Fuites orchestrées dans les médias canadiens, alliances transatlantiques inusitées, intense lobby auprès des gouvernements, manque de transparence... Les négociations qui ont mené à la signature de l'accord de libre-échange entre le Canada et l'Union européenne n'ont pas été de tout repos. Incursion dans les coulisses de ces pourparlers historiques.
Bruxelles, vendredi 18 octobre 2013. Le premier ministre Stephen Harper et le président de la Commission européenne José Manuel Barroso échangent une poignée de main ferme, tout sourire, sous une avalanche de flashs d'appareils photos. Le moment est historique : Ottawa et Bruxelles viennent de signer un accord de libre-échange. Une entente qui aura toutefois été très difficile à négocier, disent plusieurs sources engagées de près ou de loin dans ces discussions.
Lancés en 2009, les pourparlers n'ont pas commencé sur les chapeaux de roue. Au Canada, les provinces - qui participaient pour la première fois à des négociations de libre-échange, à la demande de l'UE - n'avaient pas toutes le même intérêt pour ces discussions, préférant souvent laisser l'initiative à Ottawa. «Au début, ça a été difficile pour les petites et les grandes provinces de se coordonner», confie une source de l'industrie qui a participé à des breffages techniques.
Par exemple, l'Île-du-Prince-Édouard - dont la population est inférieure à celle de Longueuil - n'avait ni les ressources ni le leadership du Québec lors des échanges avec Ottawa. Selon cette source, le négociateur en chef du Québec, Pierre Marc Johnson, était très influent et jouait un rôle de rassembleur. «C'est un gars extrêmement compétent, d'une grande finesse pour manoeuvrer. Peut-être trop parfois, car il était difficile à décoder !»
La SAQ à Bruxelles pour défendre son modèle
Mais une fois sur la même longueur d'onde, les provinces ont travaillé main dans la main sur des enjeux clés, comme le maintien du monopole de la distribution d'alcool, «un concept qui agaçait les bureaucrates de Bruxelles, adeptes du libre marché», dit une autre source gouvernementale près des négociations. Des représentants de la Société des alcools du Québec (SAQ) et du Liquor Control Board of Ontario (LCBO) se sont même rendus à Bruxelles pour démystifier ce modèle.
«Nous y sommes effectivement allés. Les fonctionnaires voulaient mieux nous connaître», dit Linda Bouchard, porte-parole de la SAQ. La société d'État aurait aussi bénéficié du lobbying exercé par des exportateurs de vins français au Québec sur des fonctionnaires à Bruxelles pour les convaincre d'accepter le maintien intégral des monopoles dans les provinces, selon nos informations. Bref, ces grands acteurs trouvaient leur compte dans le système actuel.
Culture : Québec a dû tordre le bras de Paris
Du lobbying, le Québec a dû en faire de son côté pour s'assurer que les États puissent continuer à subventionner leurs industries culturelles - et que ces dernières soient donc exclues de l'accord avec l'UE signé le 18 octobre. «Nous y sommes parvenus en fin de course avec la France qui a porté le dossier auprès des États membres de l'UE, en acceptant de revendiquer la protection au-delà de l'audiovisuel», dit Pierre Marc Johnson dans un entretien avec Les Affaires.
Mais Paris n'a pas toujours été un allié. «Le Québec a été seul dans cette négociation pendant trois ans. Vraiment seul ! Même la France n'était pas à ses côtés», a déploré le négociateur en chef du Québec, lors d'une allocution prononcée à la Délégation générale du Québec à Paris, le 20 novembre.
C'est le lobbying de la Coalition pour la diversité culturelle, un organisme québécois (qui comprend notamment l'ADISQ), et du gouvernement du Québec qui a fait pencher la balance en faveur du Québec. La première ministre Pauline Marois a aussi discuté avec son homologue français Jean-Marc Ayrault. Le poids diplomatique de la France a permis de faire accepter l'exception culturelle aux 27 autres pays de l'UE qui accordaient peu d'importance à ce principe.
Des fuites européennes... dans les médias canadiens
Durant les pourparlers, des points litigieux ont coulé dans les médias d'ici. Des fuites que les négociateurs canadiens ont eu à gérer et qui auraient été orchestrées par l'Union européenne, selon le président d'une association d'affaires canadienne. «L'UE agissait ainsi pour pousser le Canada à prendre position.»
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Des fuites européennes... dans les médias canadiens
Durant les pourparlers, des points litigieux ont coulé dans les médias d'ici. Des fuites que les négociateurs canadiens ont eu à gérer et qui auraient été orchestrées par l'Union européenne, selon le président d'une association d'affaires canadienne. «L'UE agissait ainsi pour pousser le Canada à prendre position.»
Jointe par Les Affaires, l'ambassadrice de l'UE au Canada, Marie-Anne Coninsx, a déclaré que ces allégations étaient des rumeurs. «L'Union européenne a tout fait pour éviter des fuites ! Ce n'est certainement pas la politique de l'Union européenne d'émettre volontairement des fuites pour forcer d'autres parties à prendre position.»
Ces fuites laissaient entendre qu'Ottawa et Bruxelles négociaient le démantèlement du système de gestion de l'offre, qui limite les importations de lait, d'oeufs et de volailles au Canada (et concentré au Québec). Cela a forcé le gouvernement Harper à se porter publiquement à sa défense. Malgré tout, Ottawa a finalement lâché du lest, en acceptant que les quotas d'importation de fromages européens augmentent.
Selon une source gouvernementale près du dossier, le Québec aurait été mis devant le fait accompli. Ottawa a accepté d'ouvrir davantage notre marché aux fromages européens contre un accès du boeuf canadien et du porc québécois dans l'UE. Le pari du fédéral ? Puisque les trois seuls abattoirs de porcs du pays ayant une certification européenne sont situés au Québec, la province sortirait gagnante de cet arbitrage.
Le gouvernement canadien a fait trois choses pour atténuer l'impact sur les producteurs de fromages québécois. Il a étalé l'ouverture accrue du marché canadien sur une période de sept ans. Il permettra à des producteurs du Québec d'acheter des permis pour importer du fromage européen, une activité très payante. Il transférera une partie des quotas d'importation de fromages à des pays non membres de l'UE, ce qui réduira la concurrence de grand pays producteurs comme la France.
Manque de transparence et lobbyistes privés influents
Si la plupart des analystes saluent le travail de Pierre Marc Johnson dans ces négociations, l'ex-premier ministre du Québec ne fait pas l'unanimité. La CSN lui reproche son manque de transparence, même si elle admet avoir eu des rencontres avec lui. La centrale dit même s'être surtout informée en Europe de l'état des pourparlers. «On a eu accès à certaines fuites», dit Nathalie Guay, adjointe au comité exécutif et responsable des relations internationales.
Elle déplore aussi qu'Ottawa et Québec aient été davantage à l'écoute des lobbys d'affaires que des groupes sociaux et des syndicats. Jean-Michel Laurin, ancien vice-président des Manufacturiers et exportateurs du Canada (MEC), aujourd'hui vice-président chez Octane Stratégies, confirme que le Canada inc. en menait large. Quatre groupes étaient particulièrement influents : les MEC, le Conseil canadien des chefs d'entreprise, la Chambre de commerce du Canada et le Forum sur le commerce Canada-Europe.
Et ce lobbying n'est sans doute pas terminé, car les pourparlers se poursuivent actuellement pour finaliser l'accord de libre-échange signé le 18 octobre. Les Canadiens et les Européens devront bien manoeuvrer afin de préserver leurs acquis, tout en essayant de faire des gains de dernière minute. Mais cela devra être une formule gagnant-gagnant. Pour que Stephen Harper et José Manuel Barroso gardent le sourire.