Roya Mahboob a 27 ans. Cette entrepreneure afghane figure sur la liste 2013 des 100 personnalités les plus influentes du Times. Elle a aussi reçu un Tribeca Disruptive Innovation Award, à l'occasion du Tribeca Innovation Week. Je l'ai interviewée pour l'occasion. Son entreprise, Citadel Software, vise l'émancipation des femmes afghanes grâce à la technologie et à la littératie numérique.
Diane Bérard - Comment une jeune Afghane peut-elle devenir pdg d'une société informatique dans son pays ?
Roya Mahboob - Tout a débuté en 2003 grâce à un cours de six mois gratuit offert par les Nations Unies. J'avais lu des livres portant sur l'informatique, mais je n'avais jamais eu la chance de toucher à un ordinateur. Mes connaissances demeuraient théoriques. Grâce aux Nations Unies, j'ai appris les rudiments pratiques. J'ai attrapé la piqûre et décidé de m'inscrire à l'université en informatique.
D.B. - Votre cours universitaire ne s'est pas déroulé comme prévu...
R.M. - En effet, nous n'apprenions pas l'informatique, nous apprenions plutôt la religion. L'université d'Herat est islamique. Nous avons protesté auprès de la direction de l'établissement et du ministère de l'Éducation. Nous avons réclamé un véritable professeur d'informatique. À force d'insister, l'université a recruté un enseignant allemand.
D.B. - Quand avez-vous décidé de devenir entrepreneure ?
R.M. - À l'université, je proposais à des ONG les services d'étudiants pour qu'ils dessinent leur site Web. Après avoir reçu mon diplôme, en 2010, j'ai décidé de lancer une vraie entreprise. Je veux contribuer à la création d'emplois et à l'émancipation des femmes afghanes - et de leurs consoeurs du Pakistan, de l'Inde, du Bangladesh, etc. Je compte y arriver grâce à l'informatique, Internet et les médias sociaux.
D.B. - Comment avez-vous été accueillie par votre communauté ?
R.M. - On m'a menacée. J'ai reçu des courriels haineux. On s'en est aussi pris à ma famille. «Tu dois interdire à ta fille de se lancer en affaires», a-t-on lancé à mon père. «Ta soeur est une mauvaise personne. Elle se comporte mal», a-t-on dit à mon frère. Ils ont répondu qu'ils avaient confiance en moi et soutenaient mes projets. D'ailleurs, un de mes frères et une des mes soeurs travaillent avec moi. Eux aussi sont diplômés en informatique.
D.B. - Quelle était la mission d'origine de votre entreprise et pourquoi l'avez-vous modifiée ?
R.M. - Citadel Software a été créée pour développer des logiciels et des bases de données pour les ONG, les organisations internationales, le gouvernement et les entreprises. Nous avons conçu, entre autres, un système de gestion des patients pour les cliniques de santé ainsi qu'un système d'inscription pour les universités. Nous offrons toujours ce service de développement, mais il a fallu nous diversifier. Notre chiffre d'affaires ne grimpe pas assez vite pour atteindre les retombées économiques auxquelles j'aspire. Mener des affaires en Afghanistan est difficile pour tout le monde. Se faire payer pour les contrats gouvernementaux, par exemple, pose problème à cause de la corruption. Si vous êtes une femme entrepreneure, la situation se complique. Pour rester en affaires, il a fallu que je devienne le plus «invisible» possible. Mes activités aussi. Nous nous sommes réfugiés derrière la Toile. J'ai donc ajouté des services de création de contenu. Par la plateforme Women's Annex, des femmes créent des blogues et des vidéos sur l'éducation, le sport, les affaires et une foule d'autres sujets. Plus de 300 blogueuses tirent un revenu de la publicité qui vient se coller à leur blogue.
D.B. - Votre modèle d'entreprise repose sur la route de la soie numérique. De quoi s'agit-il ?
R.M. - La route de la soie numérique est une adaptation virtuelle de la route de la soie de Marco Polo. Cette voie numérique permet, elle aussi, la circulation des biens, par le commerce électronique. Mais on n'a pas à sortir de chez soi pour y faire du commerce. Elle convient donc à mon modèle d'entreprise, puisqu'elle devient une source d'émancipation pour les femmes afghanes. La plupart de mes collaboratrices travaillent de chez elles. Cela leur permet de gagner un revenu sans mettre leur sécurité en péril. La route de la soie numérique est empruntée par 60 000 micro-entrepreneures en Afghanistan, au Népal, au Pakistan, en Égypte... C'est le chemin de leur indépendance. Elles sont connectées entre elles et sur le monde.
D.B. - Comment l'Occident peut-il contribuer à construire cette route de la soie numérique ?
R.M. - Nous avons besoin de formation pour pouvoir y circuler. Vous pouvez, par exemple commanditer des étudiants. Développer des programmes de littératie numérique en ligne.
D.B. - Qu'en est-il des infrastructures numériques ?
R.M. - Elles sont plutôt bonnes, près de 65 % du pays est connecté par fibre optique. Plus de 20 millions de citoyens sont branchés à un appareil mobile, soit 68 % de la population. Mais nous avons besoin de formation pour apprendre à exploiter cette technologie afin d'en tirer profit.
D.B. - Pour créer des emplois pour les Afghanes, il faut d'abord les former...
R.M. - Je travaille aussi en amont en offrant des cours d'introduction à l'informatique à l'école. Nous avons développé des laboratoires d'informatique dans 11 écoles d'Herat. Cela nous permet de rejoindre une population de 35 000 étudiantes. Je vise 40 laboratoires, dans tout le pays. Cette fois, 160 000 étudiantes auront accès à ces laboratoires. Même celles qui n'ont pas d'ordinateur chez elles pourront tout de même apprendre l'informatique et pratiquer ce qu'elles apprennent.
D.B. - Parlons d'argent, votre entreprise est-elle profitable ?
R.M. - L'argent est un souci constant. Nous avons démarré sans un sou, avec les cafés et les restaurants comme bureau. J'ai pu compter sur le soutien de mes proches [love money]. Je les rembourse chaque fois que Citadel décroche un contrat ; le reste, je le réinvestis dans l'entreprise. J'ai quelques commanditaires étrangers, comme Craig Newman [Craig's List]. Mais cela ne suffit pas. Pour réaliser mes projets, je dois trouver 500 000 $ d'ici la fin de 2014. Je vais utiliser mon réseau et tous les canaux possibles : la commandite, les dons à notre fondation et l'investissement direct.
D.B. - Vous avez figuré sur la liste des 100 personnes les plus influentes du Times. Cela aide vos affaires, non ?
R.M. - Oui et non. J'y gagne de la visibilité à l'extérieur de l'Afghanistan, mais cela complique ma vie au pays. Toute cette attention est jugée non appropriée pour une femme. Je dois me montrer très discrète lorsque je suis chez moi.
D.B. - Au-delà des emplois que vous créez, directement et indirectement, quelles sont les retombées de votre entrepreneuriat ?
R.M. - Certains représentants gouvernementaux commencent à reconnaître l'importance d'enseigner les technologies aux jeunes filles. Désormais, toutes les étudiantes de 14 à 18 ans doivent suivre un cours d'informatique. Il faut dire que le chef de l'éducation de la ville d'Herat appartient à la jeune génération et fait donc preuve d'ouverture.