Dans une classe de niveau primaire, le professeur dépose une guimauve sur le pupitre de chaque élève, tout en leur promettant une plus grande récompense s'ils attendent un peu avant de manger la friandise. Puis, il sort de la classe. À son retour, certains ont résisté à la tentation, d'autres pas. Pendant plusieurs années après " l'épreuve de la guimauve ", des experts ont suivi ces élèves. Ils se sont rendu compte que ceux qui n'avaient pas mangé le bonbon avaient mieux réussi leur vie professionnelle et personnelle que ceux qui l'avaient fait. Daniel Goleman relate cette expérience dans son ouvrage Emotional Intelligence.
Julie Carignan, psychologue organisationnelle, appelle délai de gratification ce concept auquel font face les entreprises. Il s'agit de la capacité de souffrir à court terme pour retirer des bénéfices plus importants à long terme. La conseillère en ressources humaines agréée à la Société Pierre Boucher est formelle : jamais elle n'embaucherait un candidat incapable de " souffrir ".
Les Affaires - Qu'est-ce que le délai de gratification ?
Julie Carignan - C'est la capacité à tolérer la frustration, à attendre pour obtenir une satisfaction à plus long terme plutôt qu'immédiatement, tant sur le plan personnel que professionnel. Elle peut faire défaut autant aux filles qu'aux garçons. Et même aux animaux : les prédateurs incapables d'attendre le moment propice pour se jeter sur leur proie ne survivent pas.
L.A. - Beaucoup disent que les membres de la génération Y sont incapables d'attendre; êtes-vous de cet avis ?
J.C. - Je n'aime pas généraliser, mais il faut reconnaître une tendance propre aux 18-30 ans (ou 20-34 ans, selon les auteurs) : ils n'ont pas appris à attendre. La génération Y sait aussi depuis longtemps qu'elle aura un meilleur pouvoir de négociation que ses parents. Les Y sont moins nombreux; plus rares, ils sont donc plus recherchés. En plus, les Star Académie et autres émissions de téléréalité leur ont fait croire que la réussite instantanée était possible. Et avec la bulle techno, ils ont cru que l'on pouvait devenir millionnaire en claquant des doigts.
L.A. - Qu'est-ce que cela change pour les employeurs ?
J.C. - Une conséquence concrète est le désengagement des jeunes envers les syndicats. Sécurité d'emploi, ancienneté, standardisation à outrance... Ils ne se reconnaissent pas dans ces valeurs. Prenez le milieu de la santé; vous ne vendrez jamais l'idée aux jeunes infirmières qui ont des enfants qu'elles doivent travailler la nuit et les fins de semaine parce qu'elles ont moins d'ancienneté. Voyez ce qui se passe; elles partent travailler pour le secteur privé, où elles peuvent choisir leur horaire.
L.A. - Ne peut-on considérer l'incapacité d'attendre d'un employé comme de l'ambition ?
J.C. - C'est le danger, effectivement. Si l'ambition est vue positivement, l'incapacité d'attendre peut avoir des effets pervers. L'employé impatient aura tendance à changer fréquemment d'emploi et à tourner en rond. Dans la vie, il faut une certaine ténacité pour arriver à quelque chose. Une personne qui n'a pas appris à attendre ne pourra pas aller au bout de son talent. À vouloir aller trop vite, on peut aller moins loin. En plus, les jeunes qui sont incapables d'attendre peuvent miner le climat de l'entreprise, parce qu'ils sont frustrés, qu'ils se plaignent tout le temps, etc.
L.A. - Que conseillez-vous aux employeurs ?
J.C. - Comme le délai de gratification est important pour presque tous les emplois, il faudrait l'évaluer avant d'embaucher un candidat. Moi, je n'embaucherais jamais un candidat ou une candidate dont le délai de gratification est trop faible. Je ne tiens pas à augmenter le taux de roulement de mon personnel.
L.A. - Comment évaluer le délai de gratification ?
J.C. - Il existe des tests psychométriques pour cela. Sinon, on peut poser des questions comme " Parle-moi des accomplissements dont tu es le plus fier ". On peut voir dans la réponse du candidat s'il a subi des échecs, s'il a vécu de la frustration, s'il a réussi à se relever. On peut aussi lui demander quel projet lui tient le plus à coeur et comment il s'y prendra pour le réaliser, ou bien quel est le plus important obstacle auquel il a fait face et comment il l'a surmonté.
L.A. - Un dernier conseil à un employeur qui embauche un jeune.
J.C. - Je lui conseillerais de s'arranger pour tenir les promesses faites lors de l'entrevue d'embauche. Sinon, le jeune ne restera pas longtemps. Demandez-vous si vous pourrez satisfaire ses exigences et comment vous ferez pour l'aider à se développer. Est-ce que le cadre intermédiaire qui supervisera le nouvel employé est capable de le gérer ? S'il aime les jeux de pouvoir, ça ne marchera pas. Pour un Y, un patron, c'est quelqu'un qui est au centre de l'équipe, pas au-dessus.