Le Crédit agricole est la quatrième banque européenne en importance sur le plan des actifs. En France, le tiers des particuliers et la moitié des entreprises y sont clients. Tout comme le Mouvement Desjardins, c'est une coopérative. Il compte toutefois trois fois plus d'employés et sept fois plus de clients que Desjardins. Dominique Lefebvre en est le président.
Diane Bérard - Vous avez d'abord été exploitant agricole ; en quoi cela teinte-t-il votre vision et votre gestion ?
Dominique Lefebvre - Je suis ancré dans la réalité. Je ne suis pas un banquier, mais un représentant des sociétaires dont je fais partie.
D.B. - Diriger le Crédit agricole a-t-il changé votre vision de l'économie ?
D.L. - Oui, ça m'a rendu plus indulgent envers les institutions financières. On leur a fait un procès exagéré. Toutes les banques n'ont pas été fautives. On n'y trouve pas que des voyous. Il y a des gens qui travaillent bien. Avant, pendant et après la crise, plusieurs institutions financières, surtout les coopératives, ont très bien fait leur travail.
D.B. - Vous affirmez que la crise de 2008 a été une «crise de régulation». Expliquez-nous.
D.L. - Les régulateurs ont failli [à leurs responsabilités]. Ils n'ont pas vu le mal qui se propageait à cause des hypothèques à haut risque (subprimes). Ils n'ont pas su les discerner ni les contrôler.
D.B. - Les régulateurs ont-ils appris de cette crise ?
D.L. - Je n'en suis pas convaincu. Nous [les institutions financières] sommes surveillés par rapport aux risques de la dernière crise. Mais une crise n'arrive jamais comme la précédente. Les régulateurs doivent faire preuve d'imagination. Ils pourraient regarder du côté de la gestion de portefeuille, par exemple. Les exigences envers les gestionnaires de portefeuille sont plus faibles que celles à l'égard des banques ; pourtant ils détiennent beaucoup plus d'actifs.
D.B. - Le Crédit agricole ressemble beaucoup au Mouvement Desjardins, à deux exceptions près. Lesquelles ?
D.L. - D'abord, nos clients ne sont pas obligés d'être sociétaires. Depuis 10 ans, toutefois, nous les incitons davantage à le devenir. Ensuite, il y a 15 ans, nous avons détaché une partie de nos opérations pour en faire une société en Bourse, Casa. Celle-ci représente la moitié de nos actifs.
D.B. - Desjardins est souvent coincée entre sa mission coopérative et son statut d'institution financière. Qu'en est-il du Crédit agricole ?
D.L. - C'est inévitable ! Pour être concurrentiels, nous devons penser efficacité et volume.
D.B. - Desjardins provoque un tollé chaque fois qu'elle ferme une succursale. Le Crédit agricole aussi ?
D.L. - Il est évident qu'on nous juge différemment des institutions financières non coopératives. Pendant la crise, on a vu des banques carrément quitter certaines régions de la France. Le Crédit agricole ne fait pas ça. Il peut fermer des succursales, mais ne quitte pas la région. Il faudrait que nous soyons vraiment déficitaires pour prendre une décision aussi terrible. Toutefois, nous sommes soumis aux mêmes règles que les banques. Et nous ne pouvons pas voler au secours de tout le monde.
D.B. - Compte tenu de leur mission, les coopératives, comme Desjardins et le Crédit agricole, devraient-elles pousser davantage la vente de produits d'investissement responsable que les banques ?
D.L. - Oui, mais ce n'est pas évident. Certains clients demandent qu'on privilégie l'investissement dans le tissu local et l'investissement responsable. D'autres ne veulent que du rendement. Et certains demandent les deux. C'est possible. Il n'est pas nécessaire de pratiquer la politique de la terre brûlée. Mais il faut être volontariste pour faire comprendre aux clients que rendement et responsabilité sont conciliables.
D.B. - Sur votre site, un onglet s'intitule «financer l'économie réelle». N'est-ce pas le mandat de toutes les institutions financières ?
D.L. - C'est ce qui devrait être, mais nous voulions l'affirmer pour créer une distinction avec la spéculation. La spéculation ne crée rien d'utile. Alors qu'en finançant l'économie réelle, vous financez les biens de tous les jours, l'achat d'une maison, le développement d'une entreprise, etc.
D.B. - Les institutions financières ne doivent pas financer la spéculation, dites-vous. Elles doivent financer le profit. Expliquez-nous.
D.L. - Le profit est nécessaire à la pérennité. Vous êtes rémunéré pour un produit ou un service que vous vendez à un client. Ce client vous a choisi parce qu'il apprécie votre prestation. Et le profit est réinvesti pour améliorer la qualité de l'activité. Ce n'est pas de la spéculation. Vous créez quelque chose d'utile dont les gens veulent.
D.B. - Votre planification stratégique évoque une réforme de la gouvernance du Crédit agricole. De quoi s'agit-il ?
D.L. - Vue de l'extérieur, notre société paraît compliquée. Il faut la rendre plus lisible. Les relations entre la coopérative et la structure cotée, Casa, peuvent être améliorées. Les caisses régionales distribuent des produits créés par l'entité cotée. Cette relation clients-fournisseurs doit être revue. Il y a trop de situations à l'intersection de deux métiers où chacun estime que «ce n'est pas sa responsabilité». Il faut améliorer les articulations.
D.B. - Le Crédit agricole conteste une décision du superviseur européen des institutions financières, car il estime qu'elle nie le statut particulier des coopératives. Expliquez-nous.
D.L. - Les coopératives comme le Crédit agricole accueillent des clients au sein de leur conseil d'administration. Ces clients, comme tous les autres administrateurs, prennent des décisions de crédit. Ce sont des dirigeants effectifs. Or, la nouvelle règle du superviseur des institutions financières affirme que les non-banquiers ne sont pas compétents, qu'ils ne méritent pas le titre de dirigeants effectifs. Cette règle veut ramener les clients qui siègent à nos conseils à un rôle de surveillants. Nous nous y opposons ! C'est nier l'essence d'une coopérative. Nos sociétaires bénéficient d'une gouvernance au sein de laquelle ils ont des représentants engagés et compétents. Nous défendons cette particularité et nous tenons à ce qu'elle soit reconnue.
D.B. - Depuis la crise, on cite le mouvement coopératif comme une solution pour éviter les dérives. Qu'en pensez-vous ?
D.L. - Le mouvement coopératif n'est pas uniforme. Les coops de production, par exemple, fonctionnent différemment du Crédit agricole. Et ce mouvement n'est pas parfait. Comme la démocratie, il est difficile à organiser. Il est traversé par des mouvements de foule et risque le populisme. De plus, les valeurs coopératives ont été galvaudées pour devenir des slogans. Mais globalement, on gagne parce qu'on responsabilise les membres plutôt que de leur demander d'accepter passivement ce qu'on leur propose.
D.B. - Quel est l'apport le plus important du mouvement coopératif ?
D.L. - C'est le concret. Quand un élu participe au comité de prêts, il apporte sa connaissance du secteur. Sa contribution dépasse l'analyse financière du banquier. L'élu a une longueur d'avance, il sait ce qui s'en vient dans son secteur d'activité. Pour moi, une coopérative comme le Crédit agricole est un modèle grâce auquel on enrichit les décisions financières de points de vue issus de l'économie réelle.