Depuis 2007, les premiers appels publics à l'épargne d'entreprises québécoises à la Bourse de Toronto se comptent sur les doigts d'une seule main, alors qu'ils sont beaucoup plus nombreux en Ontario et dans l'Ouest canadien. Même si le Québec regorge de sources de financement, les marchés boursiers restent un outil indispensable pour développer les entreprises et l'économie québécoise, disent plusieurs sources de l'industrie. Comment ramener les entreprises d'ici sur le chemin de la Bourse ? Les solutions sont multiples, mais elles sont loin de garantir le succès.
C'est la disette. Cette année, une seule entreprise québécoise s'est inscrite à la Bourse de Toronto (TSX), soit le fabricant d'éclairage architectural DEL Lumenpulse (T.LMP), le 15 avril. Et depuis 2007, le Québec est pratiquement absent du marché des premiers appels publics à l'épargne (PAPEs) au TSX, à l'exception de rares cas comme celui du détaillant Dollarama, en octobre 2009, et du constructeur de véhicules récréatifs BRP, en mai 2013.
Cette situation prive non seulement nos entrepreneurs d'une source de financement et de croissance, mais elle mine aussi la place financière montréalaise.
« L'expertise dans les émissions publiques est en train de s'étioler à Montréal », affirme Michel Magnan, professeur spécialisé en finance et en gouvernance à l'Université Concordia. Ce dernier a copublié en septembre une étude pour le CIRANO (« Le premier appel public à l'épargne et les sociétés québécoises : état de la situation »), qui dresse un constat alarmant sur les causes et les conséquences du déclin des PAPEs sur l'industrie québécoise des valeurs mobilières, concentrée à Montréal.
La situation est à ce point préoccupante que l'Ordre des comptables agréés du Québec vient de créer un groupe de travail pour tenter de trouver une solution à cette problématique. (À l'instar des avocats et des courtiers, les comptables participent aux PAPEs et aux émissions secondaires des sociétés.) Le groupe analysera l'efficacité de l'écosystème financier québécois.
Le coprésident de ce groupe, Claude Désy, comptable agréé et avocat et associé du cabinet McMillan, estime que le Québec est une société distincte également au chapitre financier. « Notre écosystème nous referme sur nous-mêmes, ce n'est peut-être pas une bonne chose. Quand une entreprise est inscrite en Bourse, elle est plus ouverte sur le monde. »
En fait, le Québec n'est pas le seul à vivre un déclin des PAPEs. C'est une tendance mondiale, principalement en raison de la mauvaise conjoncture économique et du renforcement de la réglementation financière depuis la crise financière de 2007-2008. Cela dit, on note une reprise aux États-Unis et en Europe cette année.
Au Canada, la situation du Québec est particulièrement préoccupante. Malgré le poids économique de la province (20 % du PIB canadien), ses entreprises comptaient en décembre 2013, par exemple, pour seulement 7 % des sociétés inscrites aux Bourses du Groupe TMX (qui regroupe la Bourse de Toronto et la Bourse de croissance TSX dans l'Ouest canadien), selon le Market Intelligence Group TMX.
À elles seules, les statistiques de la Bourse de Toronto sont très éloquentes. En date du 3 octobre 2014, il s'était réalisé 50 PAPEs d'entreprises ontariennes au TSX y compris les émissions des fonds négociés en Bourse comparativement à 1 au Québec.
Ces statistiques excluent toutefois les PAPEs réalisés par des entreprises québécoises sur de petites plateformes, comme la Bourse de croissance TSX ou le Canadian Securities Exchange (CSE).
Depuis près de 15 ans, le Québec a amassé du capital boursier en proportion de son poids économique au Canada une fois seulement. C'était en 2003, lorsque la société Pages Jaunes avait accumulé un milliard de dollars lors de son entrée en Bourse.
Puisque les PAPEs sont un formidable outil de croissance pour les entreprises, de l'avis de la plupart des experts, comment les relancer au Québec ?
Des idées, il y en a. Mais il n'y a pas de panacée, affirme la dizaine d'acteurs de l'industrie (entrepreneurs, financiers, banquiers, avocats, analystes) que nous avons joints. Voici sept pistes de solutions.
1. Lancer un REA III
Pour susciter un nouvel engouement pour la Bourse, des observateurs soutiennent qu'il faut reconduire le présent régime d'épargne-actions (le REA II), qui vient à échéance le 31 décembre.
« Bien que l'industrie puisse mieux performer quant à son utilisation, le REA II reste l'atout maître dont dispose le gouvernement du Québec pour investir dans la genèse de nouvelles inscriptions en Bourse », dit François Carrier, de Desjardins Marchés des capitaux.
Lancé par le gouvernement péquiste de René Lévesque en 1979 pour augmenter le capital de financement des entreprises québécoises, le REA a donné un bon coup de pouce au Québec inc.
Grâce à cette mesure, les Québécois pouvaient déduire de leur revenu imposable l'argent investi dans l'achat d'actions des sociétés d'ici. Cela a permis à des entreprises comme Cascades, CGI, Québecor, Alimentation Couche-Tard et Bombardier de financer leur croissance, notamment par acquisitions.
Le REA a pris fin en 2003, avec un parcours en dents de scie. En 1986, il avait permis à des entreprises participant au régime d'amasser plus de 1,7 milliard de dollars ; en 2003, seulement 77 millions de dollars.
Quand les libéraux de Jean Charest ont ressuscité le programme en 2009, ils y ont apporté un changement important en le rendant accessible à des entreprises déjà sur le marché et dont les actifs étaient inférieurs à 200 M$.
Mais cette nouvelle mouture du REA n'a pas donné les résultats escomptés, disent les acteurs de l'industrie.
C'est pourquoi Claude Désy suggère notamment que la promotion d'un éventuel REA III soit confiée à un ministère ou à une agence à vocation économique, et non au ministère des Finances du Québec.
Pour sa part, Christian Cyr, vice-président et gestionnaire de portefeuille principal (actions de petite capitalisation) chez Fiera Capital, estime qu'il faudrait élargir les critères d'admissibilité à un REA III. « Pourquoi ne pas permettre aux entreprises étrangères actives au Québec et qui créent des emplois ici d'avoir accès au programme ?»
2. Mieux expliquer les avantages des PAPEs
Il y a de quoi se demander pourquoi se tourner vers la Bourse, quand on voit la réussite d'entreprises à capital fermé, comme le Cirque du Soleil, ou d'entreprises qui ont choisi de quitter les marchés boursiers, comme l'agence de sécurité Garda ?
Après avoir été inscrite à la cote une quinzaine d'années, la multinationale québécoise s'est retirée en 2012, une décision que le pdg de l'entreprise, Stéphan Crétier, n'a jamais regrettée. « C'est la meilleure décision que j'aie prise », nous a-t-il dit en entrevue. Le prix de l'action déclinait, le titre était peu négocié, et peu d'analystes le suivaient. Ceux qui le faisaient s'inquiétaient de la dette de l'entreprise, qui minait son potentiel de croissance, à leur avis. Pourtant, depuis sa privatisation, les revenus de Garda ont doublé à 2,1 G$ et ils devraient encore doubler dans les trois à cinq prochaines années, selon le flamboyant dirigeant.
Reste que, malgré des contraintes et la pression exercée par les marchés financiers, la Bourse présente de nombreux avantages pour les entreprises et l'économie du Québec, insiste Alexandre Taillefer, associé principal de XPND Capital, un fonds de capital de croissance établi à Montréal, axé sur les entreprises dans les médias, le divertissement et la technologie, - il a aussi été un actionnaire de la première heure de Lumenpulse.
À ses yeux, le principal avantage de la Bourse est d'assurer la pérennité des entreprises québécoises à long terme et, dans le meilleur des mondes, sous le contrôle d'investisseurs québécois. Ce que peuvent difficilement faire la plupart des fonds privés ou publics au Québec, explique-t-il.
«Si vous êtes un fonds, il arrive un moment, après 8-10 ans, où la détention de votre capital doit être vendue pour cristalliser le rendement», dit-il, en soulignant que ce sont les marchés boursiers qui ont permis aux CGI et Alimentation Couche-Tard de ce monde de croître et de rester sous contrôle québécois.
Autre argument en faveur de la Bourse : elle crée de la richesse collective, en générant un patrimoine pour les actionnaires et les petits investisseurs, souligne Louis Doyle,vice-président, Montréal, à la Bourse de croissance TSX. «Si une entreprise grandit dans un portefeuille privé, il n'y a pas le même phénomène de création de richesse.»
3. Accroître le nombre de courtiers indépendants
Comme beaucoup d'acteurs de l'industrie, Gilles Séguin, avocat spécialisé en valeurs mobilières chez BCF, affirme qu'il faut absolument trouver un moyen d'accroître le nombre de petits courtiers indépendants pour favoriser l'entrée en Bourse des PME.
«Les grands courtiers sont indispensables, dit cet avocat qui a connu la belle époque du REA I dans les années 1980. Mais comme ils ont des coûts structurels importants, ils ont besoin de réaliser des émissions d'une valeur substantielle.» C'est pourquoi, selon lui, les grands courtiers hésitent à participer à des émissions inférieures à 30 M$. (Lumenpulse en a réalisé une de 115 M$.)
Au début des années 1980, de nombreux courtiers indépendants avaient pignon sur rue à Montréal, comme Lévesque Beaubien - acquis en 1988 par la Banque Nationale. Mais la consolidation de l'industrie les a pratiquement tous fait disparaître.
«À une certaine époque, la Caisse de dépôt et placement investissait dans des firmes de courtage au Québec. La Caisse devrait être plus active pour soutenir la place financière de Montréal», croit Gilles Séguin.
4. Simplifier la réglementation
Simplifier la paperasserie pour entrer en Bourse pourrait relancer les PAPEs, estime Eric Boyko, pdg de Stingray, une entreprise de diffusion de contenus musicaux. «Il faut réduire le red tape», laisse tomber l'entrepreneur. Stingray n'est pas inscrite en Bourse, mais son pdg n'est pas fermé à l'idée. «C'est une possibilité», confie-t-il.
Claude Désy estime quant à lui que le Québec doit s'inspirer des États-Unis. «Ils ont simplifié la réglementation pour faire des PAPEs», dit-il. En 2012, le président Barack Obama a signé la Jumpstart Our Business Startups Act, une loi visant à alléger tout l'encadrement réglementaire pour l'entrée en Bourse des PME américaines.
Ainsi, on pourrait développer au Québec un nouveau cadre réglementaire et de divulgation financière. Selon Claude Désy, l'industrie pourrait également utiliser les nouvelles technologies de l'information, dont la diffusion électronique d'informations en continu compréhensibles pour l'ensemble des investisseurs.
5. Réduire les coûts d'inscription
Relancer les PAPEs au Québec passe nécessairement par une réduction des coûts récurrents nécessaires au maintien du statut de société cotée en Bourse, disent la plupart des acteurs de l'industrie, dont Christian Cyr, de Fiera Capital.
Selon le rapport Magnan, ces coûts peuvent facilement varier de 500 000 $ à 2 M$ par année. Cette somme comprend les droits et les frais versés à l'Autorité des marchés financiers et à la Bourse de Toronto, qui s'élèvent à plus de 100 000 $ par année. Elle comprend aussi les honoraires et les coûts de fonctionnement du conseil d'administration. Selon le dernier sondage des firmes Korn Ferry et Patrick O'Callaghan, la rémunération moyenne des administrateurs de PME inscrites en Bourse avoisine les 50 000 $ par année.
6. Permettre à des PME de divulguer leurs résultats tous les six mois
Alexandre Taillefer affirme qu'il faut donner un peu de répit aux PME inscrites en Bourse. «Certaines d'entre elles devraient pouvoir émettre leurs résultats semestriellement, car un trimestre passe à une vitesse tellement folle», dit-il, en précisant que ce privilège pourrait être accordé en fonction du niveau de revenus.
Selon l'associé principal de XPND Capital et dragon à Radio-Canada, la divulgation trimestrielle représente une source de distraction pour les entrepreneurs. «Du jour au lendemain, l'entrepreneur devient un gestionnaire de la relation avec les investisseurs», déplore-t-il.
Et cette pression fait en sorte qu'un plus grand nombre d'entrepreneurs manquent de temps pour développer des marchés, déployer leurs stratégies et réaliser des acquisitions pour faire croître leur entreprise.
7. Dynamiser l'économie québécoise
Pour plusieurs acteurs de l'industrie, la faiblesse des PAPEs au Québec est aussi un symptôme de la faiblesse de notre économie. Pour eux, la relance des inscriptions en Bourse passe par la relance de l'activité économique.
«Nos gouvernements ne mettent pas assez l'accent sur l'économie», déplore Christine Décarie, vice-présidente principale, gestionnaire de portefeuille et responsable de la recherche mondiale au Groupe Investors.
Comme les PAPEs ont tendance à se faire plus nombreux en période de forte croissance économique, cela inciterait d'autres entreprises à s'inscrire en Bourse, pense aussi Grégoire Bergeron, directeur général et chef, banque d'affaires et services bancaires aux sociétés, chez BMO Marchés des capitaux. «Rien de mieux que de prêcher par l'exemple. Je pense que cela donnera le goût à d'autres entreprises de s'inscrire en Bourse.»
Au deuxième trimestre de 2014, le PIB réel du Québec a augmenté de 0,2 %, soit une hausse annualisée de 0,7 % comparativement à 3,1 % pour l'économie canadienne, selon l'Institut de la statistique du Québec.
Le Québec arrivera-t-il à relancer les inscriptions en Bourse des entreprises québécoises ? Montréal peut-elle redevenir une plaque tournante pour les PAPEs, alors que la métropole a perdu le négoce des actions en 1999 ? Difficile à dire, admettent les acteurs de l'industrie, car l'écosystème financier a tellement changé depuis 15 ans.
De reste, peut-être faudrait-il cesser d'opposer le financement réalisé auprès des marchés boursiers à celui effectué auprès des fournisseurs de capitaux privés, sans parler des privatisations d'entreprises cotées en Bourse comme Garda, fait valoir Louis Doyle, de la Bourse de croissance TSX.
«Qu'on ait un cycle d'entreprises, où à un moment donné des parties considèrent qu'elles peuvent mieux performer en privatisant une société, ça fait aussi partie de l'écosystème», dit-il. L'important, c'est qu'il faut avoir plus d'entrées en Bourse, même si cela fait en sorte qu'il y ait un jour plus de privatisations, selon Louis Doyle. Car, en fin de compte, l'objectif est de créer plus de valeur et plus de richesse collective au Québec.
Mais que se passe-t-il au Québec ?
Comment expliquer le peu d'introductions en Bourse au Québec par rapport à la situation dans les autres provinces ? Il n'y a pas une cause, mais une multitude de causes, selon les 17 participants (des acteurs de l'industrie non précisés) à une étude de Michel Magnan et de son collègue Bryan Campbell, de l'Université Concordia, publiée par le CIRANO.
Par exemple, les participants montrent du doigt la concentration grandissante des gestionnaires de portefeuille au Canada au sein de quelques institutions financières ainsi que la distance accrue entre les entrepreneurs québécois et ces gestionnaires, souvent situés à Toronto.
Selon eux, la faiblesse des PAPEs tient aussi à la présence importante de capitaux privés ou fiscalisés au Québec, aux coûts de la conformité (être une entreprise publique coûte de 500 000 $ à 2 M$ par année), qui sont élevés, et au manque d'ambition des entrepreneurs québécois.
De plus, contrairement à ce qu'on pourrait croire, les sources de financement autres à la Bourse ne manquent pas pour les entreprises. Il y a notamment la Caisse de dépôt et placement du Québec, Investissement Québec, le Fonds de solidarité FTQ, la Banque de développement du Canada, sans parler des firmes d'investissement privé comme Novacap. Leur présence n'inciterait pas les entreprises à se financer sur les marchés publics.
Les PAPEs sont en déclin dans le monde (Nombre de PAPEs dans l'ensemble des marchés boursiers)
2010 (1 393)
2011( 1 225 )
2012 ( 768 )
Source : CIRANO (« Le premier appel public à l'épargne et les sociétés québécoises : état de la situation »)
+ 472 %: Depuis son entrée en Bourse le 9 octobre 2009 (à 17,50 $ l'action), le titre de Dollarama s'est apprécié de 472 % à la fermeture des marchés, le vendredi 24 octobre 2014 (100,15 $). Source : Bloomberg