Tour à tour entrepreneur, homme politique puis auteur à succès, le français Hervé Sérieyx scrute les organisations depuis le début des années 1980. Malgré les modes et les tendances, son message demeure : humaniser les entreprises, mobiliser l'intelligence des travailleurs. Il donnera deux conférences à Montréal prochainement : devant l'Ordre des CPA, en mars, et au Sommet international de la confiance dans les organisations, en mai.
DIANE BÉRARD - Vous avez écrit, entre autres, Le Big Bang des organisations, L'entreprise du troisième type et La nouvelle excellence : réussir dans l'économie nouvelle. Vous êtes donc spécialiste des chocs ?
HERVÉ SÉRIEYX - Qu'y a-t-il d'autre ? L'économie se renouvelle constamment. Et elle prend des formes parfois étonnantes qu'on n'aurait jamais pu prédire. Prenez l'économie circulaire, les déchets d'une industrie deviennent la matière première d'une autre. Les usines de méthanisation produisent de l'énergie à partir des déchets agricoles. Dans mon coin de pays, en Bretagne, des éleveurs de poulets traitent les plumes de leur volaille pour qu'elles servent d'adjuvants.
D.B. - Vous avez vécu et commenté le choc numérique pour constater aujourd'hui que cette révolution était bien plus puissante que vous ne le croyiez à l'époque. Expliquez-nous.
H.S. - J'ai cru, nous avons tous cru, que la révolution numérique apportait une nouvelle conception du temps, de l'espace et du réel. Nous étions dans l'instantanéité. Le numérique, pensions-nous, allait nous permettre de produire plus, plus facilement. On n'a jamais imaginé que le numérique allait nous permettre de produire plus... sans nous ! Pensez à toutes ces universités qui ne savent pas quoi faire de leurs professeurs parce que les MOOC [massive open online course] exigent moins de personnel.
D.B. - Qu'est-ce que les «Gafanomics» ?
H.S. - Ce sont les nouvelles règles de l'économie dictées par les Gafa : Google, Apple, Facebook et Amazon. Et par toutes les entreprises nées de la révolution numérique.
D.B. - Donnez-nous un exemple de Gafanomics.
H.S. - La disparition des emplois intermédiaires. Amazon, par exemple, n'a pas besoin de beaucoup de cadres. Par contre, il lui faut une armée de téléphonistes et de préparateurs de colis. L'OCDE évoque la polarisation des emplois qui aura lieu au cours des 20 prochaines années et la réduction massive des emplois de conception et de management. Le problème ? Les systèmes éducatifs ne se sont pas ajustés. Les écoles de gestion continuent de former de futurs cadres. En France, on a longtemps parlé de l'ascenseur social. Eh bien, cet ascenseur est devenu horizontal.
D.B. - Jusqu'où se manifeste l'influence de la révolution numérique ?
H.S. - Elle altère, entre autres, la notion de PIB et sa pertinence. Comment calculer la valeur de ce qui est produit dans chaque État lorsque des millions de personnes font du troc ? Et tout ça sans recette pour les gouvernements, puisque ces citoyens ne paient ni TVA ni TPS.
D.B. - En fait, nous sommes en train de découvrir l'impact d'une tendance prolongée...
H.S. - En effet. Pour l'instant, les suppressions d'emplois du monde d'hier ne sont pas compensées par des emplois neufs. On fabrique surtout du chômage. Et la formation professionnelle est encore tournée vers des métiers du passé qui n'existeront plus. Quant à la formation continue, elle existe trop peu. En France, certaines entreprises, dont Air Liquide, Total et Essilor, se soucient du fait que leurs employés soient plus compétents en quittant le soir qu'ils ne l'étaient le matin à l'arrivée. Il faut saluer aussi les efforts du Centre des jeunes dirigeants d'entreprise, un réseau de patrons de PME de moins de 45 ans. Ils ont placé la transition professionnelle au coeur de leurs enjeux.
D.B. - Parlons du choc de la mondialisation. On le croyait circonscrit aux entreprises, il s'étend bien davantage. Expliquez-nous.
H.S. - On a cru que la mondialisation était une affaire d'organisations. Qu'elle plaçait les entreprises en concurrence les unes avec les autres. Aujourd'hui, on se rend compte que la mondialisation concerne aussi les territoires. Nous sommes passés à un autre niveau. Les États, les villes, les systèmes fiscaux et juridiques, et même les systèmes d'éducation sont emportés dans le sillon de la mondialisation. La Chine, par exemple, envoie ses plus brillants étudiants se perfectionner à l'étranger. Et les États se mènent une guerre fiscale sans merci pour attirer des entreprises. Mais les organisations prennent aussi en considération la qualité de vie et la vigueur syndicale au moment de choisir leur prochain lieu d'investissement.
D.B. - Comme solution pour survivre à tous ces chocs, vous proposez, entre autres, la coopération. Ce n'est pas ce qu'on appelle une idée neuve...
H.S. - Ce n'est pas parce qu'on en parle qu'on le fait. La coopération que j'évoque exige de comprendre le travail des autres. On ne peut coopérer avec quelqu'un dont on ne comprend pas le métier. C'est ce que Peter Drucker appelait l'homme T. Une barre verticale, soit la connaissance de notre domaine. Et une barre horizontale, c'est-à-dire la connaissance des métiers de nos collègues. Les deux barres forment un homme ou une femme complet.
D.B. - Vous parlez aussi de communication. Qu'avez-vous de neuf à nous dire à ce sujet ?
H.S. - Tout comme la coopération, je parle d'essayer de communiquer pour vrai. En 1994, j'ai eu la chance de rencontrer Bill Gates à ses bureaux de Seattle. Chaque semaine, Gates passait une demi-journée à arpenter ses bureaux jusqu'à ce que l'un de ses employés lui lance «Bill, ça ne peut plus continuer !» Alors Gates s'arrêtait, il savait qu'il tenait quelque chose. C'est de ce type de communication que je parle.
D.B. - Ne me dites pas que les dirigeants ne savent pas qu'il faut coopérer et communiquer...
H.S. - Pour cela, il faudrait promouvoir les bons candidats ! Cela exige de revoir les systèmes d'évaluation et de promotion. C'est la grande bataille des directions de ressources humaines : sortir des automatismes qui consistent à choisir les candidats les plus diplômés pour opter plutôt vers ceux qui détiennent la véritable autorité, celle qui est acceptée d'emblée et de façon durable.
D.B. - On écrit depuis si longtemps sur les bonnes pratiques de gestion, pourquoi faut-il encore les répéter ?
H.S. - Appliquer ces pratiques exigent de passer du quantitatif au qualitatif. Or, les systèmes de pointage assortis de critères chiffrés apparemment objectifs sont rassurants. Au coeur des entreprises, on trouve des gens qui, trop souvent, croient davantage dans la qualité des processus que dans celle des humains.
D.B. - Et vous parlez de confiance. Vous lui attribuez beaucoup de pouvoir. Pourquoi ?
H.S. - La méfiance est la principale cause de la mauvaise performance des organisations. Imaginez ce qu'on pourrait accomplir si on arrivait simplement à ce que tout le monde comprenne ce qu'on fait ensemble. Et si on agissait de façon cohérente ensuite. Comme le disait Sartre, «la confiance se remplit par gouttes et se vide par litres».
D.B. - Et la reconnaissance, pourquoi est-elle importante ?
H.S. - Toute organisation finit par avoir le destin de son système de récompense. Si on ne récompense pas, les gens ne le feront pas, et vice versa.