En Inde, un jugaad est une solution ingénieuse, conçue avec les moyens du bord, efficace sans pour autant être élégante. Le mot hindi sert aussi à qualifier une variante de l'innovation frugale. Selon le pdg de Renault-Nissan, Carlos Ghosn, qui a ouvert un centre de R-D à Chennai, l'innovation jugaad serait la clef pour conquérir les marchés émergents. Elle serait aussi incontournable pour toute entreprise souhaitant demeurer innovatrice. Afin d'en savoir plus sur l'innovation jugaad, Les Affaires s'est rendu en Inde pour observer comment les entreprises indiennes en tiraient parti.
Nous n'avions pas prévu rester prisonnier d'un tuk-tuk durant trois heures à Bengaluru (Bangalore). Après avoir séjourné un peu plus de deux semaines en Inde, nous étions pourtant familier avec l'enfer du trafic indien, avec ses klaxons incessants, ses feux de circulation que personne ne respecte et ses vaches indolentes. C'est pourquoi nous sommes parti deux heures à l'avance pour parcourir les 50 kilomètres qui séparaient notre hôtel du siège de Mahindra Reva, un constructeur de voitures électriques situé en périphérie de Bengaluru.
Sans surprise, notre chauffeur de tuk-tuk ne savait pas où se trouvait l'adresse et s'orientait en demandant son chemin auprès des vendeurs de paan [version indienne du tabac à chiquer] et des autres chauffeurs. Interrogé sur l'imminence de notre arrivée, il répondait «dans 15 minutes». Quinze minutes qui se sont étirées deux heures durant...
En attendant dans la pièce attenante au bureau du pdg de Mahindra Reva, où nous étions parvenu avec plus d'une heure de retard, nous doutions de nos chances de le rencontrer. À notre grand étonnement, Chetan Maini est sorti de son bureau le sourire aux lèvres, avant de nous serrer la main. Après tout, en Inde, la seule certitude qu'on a est qu'il faudra composer avec des imprévus. Dans ce contexte, les entrepreneurs indiens, des chauffeurs de tuk-tuk aux industriels, pratiquent tous plus ou moins l'innovation jugaad.
Né dans une famille aisée de Bengaluru, Chetan Maini n'a manqué de rien en grandissant. Malgré tout, grandir en Inde lui a inculqué la valeur de la frugalité. Dans un pays où le PIB moyen par habitant s'élève à 3 800 $ US (40 500 $ au Canada), les ménages doivent rivaliser d'inventivité pour subvenir à leurs besoins primaires. Chetan Maini, quant à lui, a dû recourir à plusieurs jugaads pour bâtir sa première voiture dès l'âge de 14 ans. «Je voulais qu'elle soit rapide, mais en même temps, il fallait qu'elle soit abordable, car mon budget était très limité», explique l'homme d'affaires.
Après avoir fait des études d'ingénierie à Detroit dans les années 1990, Chetan Maini est revenu dans sa ville natale avec la même ambition. Mais cette fois, la voiture qu'il allait développer devrait être non polluante et à la portée de la classe moyenne indienne. «Quand j'étais enfant, j'allais à l'école à vélo, et on pouvait se rendre n'importe où dans la ville en 20 minutes. Lorsque je revenais passer l'été, de retour des États-Unis, je constatais à quel point le bruit, la pollution et le trafic perturbaient la ville. Pour moi, la solution était la voiture électrique.»
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Ressources limitées
En Inde, faire plus avec moins fait partie du quotidien. L'un des jugaads les plus omniprésents en Inde est le recours aux appels manqués pour économiser des minutes sur son téléphone cellulaire. Par exemple, lorsque nous étions à Mumbai, notre chauffeur de taxi nous avisait de son arrivée par un appel manqué. De stratégie pour économiser, ce jugaad est devenu le fondement de ZipDial, une start-up établie à Bengaluru mise sur pied en 2010 par l'Américaine Valerie Wagoner.
Grâce à ZipDial, les consommateurs peuvent se contenter de composer le numéro d'une entreprise, puis de raccrocher. Ils s'attendent ensuite à recevoir un appel d'un représentant du service à la clientèle de l'entreprise, économisant ainsi des frais de téléphonie mobile, les appels entrants étant gratuits en Inde. «Nous pensions que la stratégie de l'appel manqué pouvait être utilisée par les consommateurs pour interagir avec les annonceurs et les marques», explique Valerie Wagoner, dont l'entreprise fait fureur en Inde de même que dans de nombreux pays émergents.
Lorsqu'elle embauche des employés, la femme d'affaires recherche les qualités qu'on retrouve chez un innovateur jugaad. Selon elle, ces qualités sont essentielles pour les start-ups réparties partout dans le monde, puisque ces dernières s'aventurent sur des chemins jamais empruntés. Dans la Silicon Valley, où Valerie Wagoner a travaillé pour plusieurs entreprises en démarrage, ceux qui possèdent ces qualités sont connus sous le nom de hackers.
Aptech, qui utilise ZipDial afin de rejoindre son public cible en Inde, illustre elle aussi la puissance de l'innovation jugaad. L'entreprise de Mumbai, qui offre des cours du soir visant à augmenter l'employabilité de ses étudiants, est d'ailleurs présente dans une quarantaine de pays émergents, dont l'Inde et la Chine.
En 2012, il est devenu évident pour Aptech que l'industrie du détail en Inde représentait pour elle une occasion de croissance. En effet, la multiplication des centres commerciaux dans le deuxième pays le plus populeux du monde a engendré une pénurie d'employés compétents dans le secteur. Même si Aptech possède des centres de formation partout au pays, l'entreprise s'est rendu compte qu'ils étaient peu pratiques pour la clientèle visée. Après une journée de travail de 10 heures, difficile d'exiger de ces travailleurs qu'ils prennent les transports en commun pour aller suivre leur cours.
Aptech a dû se rendre à l'évidence : louer un local dans les centres commerciaux ou encore transformer un autobus en salle de cours ambulant était trop couteux. «Le client ne veut pas payer plus de 30 roupies l'heure (0,55 $ CA) de cours ; on aurait pu facturer quatre fois plus, mais personne ne suivrait nos cours», explique Ninad Karpe, pdg d'Aptech.
Finalement, un employé de l'entreprise a proposé l'idée de convertir des conteneurs maritimes en salles de cours. L'idée, qui aurait pu être rejetée du revers de la main dans une autre entreprise, a été retenue par Aptech. «L'innovation jugaad est une innovation pertinente qui a tendance à voir le jour à l'extérieur des réunions et des processus formels», soutient Ninad Karpe, qui se pique d'être ouvert aux idées les plus folles.
Largué dans le stationnement d'un centre commercial situé en périphérie de Mumbai, le conteneur-salle de classe d'Aptech ne paie pas de mine. De l'extérieur, personne ne se douterait que ce conteneur couvert de publicité soit un centre de formation. Il s'agit d'une situation temporaire, puisque le conteneur est déplacé par camion une fois le programme terminé.
Bien que peu esthétique, la solution fonctionne et, pour Aptech, tout ce qui compte est d'offrir une formation de qualité... à un prix accessible.
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Faire table rase
Selon Rishikesha T. Krishnan, directeur et professeur à l'Indian Institute of Management à Indore, tous les pays émergents arrivent à un stade de développement où l'on voit apparaître des inventeurs qui se fient davantage à leur intuition qu'à des recherches structurées. Lorsqu'une société devient plus riche et plus complexe, l'esprit de débrouillardise propre à l'innovation jugaad tend à disparaître, faute d'être nécessaire. «Quelques-uns des plus grands innovateurs frugaux de l'histoire viennent des États-Unis, soutient le spécialiste de l'innovation. Henry Ford, par exemple, a fait de l'automobile un produit abordable en inventant la chaîne d'assemblage.»
Plus d'un siècle après Henry Ford, Chetan Maini approche la fabrication de véhicules électriques comme s'il s'agissait d'une toute nouvelle industrie. Inaugurée en 2012, l'usine de Mahindra Reva ne contient aucun robot, est refroidie grâce à un système de ventilation entièrement mécanique, et 35 % de l'électricité qu'elle consomme provient de panneaux solaires. On pourrait croire que toutes ces innovations ont demandé des investissements massifs, mais au contraire, elles ont été engendrées par la nécessité de réduire les coûts. L'usine n'a coûté que 10 millions de dollars américains à construire, et la voiture qu'elle fabrique, la Mahindra e20, est vendue en Inde pour à peine 11 450 $ CA.
Pour arriver à ce résultat, Mahindra Reva a dû innover, tant au niveau du produit que des processus de production. Notamment, la e20 est munie d'une coque extérieure de plastique plutôt que d'être recouverte de feuilles métalliques qui augmentent le poids des véhicules, sans compter qu'elles sont coûteuses à transformer. Ces coques sont livrées déjà peintes, ce qui permet à l'usine de Mahindra Reva de se passer d'atelier de peinture. Dans les faits, tous les composants de la Reva, y compris sa batterie, sont fabriqués par des sous-traitants, même si Mahindra Reva a contribué au développement de plusieurs d'entre eux.
Avant le lancement de la Reva e20, 40 % des ventes de Mahindra Reva étaient déjà réalisées en Europe. Dans la foulée du lancement de la e20 en Europe, qui devrait avoir lieu cette année, Chetan Maini souhaiterait y établir une usine. «Ça prend à peine 12 heures de main-d'oeuvre pour fabriquer une voiture. Donc, la différence entre l'assembler en Europe ou au Canada et le faire en Inde est d'à peu près 400 $», explique Chetan Maini. Ainsi, l'avantage concurrentiel du constructeur ne repose pas sur une main-d'oeuvre à faible coût, mais sur ses innovations.
Avantage concurrentiel
Dans les faits, Mahindra Reva n'est qu'une entreprise parmi tant d'autres qui, grâce à ses innovations jugaad, est en train de remporter un avantage concurrentiel qui perdurera sur les marchés développés. Or, leurs consoeurs des pays riches sont rarement équipées pour emprunter le chemin inverse, selon Navi Radjou, un chroniqueur de la Harvard Business Review qui, en 2012, a publié un livre sur l'innovation jugaad. «L'esprit jugaad, c'est quelque chose d'universel, explique l'auteur. On l'a tous en nous, mais au fur et à mesure de notre industrialisation, on a mis couche sur couche de structures et de processus.»
La e20 illustre comment la réactivité au marché des entreprises des pays émergents constitue un avantage concurrentiel. Entre autres choses, la voiture a été conçue de manière à ce que ses propriétaires puissent utiliser sa batterie comme source de courant alternatif à la maison, une fonctionnalité précieuse dans un contexte où les pannes de courant font partie du quotidien. Une fonctionnalité que des ingénieurs, dont le mandat est de concevoir une voiture pour les marchés émergents à partir d'un pays riche, n'auraient probablement pas ajoutée. «Le marché européen est à la recherche de nouvelles technologies, alors que le marché indien veut une solution abordable ; être présent dans les deux marchés nous permet d'innover sur les deux fronts», dit Chetan Maini.
Navi Radjou considère que le seul moyen, pour les entreprises occidentales, d'éviter de se faire distancer, est d'embrasser l'innovation jugaad. «Le scénario qui devrait se concrétiser, c'est que les entreprises des marchés émergents comme Huawei, en Chine, et Tata, en Inde, vont commencer par attaquer les marchés émergents comme l'Afrique et l'Amérique latine, explique l'auteur. Ensuite, ils vont venir concurrencer [les entreprises occidentales] dans les pays plus matures avec une offre qui combine l'abordabilité sans sacrifier la qualité», pense-t-il.
Pour lui, l'importance de l'innovation jugaad ne tient pas seulement au poids grandissant des pays émergents dans l'économie mondiale. Elle est un avantage concurrentiel dans tous les marchés, puisque les consommateurs des pays riches s'attendent de plus en plus à des produits personnalisés.
Dans ce contexte, être à l'aise face aux imprévus, comme l'était Chetan Maini face à notre retard, est tout sauf un luxe. «L'esprit jugaad permet aux entreprises de basculer du modèle du 21e siècle du one-size-fits-all à un modèle plus agile», dit-il.
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