Pour sa quatrième édition, qui se déroule de 26 au 28 mai, la conférence C2 Montréal a ajouté un volet : le Social Business Summit. Ce thème de l'entrepreneuriat social était au coeur de deux conférences internationales auxquelles Les Affaires a assisté récemment : en avril, le Skoll World Forum on Social Entrepreneurship, à Oxford, en Angleterre, et en mai, le Ashoka Future Forum, à Washington, aux États-Unis. Ces conférences réunissaient des entrepreneurs sociaux, de grandes entreprises avec qui ils font équipe et des investisseurs à la recherche de nouveaux types de placement.
1. La technologie, nouvelle alliée de l'entrepreneur social
L'entrepreneuriat social se concentre sur l'impact, qu'il désire le plus important possible. Or, la technologie peut constituer un accélérateur d'impact. On observe une augmentation des alliances entre les entreprises sociales et les entreprises technologiques.
Pour les premières, la technologie accélère l'impact. Pour les secondes, elle accélère le sens. «Nos ingénieurs se réjouissent à l'idée de mettre leur talent et leurs compétences au service de projets signifiants pour la société», commente Jason Payne, chef de l'ingénierie philanthropique chez Palantir Technology, de Palo Alto, en Californie.
Palantir crée des logiciels et analyse des données. Elle collabore notamment avec l'américaine Verité, une organisation qui contribue à l'amélioration des conditions de travail des travailleurs des pays émergents. Grâce à la technologie de Palantir, Verité peut repérer les courtiers qui abusent de la bonne foi de la main-d'oeuvre migrante qu'ils recrutent, entre autres, pour fabriquer des cellulaires en Malaisie.
«Ces courtiers sont habiles, souligne Dan Viederman, directeur général de Verité. Il faut recouper des dizaines de bases de données pour les localiser. Palantir possède l'expertise pour y arriver.»
L'expertise de Google Earth, elle, s'avère stratégique pour Imazon, qui cherche à stopper la déforestation au Brésil. Les ordinateurs de Google Earth ont digéré trois décennies d'images pour produire une carte sans nuages de la forêt amazonienne qui est mise à jour en temps réel.
Quant aux designers d'Autodesk, ils ont contribué avec ceux de la firme californienne Ideo à la mise au point de la pompe à eau simplifiée que Proximity Design, de Yangon, au Myanmar, vend aux habitants de la région.
«Collaborer avec des entrepreneurs sociaux s'inscrit dans l'avenir du design, estime Joe Speicher, directeur général de la Fondation Autodesk. Le design devra de plus en plus se préoccuper de son impact social et environnemental.»
2. Des sources de financement de moins en moins traditionnelles
Le bassin de financement des entreprises sociales se diversifie. Les foyers des grandes fortunes de ce monde se déplacent. En Russie et en Chine, par exemple, la première génération de gens d'affaires, les 45-55 ans, affiche des préoccupations philanthropiques. Et elle cherche des avenues d'investissement. En Afrique, travailler au gouvernement n'est plus la seule voie acceptable pour gagner sa vie. L'entrepreneuriat et les entrepreneurs sont de plus en plus valorisés. Tranquillement, des petites fortunes s'amassent. Ces entrepreneurs veulent et voudront investir leurs revenus. L'investiront-ils au pays ou à l'étranger ? Les entrepreneurs sociaux occidentaux commenceront-ils à solliciter du financement de ces investisseurs émergents ? Seront-ils avantagés ou désavantagés par rapport aux entrepreneurs sociaux locaux ? Ces questions ont été soulevées lors des ateliers de Skoll.
3. Des partenariats plus stratégiques et moins philanthropiques
Plus de deux millions de jeunes Américains de 16 à 24 ans ne sont ni au travail ni aux études. L'organisme YouthBuild USA veut sortir ces jeunes de la marginalité en leur permettant de décrocher un diplôme tout en gagnant de l'expérience de travail. Elle s'est alliée, entre autres, à la multinationale française Saint-Gobain, qui conçoit, produit et distribue des matériaux de construction. Le projet : les jeunes apprennent un métier de la construction en fabriquant des bâtiments LEED dans leur quartier. Saint-Gobain fournit les matériaux et prête ses employés pour enseigner aux jeunes.
Les entreprises sociales tentent de plus en plus d'élaborer ce type de partenariat. «Assurez-vous que votre partenaire gagne autant que vous dans le partenariat, souligne Timothy Cross, président de YouthBuild International. Ça ne peut plus être uniquement une affaire de don. Les partenariats les plus durables sont ceux où la mission de l'entreprise sociale contribue à celle de l'entreprise traditionnelle.»
4. La chaîne d'approvisionnement, nouvelle cible des entrepreneurs sociaux
«Les entrepreneurs sociaux contribuent à régler des problèmes sociaux et environnementaux qui touchent les collectivités avec lesquelles nous collaborons, explique Louise Nichols, responsable de l'approvisionnement responsable et de l'emballage chez le détaillant britannique Marks & Spencer. Leurs interventions rendent notre chaîne d'approvisionnement plus robuste et résiliente.»
La chaîne d'approvisionnement, c'est la nouvelle cible de l'entrepreneuriat social ; elle contribue à jeter des ponts entre l'univers de l'entrepreneuriat social et celui de l'entrepreneuriat traditionnel.
«Nous avons longtemps visé la protection de nos sous-traitants au moyen de l'implantation de normes minimales, dit Michael Kobori, vice-président, développement durable, du fabricant de vêtements Levi Strauss. Ça ne suffit plus. Les grandes sociétés comme la nôtre veulent contribuer à améliorer la vie du personnel de leurs sous-traitants. Nos fournisseurs doivent respecter nos normes sociales et environnementales, sinon leurs commandes sont suspendues.»
Mais les entreprises savent qu'elles n'assainiront pas leur chaîne d'approvisionnement seules. Elles collaborent notamment avec les entreprises sociales qui savent souvent mieux qu'elles ce qui se passe réellement sur le terrain.
5. L'argent n'est pas toujours la solution
«De nombreux problèmes sociaux et environnementaux ne se règlent pas simplement en inondant les bénéficiaires d'argent», prévient Peter Tufano, recteur de la Saïd Business School de l'université Oxford.
L'entrepreneuriat social et l'innovation sociale se penchent de plus en plus sur les «goulots d'étranglement». Qu'est-ce qui coince, au-delà de l'argent ? Prenons le cas du programme 5by20, de Coca-Cola. Il vise à intégrer cinq millions de femmes entrepreneures dans la chaîne mondiale d'approvisionnement de Coca-Cola d'ici 2020.
Ces entrepreneures, il faut d'abord les former avant de leur donner des ressources financières. C'est le premier goulot d'étranglement. Et il ne suffit pas que l'argent soit accessible. Il doit l'être localement, sinon elles n'en profiteront pas. Ces femmes sont souvent soutien de famille, elles ne peuvent se déplacer très loin de leur domicile. Pour ne pas abandonner leurs enfants, bien sûr. Mais aussi, dans plusieurs pays, de longs déplacements peuvent mettre la sécurité de ces entrepreneures en péril. La présence de partenaires locaux devient donc aussi importante pour la réussite de cette initiative sociale que la formation ou la quantité d'argent investi.
6. Consacrer plus de temps à recruter... et à congédier
Au Ashoka Future Forum 2015, tenu à la mi-mai, on a beaucoup discuté des ressources humaines. Du déséquilibre entre le temps que les patrons des entreprises sociales consacrent à leur mission et au financement par rapport au temps qu'ils consacrent à recruter et à congédier. «Nous passons trop de temps à penser et pas assez à implanter», déplore Paul Rieckoff, pdg d'Iraq and Afghanistan Veterans of America (IAVA), une organisation qui s'occupe de la réinsertion de 150 000 vétérans à la vie active.
7. Ne pas accorder trop d'importance aux personnes au détriment de la mission
Les organisations sociales aiment les héros. Leurs fondateurs, leurs employés jouissent souvent d'un statut particulier. «Trop souvent, on leur attribue plus d'importance qu'ils n'en ont dans l'atteinte de la mission de l'organisation, prévient Paul Rieckoff. Plusieurs dirigeants et plusieurs conseils d'administration d'organisations sociales ne savent pas congédier ou répugnent à le faire.» L'organisation en paie le prix, car elle n'accomplit pas sa mission et doit partir en quête de nouveau financement.
8. L'intrapreneuriat social
Russell Gong est consultant au bureau de Deloitte à Rosslyn, en Virginie. Il a aussi créé le programme D2 international qui permet aux associés de Deloitte de contribuer à des projets sociaux à l'étranger. En 2014, par exemple, un groupe de volontaires a assisté Mozaik, une organisation bosniaque qui s'attaque au chômage chez les jeunes, qui est de 65 % dans ce pays. Mozaik souhaite contribuer à former 100 000 entrepreneurs sociaux en 10 ans. D2 international a cocréé une partie de la stratégie pour y arriver. Ce programme réalise un projet par année. À ce jour, une centaine de consultants de Deloitte y ont participé. «Nous les sélectionnons en fonction de leurs compétences, bien sûr, dit Russell Gong. Mais leur personnalité, leurs valeurs et leurs motivations importent autant.» Il a fallu beaucoup de persévérance à Russell Gong pour établir D2international, a-t-il confié aux participants de l'Ashoka Future Forum. Il a mis des mois à élaborer son projet. Puis, pendant des semaines, il organise des rencontres tous les matins, à 7 heures, pour faire circuler son idée. Il décroche enfin une rencontre de 15 minutes avec le pdg et ses vice-présidents. Mais à peine une minute trente après le début de sa présentation, on lui signifie que l'entreprise a déjà de nombreuses initiatives sociales. Douche froide.
Mais Russell Gong n'abandonne pas. Il envoie un courriel à chacun des cadres présents à cette réunion pour solliciter une deuxième chance d'expliquer son idée, étape par étape, et d'indiquer la façon dont elle profitera aussi à Deloitte. Cette fois, il propose des rencontres individuelles pour se donner la chance d'établir une relation plus personnalisée. Ils ont tous accepté.
«Mon projet sert aussi Deloitte, dit-il. Il répond aux besoins de mes collègues de la génération Y en quête de sens dans leur travail.» D2international a deux objectifs : la contribution sociale internationale, mais aussi l'implantation d'une culture d'intrapreneuriat social chez Deloitte. «J'aimerais que ce programme amène chacun de nous à se demander : comment puis-je mieux servir mon client tout en ayant un impact positif sur ma collectivité ?»
À quoi reconnaît-on un bon intrapreneur social ? «Ce sont des personnes très pragmatiques, répond George Roter, fondateur d'Ingénieurs sans frontières Canada. Elles ne se laissent pas obnubiler par leur objectif à long terme. Elles savent saisir les petites victoires rapides, et ne considèrent pas que celles-ci constituent un compromis par rapport à leur méta-objectif.»
Faut-il se déclarer publiquement intrapreneur social ? «Pas tout de suite, répond George Roter. Si c'est possible, travaillez d'abord en secret. Accumulez une ou deux petites victoires, puis dévoilez-vous.»