrew de la rue Sherbrooke sera fermé tandis que celui de la rue Sainte-Catherine deviendra le plus grand de la chaîne, avec des ventes annuelles estimées au bas mot à plus de 250 M$ par année.
Mark Derbyshire réussira-t-il son pari ? Force est d'avouer que rien n'est gagné, en dépit de ventes comparables apparemment en hausse «de plus de 10 % chaque année depuis 5 ans». Car, au-delà du défi physique ou architectural que présente un tel agrandissement, le plus difficile consistera à réunir ces deux rivaux de toujours (Holt Renfrew et Ogilvy) et leurs équipes - aux cultures, visions et clientèles propres - autour du projet de création d'un même nouvel espace marchand, le plus cohérent possible.
La peur du faux pas
Dire que le défi est de taille est un euphémisme. La marque, les cultures, les clients, leur attachement : tout est sujet à dérapage. Comment réunir dans un même lieu le style classique d'Ogilvy et le modernisme servi par les designers de Holt Renfrew ?
«Il faudra réussir à demeurer fidèle aux goûts classiques des uns, sans décevoir les attentes souvent très branchées des autres, commente Isabelle Hudon, vice-présidente de Sun Life au Québec et membre du conseil d'administration de Holt Renfrew. La ligne est très mince, vous comprenez. Et ce faisant, il ne faudra jamais que le luxe ainsi présenté en vienne à rimer - surtout au Québec - avec inaccessibilité.»
Autre exemple de défi : la nécessaire conciliation des modes distincts de rémunération du personnel (à salaire et commission chez l'un, et uniquement à salaire chez l'autre). Certainement de quoi susciter des heures de réflexion pour le titulaire d'un doctorat en comportement organisationnel de l'université de San Jose qu'est M. Derbyshire.
Joanne Nemeroff, ex-patronne de Groupe Aldo, La Senza et Limited Brands, recrutée pour diriger les opérations montréalaises de Holt Renfrew, reconnaît d'emblée que le défi est plus complexe qu'il ne paraît au premier abord. La décoration, l'ambiance, la mise en marché, la gestion du personnel, les relations avec les clients, tout est à repenser.
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Le choix même d'un nom pour le nouveau magasin pose problème. En atteste le fait que 18 mois après son annonce, on ne connaît le futur magasin que par son nom de travail (Ogilvy, membre de la collection Holt Renfrew & Co.).
Au coeur de ce casse-tête particulier, confie une source proche du dossier : «une peur bleue de la part d'Hilary Weston (l'épouse de W. G. Weston) que Holt Renfrew ne répète l'erreur commise par Loblaw, qui n'a jamais réussi au Québec à se faire pardonner l'abandon pendant des années de l'enseigne Provigo».
Devant l'ampleur des défis qui s'annoncent, Mark Derbyshire a choisi de s'adjoindre les services de nul autre que le chasseur de tendances d'origine canadienne, Tyler Brûlé. Malheureusement pour le magasin, qui tente depuis des années de séduire la clientèle francophone, le consultant qui vit maintenant à Londres aura, l'instant d'une courte visite à Montréal en février, osé lier le déclin de Montréal à l'application de la loi 101.
Le faux pas encaissé, Holt Renfrew poursuit son objectif avec la ferme intention, non seulement de ne perdre aucun client, mais également d'accroître son bassin. «Nous ne réduisons pas nos activités, croyez-moi, prévient le pdg. Et le statu quo ne nous intéresse pas. Nous voulons que 1 + 1 donne plus que 2 !»
En attendant l'ouverture «vers la fin de 2017», de ce qu'il espère voir devenir la future scène du luxe montréalais, le détaillant qui s'est adjoint les services de Jonah Sigel, ancien cerveau de la stratégie numérique de Starbucks, devra trouver le moyen de s'adapter aux nouvelles habitudes de sa clientèle, de plus en plus en ligne.
En 2010, Mark Derbyshire soutenait qu'une première plateforme de commerce électronique serait inaugurée en 2012. Cinq ans plus tard, toutefois, il n'est toujours pas possible de commander le moindre article en ligne, et le pdg ne s'engage pas à y remédier d'ici la fin de 2015.
Un retard qui surprend, alors que des concurrents et une kyrielle de nouveaux détaillants en ligne font tous les jours la démonstration de l'explosion du commerce électronique dans la mode. «Il n'y a pas de doute, le luxe se vend très bien sur Internet, dit Daniel Baer, spécialiste de l'industrie du détail chez Ernst & Young. Si Holt n'a pas encore perdu de part de marché [comme elle le prétend], il est important qu'elle y investisse rapidement.»
La guerre des clients... et des marques
Mais localement, son défi le plus grand sera de convaincre les clients de rester fidèles au magasin de la rue Sherbrooke, alors que Holt s'installera progressivement dans celui de la rue Sainte-Catherine. «Les gens, dit Joanne Nemeroff, vice-présidente principale de Holt Renfrew à Montréal, sont naturellement attirés par la nouveauté.»
Et tout cela, pendant que Nordstrom et Saks auront tout le loisir de profiter de leur statut de new kids on the block pour faire la cour, autant à leurs clients qu'aux designers.
Car au delà du bras de fer pour le client, celui que se disputeront tous ces joueurs pour s'attirer la douzaine de grandes marques de designers internationaux risque d'être aussi féroce, confirme la consultante en commerce de détail, Bianca Barbucci. De grandes marques qui occupent de vastes espaces de boutique à l'intérieur de ces magasins. Chez Ogilvy et encore plus chez Holt Renfrew, plus de 50 % de l'espace est occupé par ces marques de luxe, et une proportion encore plus grande de leurs ventes et bénéfices en dépend.
La force de persuasion de Saks, qui offre de bons volumes d'affaires à plusieurs de ces marques partout aux États-Unis, fait frémir. Ses relations avec ces entreprises existent depuis longtemps, et Saks est déterminée à faire une entrée fracassante au pays. «Nordstrom et Saks vont tout faire pour ne pas rater leur entrée au pays [contrairement à Target]. Et il y a de nombreux joueurs indépendants, plus petits et agiles, qu'il ne faut pas non plus négliger», dit Alain Michaud, responsable du secteur commerce de détail de PwC.
Holt Renfrew a l'avantage d'être le distributeur partenaire historique de ces marques au Canada et fait de grands efforts pour continuer de les contenter. À Montréal, Holt Renfrew a dépensé en 2014 «des millions de dollars» en rénovation de tout genre dans son magasin de la rue Sherbrooke, pourtant voué à la fermeture.
Les espaces de boutique de Gucci, Bruno Cuccinelli, Prada, Dior et Hermès ont profité d'améliorations majeures. «Ce n'est pas quelque chose que nous ferions normalement, reconnaît Mark Derbyshire. Surtout à la veille d'une fermeture. Mais la satisfaction de nos clients et de nos partenaires n'a pas de prix.»
Les choix que feront les grandes marques seront intéressants à observer. «Un détaillant souhaite obtenir l'exclusivité. Mais ce n'est pas toujours possible», nous a confié, intéressé, Larry Rosen, pdg des boutiques Harry Rosen.
Holt Renfrew remportera-t-elle son pari ? Le détaillant affiche des revenus de 800 M$ aujourd'hui et vise 1 G$ en 2017. C'est le même objectif que Mark Derbyshire se donnait il y a trois ans.
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