Les affaires de Chris Arsenault n'ont jamais été aussi bonnes. Associé principal d'iNovia Capital, un fonds de capital de risque qui compte 275 millions de dollars sous gestion, c'est l'un des capital-risqueurs les plus performants du Canada. Son dernier bon coup ? La vente en mars dernier de Chango, une start-up de Toronto, pour 122 M$. Alors qu'il est en train de mener à terme le financement d'un quatrième fonds de 125 M$ US, M. Arsenault a accepté que notre journaliste Julien Brault le suive pas à pas durant une semaine. Une semaine qui n'a pas été de tout repos...
La première fois que j'ai senti que Chris s'ouvrait, il était au volant de sa BMW. C'était en fin de journée, le mardi 29 avril, et il était en chemin vers les nouveaux bureaux de Lightspeed, une des start-up les plus prometteuses du portefeuille d'iNovia. Je venais de lui demander pourquoi il était devenu un capital-risqueur. Il a répondu en évoquant SIT, l'entreprise spécialisée dans le Web qu'il avait cofondée dans les années 1990, et son éternel enthousiasme a alors laissé place à une certaine mélancolie.
«Après SIT, j'étais un peu comme le gars [un ancien pdg] qui est venu me voir au bureau cet après-midi, m'a confié Chris Arsenault. J'étais disponible, mais je ne savais pas exactement quoi faire.»
Non seulement M. Arsenault ne savait pas quoi faire, mais il avait besoin d'argent, et vite. Âgé de 26 ans, il allait bientôt être papa et traînait une dette de 400 000 $, héritée de la faillite de SIT, en 1997. C'est donc avec empressement qu'il a accepté de travailler pour Charles Sirois, qu'il considère comme son premier mentor. Ce dernier, pour sa part, voyait dans Chris un entrepreneur prometteur : «C'est un faiseur, c'est quelqu'un qui n'a pas de difficulté à prendre une décision», explique l'homme d'affaires.
En 1998, Chris Arsenault devient ainsi entrepreneur en résidence chez Telesystem, le conglomérat de Charles Sirois, qui contrôlait alors l'exploitant de téléphonie mobile Microcell (Fido). Homme à tout faire, il donne un coup de main aux différentes entreprises de Telesystem. Ce faisant, sous la direction de Charles Sirois, il acquiert peu à peu l'expertise qui fera de lui un investisseur hors pair.
«Avec SIT, j'étais dans la ligue de garage et, chez Telesystem, j'apprenais à jouer dans la ligue nationale.»
En 2012, il a été recruté pour préparer le lancement du fonds MSBI, commandité par les universités McGill, Sherbrooke et Bishop. Il a accepté de mettre en place, avec Mark de Groot, l'équipe du fonds, mais ne se voyait pas en tant que l'un de ses associés. «Comme j'étais plus ou moins responsable, on m'a demandé de diriger le fonds, m'a expliqué M. Arsenault, toujours au volant de sa voiture. Au début, je ne voulais pas. On parle d'investissements dans des technologies issues des universités. Moi, je suis un décrocheur ; alors, je savais que les profs, eux, allaient me regarder de haut.» Malgré tout, Chris Arsenault a fini par accepter de devenir associé de MSBI, un fonds doté de 46 M$, qui s'est transformé en iNovia en 2007.
Bâtir un grand fonds à Montréal
Ce mardi-là vers 17 h 30, lorsqu'il est arrivé à la gare Viger, où Lightspeed a élu domicile, inutile de dire que personne ne l'a regardé de haut. Il a eu droit à la visite du propriétaire, après quoi les trois principaux dirigeants de l'entreprise se sont assis dans des fauteuils pour décompresser. Encore débordant d'énergie, Chris Arsenault est resté debout, expliquant les motivations d'investisseurs bien en vue qui avaient approché Lightspeed, sans ménager les anecdotes.
Bref, Chris Arsenault aide la jeune entreprise - spécialisée dans la conception de systèmes de point de vente - à naviguer dans le monde fermé du capital de risque. Plus tôt ce jour-là, Chris avait d'ailleurs discuté avec son directeur des finances de différents candidats à un poste stratégique et lui avait même proposé d'acheter une autre start-up du portefeuille d'iNovia.
C'est grâce à son implication que M. Arsenault peut convaincre des start-up aussi courtisées que Lightspeed de prendre son argent.
«Chris, ce n'est pas un financier, c'est un passionné et un entrepreneur dont la force est le développement des affaires», lance Éric Legault, associé principal du fonds Teralys, qui a investi dans iNovia. D'ailleurs, pour M. Arsenault, tous les prétextes sont bons pour rappeler à ses collègues ou ses entrepreneurs qu'il ne faut jamais arrêter de vendre : «ABC : always be closing», l'ai-je entendu dire à plusieurs reprises.
Cette philosophie a été utile à Chris Arsenault pour bâtir iNovia. Au même titre que tous les fonds en capital de risque du pays, iNovia a dû ramer contre des vents contraires pour s'imposer. En effet, historiquement, les entrepreneurs canadiens ont préféré aux fonds locaux les grands fonds de la Silicon Valley, qui leur apportent à la fois du prestige et des relations avec les acheteurs potentiels aux États-Unis.
Chris Arsenault n'a jamais eu l'intention de se contenter des miettes, et il ne manque pas de relations dans la Silicon Valley. «L'une des choses qui le distinguent est qu'il utilise son réseau de relations de façon extrêmement efficace pour réussir à mettre la main sur des start-up au Canada et aux États-Unis», note d'ailleurs John Ruffolo, pdg d'Omers Ventures, le fonds ontarien ayant financé Shopify, qui a fait une entrée remarquée en Bourse en mai dernier.
Aussi, la prochaine étape, pour M. Arsenault, est de faire d'iNovia une véritable marque : «Les Sequoia, les Bessemer [deux fonds majeurs de la Valley], ils ont une marque et une réputation à long terme, affirme-t-il. Comme eux, on veut bâtir des entreprises qui ont le potentiel de tout changer. Je veux qu'iNovia fasse partie de l'histoire comme un acteur clé dans la transformation du milieu des start-up au Canada».
Le voyageur
Le lendemain matin de la visite de Lightspeed, mercredi, nous avons rendez-vous à Toronto. Je reçois un texto de Chris à 6 h 33, alors que j'attends en file à l'aéroport Montréal-Trudeau. Il m'invite à le rejoindre dans la loge Air Canada, où il peut avoir un invité gratuitement. Une fois que je l'ai rejoint, Chris Arsenault m'explique ses trucs pour éviter de perdre du temps en prenant l'avion.
Le Gaspésien d'origine, né d'une mère américaine et d'un père québécois, se rend chaque mois dans la Silicon Valley pour y cultiver ses relations et rencontrer les start-up californiennes dans lesquelles il a investi. Et c'est sans compter ses fréquents allers-retours à New York, Toronto et Calgary, où iNovia a des associés.
«Les investisseurs canadiens qui ne voyagent pas ne font pas leur travail», soutient-il, lui dont la carrière d'entrepreneur a pris un tournant lors d'un voyage d'affaires en 1994.
La relation qui allait changer la vie du jeune Chris Arsenault, âgé à l'époque de 22 ans, était Marc Andreessen. Alors vice-président des technologies de Netscape, l'Américain avait fait une présentation sur l'avenir du Web dans le cadre du Computer Dealers' Exhibition (COMDEX). Chris Arsenault y était allé afin de trouver un fournisseur de boîtiers d'ordinateurs pour SIT, qui fabriquait alors des machines pour un réseau de boutiques qu'il avait réunies sous l'enseigne Info-Media.
À une époque où seulement les geeks et les universitaires surfaient sur Internet, Marc Andreessen était convaincu que le Web allait transformer la manière dont on consomme de la musique et dont on s'informe, entre autres choses. Après la conférence, Chris Arsenault interpelle M. Andreessen, de trois mois son aîné, pour lui poser des questions. «Je suis revenu à Québec, et là j'ai dit à mes amis que le Web allait tout changer. C'était beaucoup plus poussé que connecter deux ordinateurs ensemble», raconte-t-il.
Grâce à cette rencontre fortuite, son entreprise allait décrocher le contrat de distribution des cédéroms de Netscape en Europe, obtenant la crédibilité nécessaire pour trouver du financement institutionnel et rafler d'autres contrats.
Chasse à la licorne
À son sommet de 115 employés, SIT semblait promise à un succès phénoménal. Elle semblait appelée à devenir ce qu'on appelle aujourd'hui une licorne, un terme qui désigne une start-up ayant une valeur d'au moins un milliard de dollars dans le jargon du capital de risque.
Le rêve s'est toutefois écroulé, et Chris Arsenault est encore aujourd'hui à la chasse de la prochaine licorne, tout comme l'est Marc Andreessen. Le fonds californien de ce dernier, Andreessen Horowitz, en a d'ailleurs financé plusieurs, dont Pinterest et Oculus VR.
Une fois à l'aéroport Billy Bishop, à Toronto, alors que nous attendions un taxi, je lui ai demandé s'il parlait encore à Marc Andreessen. Il m'a confié qu'il lui avait parlé, mais qu'il se souvenait plus ou moins de lui : «Le temps passe extrêmement vite quand on a une vie comme la mienne, mais pour lui, ça doit être encore pire», estime Chris.
À Toronto, il était prévu que j'assiste à un événement du C100, un réseau de Canadiens influents dans la Silicon Valley, dont Chris est membre. Or, ses dirigeants, apprenant qu'un journaliste allait l'accompagner, ont fait savoir à Chris que l'événement mettant en vedette un dirigeant de la Silicon Valley Bank n'était pas pour les journalistes.
Chris Arsenault a plaidé en ma faveur, mais c'était un avis de non-recevoir. «Après l'événement, on ira souper quelque part et je vais répondre à toutes tes questions», m'a-t-il déclaré, avant de s'engouffrer dans l'immeuble où l'événement confidentiel se déroulait. J'avais l'impression qu'il voulait en quelque sorte s'excuser. Il était évident que Chris se sentait mal que je revienne de Toronto presque bredouille.
Ce jour-là, j'avais été exclu du conseil d'administration de Well.ca, une boutique en ligne faisant partie du portefeuille d'iNovia, de son lunch avec une relation d'affaires dont l'identité était confidentielle et, maintenant, de l'événement du C100. Au moins, j'avais pu visiter avec lui les nouveaux bureaux de VarageSale. Fondée à Montréal, cette jeune entreprise venait d'annoncer un financement de 34 millions de dollars américains, codirigé par Sequoia, un des plus importants fonds en capital de risque de la Valley. «J'essaie de voir si l'entrepreneur est à l'aise avec l'espace dont il dispose, s'il sent qu'il a fait une erreur en investissant dans ces bureaux, m'avait alors expliqué Chris en sortant des bureaux de VarageSale. Je veux voir à quel point l'entrepreneur a confiance dans son modèle.»
Il lui manquait un petit million
Il a tenu sa promesse durant la fenêtre de quelques heures qui séparaient la fin de l'événement du départ de notre avion, à 21 h 15. Au restaurant, ce mercredi-là, Chris m'a expliqué comment SIT, la start-up qui l'avait mis au monde professionnellement, s'était effondrée.
Dans les années 1990, Chris était une véritable rock star à Québec, où il était perçu comme le prochain Bill Gates. «Lorsque j'ai reçu le prix "Jeune entrepreneur de l'année", le doyen de l'Université Laval a dit qu'à ce rythme, j'allais obtenir un doctorat honoris causa avant de décrocher mon vrai diplôme.»
Peu de temps après, M. Arsenault cessait d'aller à ses cours pour de bon.
À son sommet, en 1997, la société avait des bureaux à Sainte-Foy, à Paris ainsi qu'au Sénégal. Rien ne semblait pouvoir arrêter M. Arsenault. Pourtant, un simple appel de marge de la Banque Royale allait tout faire basculer. «Ils me donnaient trois mois pour tout rembourser ; il fallait que je trouve 1 M$.» En plus de devoir rembourser cette dette, SIT avait déjà d'importants problèmes de liquidités et était à la recherche de financement supplémentaire.
«Il avait construit quelque chose de beaucoup trop gros sur des bases pas assez solides, et il avait mal prévu ses besoins financiers», se rappelle Charles Sirois, que Chris Arsenault était venu rencontrer à Montréal, à l'époque. Le souvenir de cette rencontre est beaucoup plus vif dans l'esprit de Chris, qui se souvient que M. Sirois lui avait dit : «Je sais que tu vas prendre la bonne décision».
L'ennui, c'est que, du haut de ses 26 ans, Chris Arsenault n'avait pas la moindre idée de ce qu'il fallait faire. S'attelant à une tâche impossible, il a procédé à plusieurs rondes de mises à pied, une expérience traumatisante pour le jeune homme, qui avait convaincu ses amis et même ses professeurs de tout plaquer pour venir travailler pour lui.
Chris Arsenault, alors pdg de SIT, dit avoir été incapable de trouver du financement, même si, encore aujourd'hui, il considère que SIT aurait pu être un grand succès si les circonstances avaient été différentes. Entre autres choses, il était à couteaux tirés avec Jean-François Bruneau, alors président de l'entreprise.
«Le financement n'était pas un vrai problème, estime M. Bruneau. J'avais la Caisse de dépôt qui me tournait autour. Par contre, lors d'une des dernières rencontres que j'ai eues avec le gouvernement, on m'avait franchement demandé si Chris et moi pouvions continuer à travailler ensemble. Je leur ai dit non. C'est vraiment ça qui a emporté le morceau.»
Chris Arsenault, pour sa part, espérait malgré tout sauver l'entreprise : «Naïvement, à cette époque, je pensais que le bon sens et l'argent pouvaient régler n'importe quoi. Mais aujourd'hui, je sais que le plus grand ennemi d'un entrepreneur, c'est l'ego. C'est une leçon que je n'ai jamais oubliée», me dit-il.
Toujours est-il que, faute de financement, SIT a fait faillite, laissant ses investisseurs sur la paille, y compris ses cofondateurs. «Je n'avais pas de mentors et je n'avais pas de capital de risque. Quand je pense à toutes les relations que j'avais, c'est clair que je ne les ai pas utilisées autant que j'aurais pu ; je n'avais pas assez confiance en moi», confie Chris Arsenault qui, selon ceux qu'il a côtoyés à l'époque, semblait pourtant déjà déborder de confiance.
«Aujourd'hui, j'utilise à fond mes relations», enchaîne Chris, qui en a 2 200 sur LinkedIn (même s'il n'accepte que les personnes qu'il connaît) et pas moins de 7 000 dans son carnet Gmail.
C'est ce réseau qui lui permet aujourd'hui de réunir les investisseurs pour son quatrième fonds, mais aussi, de faire du recrutement pour ses start-up et d'en découvrir de nouvelles.
S'il n'a assisté à aucune présentation d'entrepreneur durant la semaine, Chris Arsenault a eu d'incalculables échanges avec des cadres supérieurs, des financiers et des entrepreneurs qui, parfois, lui parlaient en bien d'une nouvelle entreprise.
L'importance d'avoir un mentor
Le vendredi matin, Chris Arsenault n'a pas fait la grasse matinée. Le jour précédent, nous nous étions déplacés à Québec, où Chris avait assisté à l'inauguration des bureaux de Poka, qui a conçu un réseau social pour les employés d'entreprises manufacturières.
Je venais à peine de me réveiller lorsque j'ai reçu un message texte du capital-risqueur à 7 h 53. Je devais le rejoindre à 8 h 30, mais le programme avait apparemment changé. Il me demandait s'il pouvait venir me chercher plus tôt à mon hôtel. Je me suis préparé à toute vitesse, mais il a été plus rapide que moi. Une voiture m'attendait devant la porte de sortie, Chris assis sur le siège du passager, et Antoine Nivard, un analyste d'iNovia, à l'arrière.
À demi réveillé, j'ai pris place dans la voiture conduite, ai-je vite appris, par Alexandre Leclerc, pdg de Poka et, en outre, fils du pdg de Biscuits Leclerc. La start-up de Québec, dans laquelle iNovia a investi, tenait ce matin-là une réunion de son conseil d'administration.
Dans la voiture, Chris Arsenault dit à Alexandre Leclerc que Charles Sirois avait été son mentor, que ce dernier passait 30 % de son temps avec ses pdg. «Mon père le connaît ; je pense qu'il siégeait à un conseil d'administration avec lui», dit Alexandre Leclerc, qui ne manque jamais une occasion de parler de l'entreprise familiale.
Alors que certains pourraient attribuer la confiance débordante du jeune Leclerc au milieu aisé dont il est issu, Chris Arsenault y voit plutôt la même soif de réussir qu'il avait à l'époque de SIT. «Il est beaucoup mieux encadré que je ne l'étais à l'époque», m'a confié Chris. Malgré tout, en route vers la gare de train de Sainte-Foy, toujours avec le jeune entrepreneur au volant, Chris lui recommandait de se trouver un mentor.
Il encourage tous les pdg des entreprises de son portefeuille à faire de même. «Comme pdg, ils devraient tous avoir un mentor qui puisse les conseiller dans leur vie tant personnelle que professionnelle. Car les deux sont liés ; quand ça ne va pas dans ta vie personnelle, ça se ressent au bureau.»
Chris, du reste, a lui aussi un mentor, l'homme d'affaires retraité Pierre-Georges Roy, dont il a reçu un courriel dans le train qui le ramenait à Montréal ce jour-là. «Il me donne des commentaires supplémentaires à la suite de notre dernière conversation, m'a expliqué Chris. Sa principale préoccupation, c'est l'impact de mes voyages sur ma famille.»
Ce soir-là, il est rentré particulièrement tôt chez lui. Revenu à Montréal, il est retourné chez iNovia, où il a reçu un professionnel de la finance qui semblait à la recherche d'un changement professionnel, et à qui sept personnes auraient recommandé d'aller rencontrer Chris Arsenault. Ensuite, Chris a filé à la maison pour passer du temps avec sa famille... et avec un investisseur potentiel pour son quatrième fonds, qu'il recevait à souper.