" On dit que la médecine personnalisée, c'est l'avenir. En fait, c'est déjà commencé ! " lançait un dirigeant du géant Merck lors du dernier symposium BioContact, la grande messe annuelle de l'industrie biopharmaceutique québécoise, qui avait lieu au début d'octobre à Québec.
De fait, les plus importants joueurs de cette industrie de la province se mobilisent en vue de déployer des projets qui feraient appel à cette approche révolutionnaire.
La médecine personnalisée consiste à donner des traitements adaptés aux profils génétiques ou moléculaires des patients. Cela change tout le modèle d'entreprise de l'industrie. Auparavant, les sociétés pharmaceutiques fabriquaient des médicaments blockbusters massivement administrés, mais qui ne fonctionnaient que dans certains cas et causaient souvent des effets secondaires néfastes. Dans le nouveau modèle, elles offriront des tests pour évaluer les prédispositions d'un patient et des traitements ciblés adaptés à celles-ci.
100 millions de dollars par année pendant 10 ans
Sous la direction du Fonds de la recherche en santé du Québec (FRSQ) et des trois grappes des sciences de la vie - Montréal InVivo, Québec International et Sherbrooke Innopole -, un comité de pilotage prépare un document de stratégie qu'il compte remettre d'ici à la fin de janvier à ses partenaires, a appris Les Affaires. " Nous avons consulté plus d'une centaine de personnes de plusieurs milieux : biopharma, biotechs, TI, sociétés de capital de risque, agences gouvernementales, médecins, chercheurs universitaires, éthiciens, etc. ", dit le vice-président scientifique du FRSQ, Howard Bergman, qui préside l'initiative.
M. Bergman affirme avoir aussi l'appui des deux autres fonds de recherche subventionnaires : le Fonds québécois de la recherche sur la nature et les technologies ainsi que le Fonds de recherche sur la société et la culture.
La stratégie pourrait se traduire par des investissements publics et privés totalisant jusqu'à 100 millions de dollars (M$) par an pour les 10 prochaines années. Car la médecine personnalisée ne porte pas ses fruits à court terme. Le comité veut faire appel aux programmes gouvernementaux existants ou en créer d'autres pour monter des projets de médecine personnalisée dans des secteurs où le Québec est en avance : cardiologie, cancérologie et maladies infectieuses, notamment.On lorgne en particulier le dernier projet annoncé dans le cadre de la Stratégie québécoise de la recherche et de l'innovation, qui prévoit un investissement de 20 M$ du gouvernement et un montant équivalent de la part d'un leader industriel.
Une industrie à créer
Pourquoi une telle mobilisation ? Parce que la médecine personnalisée promet de révolutionner les finances des pharmas et du gouvernement - en plus de rendre les patients plus heureux !
Les pharmas auront besoin de moins de patients pour mener leurs recherches cliniques - ce qui leur fera réaliser des économies importantes - et les médicaments qu'elles développeront afficheront de meilleurs taux de succès, ce qui augmentera leur taux de remboursement.
Pour les payeurs - les gouvernements, les compagnies d'assurance et les patients -, la facture pourrait être réduite de diverses façons, en évitant les traitements inutiles et néfastes. Des patients mieux soignés occupent en effet moins de lits d'hôpitaux et sont plus productifs.
Comme l'explique Howard Bergman, " la médecine personnalisée représente l'espoir d'améliorer la santé de la population et de mieux contrôler les coûts de santé ". On comprend vite pourquoi. Partout dans le monde, c'est actuellement la course à l'identification de biomarqueurs et à la conception de tests diagnostiques, les outils à la base du développement de nouveaux médicaments. Aux États-Unis, la Food and Drug Administration (FDA) en a déjà approuvés, dont certains découverts par des chercheurs d'ici. Medco, le plus grand assureur privé, a même commencé à financer la conception de tests diagnostiques qu'il rembourse à ses clients. Et le gouvernement Obama prépare une législation sur le sujet.
Le Québec, un laboratoire vivant
S'il agit maintenant, le Québec sera l'endroit parfait pour réaliser une démonstration de faisabilité des avantages de la médecine personnalisée, estime M. Bergman. Sans qu'elle soit en avance sur des régions concurrentes, la province a de bonnes cartes à jouer. Elle a l'avantage d'occuper un petit territoire, ce qui facilite la mobilisation des partenaires des secteurs public, industriel et gouvernemental. De plus, le Québec dispose d'experts dans les domaines auxquels la médecine personnalisée fait appel : la génomique, les biomarqueurs, l'imagerie et la santé publique. Et surtout, il y a ici un seul utilisateur-payeur : l'État." Le Québec pourrait être un laboratoire vivant pour la médecine personnalisée dans le monde ", renchérit Martin Godbout, président de BioContact et premier président de Génome Canada, qui agit comme consultant dans cette démarche.
Le patrimoine génétique de la population québécoise est par ailleurs un des mieux connus du monde, notamment grâce au grand projet de cartographie génomique CARTaGENE.
Certains acquis sont évidents. Depuis 10 ans, les gouvernements fédéral et provincial ont distribué plus de 300 M$ dans plusieurs initiatives québécoises en génomique qui se sont traduits par des réussites, notamment par la création d'entreprises prometteuses. " Ces 300 millions commencent à porter leurs fruits ", affirme Jean-Marc Proulx, président de Génome Québec.
C'est aussi à Montréal qu'a été créé l'an dernier le Centre de recherche en pharmacogénomique Beaulieu-Saucier de l'Institut de cardiologie de Montréal, qui a déjà conclu trois ententes de recherche avec des entreprises pharmaceutiques. Entre autres avec la société suisse Roche, pour effectuer une étude mondiale auprès de 4 000 patients en cardiologie. Le centre est reconnu pour sa capacité à coordonner des recherches mondiales et il dispose d'une biobanque de 11 000 codes génétiques de patients en cardiologie, dont le nombre sera ultimement de 30 000. Son bras financier est le Centre d'excellence en médecine personnalisée (CEMP), le seul du genre au Canada. Sa mission consiste à financer des recherches de biomarqueurs pour les compagnies pharmaceutiques en échange de redevances.
" Ce qu'on veut vendre aux grandes pharmas, c'est notre écosystème ", relate M. Godbout. " Les pharmaceutiques sont très intéressées " par cette stratégie, ajoute M. Bergman. D'ailleurs, un représentant de Pfizer est membre du comité de pilotage. D'autres joueurs industriels pourraient également s'y joindre : des compagnies de technologie de l'information, des manufacturiers, etc.
Revoir la structure du système de santé
Les études de pharmacoéconomie restent toutefois à faire. Rien ne sera facile, prévient Clarissa Desjardins, directrice du CEMP. Car si le fait d'avoir un seul payeur représente un avantage sur le plan théorique, il peut se transformer en désavantage dans la pratique si le seul payeur refuse de payer.
" Le problème, au Québec, c'est qu'il n'y a pas de compétition pour être plus performant dans la livraison des soins de santé. " Or, on le sait, la concurrence favorise l'innovation. Chose certaine, selon Mme Desjardins, " c'est toute la structure du système de santé qu'il faudra revoir si le Québec veut accueillir la médecine personnalisée. "