Harald J. Norvik compte 40 ans d'expérience dans le monde gouvernemental et l'entreprise privée. Il a notamment été pdg de la pétrolière Statoil. Inspiré par l'action d'un de ses amis au sein de l'Ashoka Support Network, le premier réseau mondial d'entrepreneurs sociaux, il a choisi de sauter dans la mêlée afin de bâtir un pont entre le secteur privé et celui de l'entrepreneuriat social.
Diane Bérard - Qu'est-ce que le réseau Ashoka ?
Halrald J. Norvik - C'est le premier réseau mondial d'entrepreneurs sociaux. Fondé il y a 30 ans par l'Américain Bill Drayton, Ashoka compte 3 000 entrepreneurs sociaux dans 80 pays [dont une quinzaine au Québec]. On les nomme des Fellows. Ashoka ajoute 150 Fellows par année.
D.B. - Qu'est-ce que l'Ashoka Support Network ?
H.J.N. - C'est un réseau de philanthropes qui soutiennent financièrement les entrepreneurs de la communauté Ashoka et collaborent avec eux. Nous apportons du temps, des compétences et de l'argent. Le réseau ASN compte environ 350 membres.
D.B. - Pourquoi avez-vous rejoint ASN ?
H.J.N. - Un ami membre m'a approché. Je le voyais s'impliquer depuis deux ans. Son action m'inspirait. Vous savez, la société scandinave prend soin de ses citoyens. Mais le gouvernement, même scandinave, ne peut pas régler tous les problèmes. Les enjeux deviennent trop complexes. Et tout se propage plus vite, le bon comme le mauvais. Les entrepreneurs sociaux règlent des problèmes que ni l'État ni les ONG n'arrivent à résoudre. Comme membre de l'Ashoka Support Network, je facilite le travail de ces entrepreneurs afin de maximiser leur impact sur la société.
D.B.- Quelle est votre contribution concrète ?
H.J.N. - Je suis consultant et je siège à quelques conseils d'administration de Fellows Ashoka.
D.B. - À laquelle de vos expertises les Fellows Ashoka font-ils le plus souvent appel ?
H.J.N. - En 40 ans, j'ai travaillé au gouvernement, comme secrétaire d'État au ministère du Pétrole et de l'Énergie de la Norvège, et dans le milieu des affaires, entre autres comme pdg de la pétrolière Statoil. Les entrepreneurs me demandent souvent un coup de pouce pour naviguer dans l'appareil réglementaire. Ou pour élaborer une campagne de lobbying, car les entrepreneurs sociaux ont souvent besoin de changer les règles pour remplir leur mission. Pour composer avec les médias aussi. Et pour des trucs de gestion de base comme la planification et la comptabilité. Les entrepreneurs sociaux sont guidés par la passion et une bonne idée pour régler un problème. Il leur manque parfois des connaissances. D'où la pertinence de réseaux comme ASN.
D.B. - Vous avez passé 40 ans dans le monde des affaires ; comment bâtit-on des ponts entre cet univers et celui de l'entrepreneuriat social ?
H.J.N. - Ce n'est pas évident. À première vue, les entreprises sociales et les entreprises traditionnelles semblent évoluer dans deux mondes différents. Elles travaillent sur des enjeux différents. Mais ce qui les réunit, c'est qu'elles opèrent dans la même société. Et les dysfonctions de la société nous affectent tous à différents niveaux.
D.B. - Vous suggérez de regarder de plus près le cas de la société norvégienne FERD, pourquoi ?
H.J.N. - FERD est un holding familial qui possède un fond activiste, un fonds d'investissement traditionnel, un fonds spéculatif, divers investissements et un bras immobilier. Son plus récent investissement a été l'achat de 10,1 % de Petroleum Geo-Services, une société de 2 000 employés cotée à la Bourse d'Oslo. Johan H. Andresen, président et propriétaire de FERD, a décidé d'investir dans l'entrepreneuriat social. Son conseil a voté une somme de 4 M$ CA à investir annuellement dans ce dossier. De plus, il alloue l'équivalent de 2,8 employés à temps plein à cette division. Le budget de 4 M$ CA est investi dans des entreprises sociales. Mais il sert aussi à développer des activités de promotion, dont une conférence annuelle. En 2015, le portfolio FERD compte neuf entreprises sociales, dont trois ne dépendent plus de son soutien financier. Elles génèrent suffisamment de revenus autonomes. FERD applique une démarche ciblée pour ses investissements en entrepreneuriat social. Il se concentre sur deux domaines d'intervention, soit les enfants et les jeunes. Et depuis 2013, FERD publie un rapport de rendement social des entreprises de ce portfolio.
D.B. - Vous estimez que l'innovation peut être un facteur de rapprochement entre ces deux mondes...
H.J.N. - Les entreprises traditionnelles veulent toutes innover. Or, les entrepreneurs sociaux sont champions de l'optimisation des ressources. Ils disposent de peu, alors ils doivent se montrer créatifs. Et puis, ils n'ont pas les moyens d'entretenir une flopée de gestionnaires. Alors, ils limitent la bureaucratie.
D.B. - La connaissance du client aussi...
H.J.N. - Les entreprises sociales naissent pour résoudre un problème social ou environnemental. Ce sont leurs clients qui ont imposé leurs produits ou leurs services. Dans le cas des entreprises traditionnelles, c'est moins évident. Leurs produits ont souvent été conçus dans les bureaux. Et, même lorsqu'on consulte les clients, on les fait venir à nos bureaux plutôt que d'aller dans leur environnement. L'entrepreneur social peut aider les entreprises établies à se recentrer sur leurs clients. À quitter leurs bureaux pour retourner sur le terrain. À imaginer des solutions qui comblent un vrai besoin plutôt qu'à ajouter une offre concurrente de plus.
D.B. - Votre carrière s'est déroulée dans le secteur de l'énergie. Y voyez-vous une contribution possible pour les entrepreneurs sociaux ?
H.J.N. - À première vue, pas vraiment. L'énergie est un secteur intensif en capital qui exige de gros investissements en technologie. Rien de tout cela ne colle vraiment à l'entrepreneuriat social. Il y a un dossier, par contre, qui lui convient. C'est la réduction de la consommation et les économies d'énergie. On pourrait imaginer des entreprises sociales travailler à réduire les besoins énergétiques en monitorant mieux la consommation.
D.B. - On vante souvent le modèle scandinave ; mais, pour les gens d'affaires, ce modèle social-démocrate n'est-il pas contraignant ? Ne vous désavantage-t-il pas par rapport à des concurrents étrangers qui n'ont pas vos obligations sociales ?
H.J.N. - Pas du tout. Si l'on tient compte de leur taille, on peut dire que les pays nordiques connaissent un succès appréciable à l'étranger. Nous comptons plusieurs entreprises de taille importante. Cela prouve qu'on peut réussir en affaires dans une social-démocratie. Une société peut être égalitaire et prospère.
D.B. - En 2012, une des principales sociétés québécoises, le détaillant Couche-Tard, a acquis le réseau de stations-service de Statoil. Vous avez dirigé cette entreprise. Couche-Tard a-t-il fait une bonne affaire ?
H.J.N. - Couche-Tard a pris une excellente décision. Elle s'est ouvert les portes de l'Europe en acquérant une marque respectée. Le réseau de détail de Statoil était très rentable. Mais il existe peu de synergie entre l'exploration pétrolière et la distribution. C'est pourquoi Statoil s'est départie de ses stations-service. ConocoPhillips, dont je suis administrateur, a conservé la distribution. Cependant, elle en a fait une entreprise à part.