Le capitalisme actuel n'est pas plus humain que le précédent, au contraire. Au World Business Forum, la messe annuelle des gens d'affaires américains, on n'a parlé que de sélection naturelle et de survie des plus forts.
Plus de 14,8 millions d'Américains n'ont pas d'emploi, soit presque un sur dix en âge de travailler. Des millions de victimes de la pire crise économique à sévir depuis 70 ans. De plus, chaque nouvelle publication du taux de chômage vient enfoncer le clou : aucune embellie à l'horizon. Les entreprises n'embauchent pas. Elles attendent le consommateur qui, lui, espère un emploi.
Mais, il y a plus inquiétant encore. Si l'on se fie au discours des pdg présents au septième World Business Forum (WBF), tenu à New York au début du mois d'octobre, le jour où les entreprises recommenceront à recruter, il y aura beaucoup d'appelés, mais bien peu d'élus. Les cicatrices de la crise sont si profondes que les entreprises en sont sorties implacables. Plus dures, plus exigeantes, plus sélectives.
Le monde d'après-crise est résolument darwinien. C'est Jack Welch, l'ex-pdg de General Electric, qui en résume le mieux la nouvelle devise. Attendu comme le messie au WBF 2010, Saint-Jack n'a pas déçu ses fans, " Célébrez les gagnants et débarrassez-vous des autres. Ils seront utiles... ailleurs ! " Cette déclaration lui a valu une ovation monstre.
Considéré comme l'un des cinq rendez-vous de gens d'affaires les plus importants du monde, le WBF est un peu le " Davos du management ". Les participants, tous des cadres supérieurs et des pdg, y viennent pour flairer l'air du temps, réseauter et faire le plein d'idées pour l'année.
Le journal Les Affaires y a rencontré des cadres comme Guruduth Banavar, vice-président et chef de la technologie chez IBM, et Kristoffer Satterthwaite, directeur de comptes chez Cisco ; leurs employeurs respectifs ont déboursé des milliers de dollars pour qu'ils assistent à ces conférences. On se serait attendu à ce que les Guruduth et Kristoffer de ce monde, les survivants de la crise qui ont encore un emploi, viennent chercher un peu de réconfort et d'humanité à cet événement. Pas du tout. Ils ont écouté poliment Jim Collins, le conférencier d'ouverture et auteur des livres à succès Good to Great, Build to Last et How the Migthy Fall, prôner l'humilité avec des formules telles que : " Consacrez moins d'énergie à être intéressant et davantage à être intéressé. "
" Jim est toujours juste ", reconnaît Guruduth Banavar d'IBM. Pourtant, si les participants de WBF sont venus entendre Collins, ce sont les Carlos Brito et Bill McDermott qu'ils ont vraiment écoutés.
Roi du rendement
Bill McDermott est copdg de SAP, une des plus grande sociétés de logiciels du monde. Son entrée sur scène ne passe pas inaperçue : " Il n'y aucun autre endroit au monde où j'aimerais mieux me trouver en ce moment que dans cette salle avec vous ", lance-t-il, survolté. C'est cette énergie que les participants du WBF sont venus chercher, pour chasser la morosité des deux dernières années. Bill McDermott est un gagnant, un roi du rendement. Alors qu'il travaillait chez Xerox, où il fut le plus jeune président de division, son équipe a remporté le prestigieux Baldrige Award, la plus haute forme de reconnaissance du pays pour récompenser les efforts d'une entreprise en gestion du rendement et de la qualité.
La crise, il n'en a que faire. " Cessez d'attendre la fin de l'incertitude, l'ancien monde n'existe plus ", déclare-t-il. Soyez réaliste, soyez imaginatif, sortez de vos quatre murs, faites travailler l'écosystème pour vous, poursuit-il. Le monde que Bill McDermott décrit n'a rien de morose, il est vaste et plein d'occasions d'affaires. Dans son secteur, les promesses des plateformes mobiles sont infinies. Mais il pose deux conditions à la réussite : une équipe de haut niveau et un leader invincible. " Le nom qui apparaît sur votre carte professionnelle est votre actif le plus précieux, votre marque la plus importante ", estime-t-il.
Le ton est donné pour Carlos Brito, qui prend le relais du pdg de SAP. " Aucun dirigeant ne dit je vais embaucher des gens ordinaires, mais plusieurs le font ", déclare le pdg de la brasserie Anheuser-Busch InBev dès ses premières minutes sur scène. Cette société, dont les revenus ont atteint 36,8 milliards de dollars américains en 2009, est présente dans 200 marchés. C'est une des cinq plus grandes sociétés de produits de consommation du monde. Reconnu pour la stratégie radicale de réduction des coûts qu'il a implantée à partir de 2006, Carlos Brito est aussi responsable de l'augmentation de 20 % des investissements en publicité au dernier trimestre de 2009.
Celui qui voyage toujours en classe économique est monté sur l'estrade en chemise, ce qui lui donne plus l'allure d'un cadre intermédiaire que d'un grand patron. D'abord, il a charmé l'auditoire en évoquant l'importance pour une entreprise d'avoir des rêves, de grands rêves. Pour l'illustrer, il a cité les cinq acquisitions qui ont mené son entreprise à la superpuissance qu'elle représente aujourd'hui. Les rêves, insiste-t-il, doivent être partagés, surtout auprès des investisseurs, pour nous pousser à les réaliser. Savoir manier la pression est la marque d'un grand leader, souligne-t-il.
Mais le facteur clé du succès, c'est l'équipe. Il propose le test suivant aux participants : " Vous avez deux employés qui occupent le même poste, Mike et John. Mike travaille pour vous depuis 10 ans, c'est un bon employé, rien à redire. John est là depuis six mois, c'est un hyperperformant. Un poste s'ouvre à l'échelon supérieur, à qui l'offrez-vous ? " Silence. " À John, bien sûr. Être équitable ne signifie pas traiter tout le monde également, mais bien traiter les gens différents autrement. " Encore Darwin !
Les conférenciers du WBF 2010 ont atteint leur but : les participants sont repartis gonflés à bloc. Prêts pour un nouveau départ, inspirés par les cas de réussite dont ils se sont abreuvés pendant deux jours. La question : cela suffira-t-il à assurer la reprise ? L'économie s'en portera-t-elle mieux ? On peut en douter. Le monde dépeint à ce " Davos du management " en est un d'exclusion dans lequel une grande partie des 14,9 millions de chômeurs américains n'ont pas leur place.
Peut-être n'est-ce qu'une phase de transition, le temps que s'estompe le syndrôme postcrise et que les entreprises trouvent comment être à la fois productives et humaines. Le World Business Forum de l'an prochain devrait nous donner des réponses.