Qu'ont en commun la marijuana, le cartilage de requin et le pétrole ? Pas grand-chose, sinon qu'ils entrent dans la composition de nombreux produits et qu'on pourra bientôt se passer de ces ingrédients naturels grâce à la biologie synthétique.
Sur le plan industriel, la biologie synthétique sert essentiellement à confier la production de molécules d'intérêt à des microorganismes comme des levures ou des bactéries. Ce qui se fait aujourd'hui n'est toutefois que le début timide d'une révolution qui bouleversera plusieurs industries.
«Ca fait des milliers d'années qu'on utilise de la levure pour faire de l'alcool en brassant de la bière, illustre Jean-François Huc, pdg de BioAmber, une société montréalaise active dans le secteur. Ce qui est nouveau, c'est de pouvoir mettre au point d'autres produits chimiques de cette façon.»
BioAmber exploite déjà une usine pilote en France capable de produire quelque 2 000 tonnes d'acide succinique par année. Traditionnellement issu de la pétrochimie, ce monomère se retrouve dans des produits comme des cuirs artificiels, des vernis et des plastiques.
Le procédé de production de BioAmber, qui passe par la fermentation dans d'immenses cuves, est non seulement plus vert, mais il est aussi 50 % moins coûteux que le procédé pétrochimique. Inscrite au New York Stock Exchange, la société montréalaise mise sur son procédé pour s'emparer du marché de l'acide succinique, qui s'élèverait à lui seul à 10 milliards de dollars américains par année, selon BioAmber.
Pour ce faire, BioAmber est en train de bâtir une usine à Sarnia, en Ontario, qui devrait entrer en fonction en 2015. D'ici 2022, trois autres usines devraient être construites. «On commence par les produits qui sont les plus faciles à fabriquer et qui offrent les meilleurs avantages de coûts, explique l'entrepreneur. Au courant des 50 prochaines années, c'est 30, 40, voire 50 % de l'industrie de la pétrochimie qui sera remplacée par la biologie.»
L'industrialisation de la biologie
La biologie synthétique n'est pas tant un procédé de production qu'un ensemble de procédés permettant d'accélérer le design de systèmes biologiques. «La biologie synthétique, c'est l'industrialisation de la biologie, qui était jusqu'à maintenant un job d'artisan», soutient Vincent Martin, chercheur à l'Université Concordia.
Pour BioAmber, qui a été fondée en 2008, trois ans de recherche ont suffi pour modifier le code génétique d'une levure, de manière à ce qu'elle produise de l'acide succinique. «Il y a 20 ans, il y avait des obstacles qu'on n'aurait jamais pu surmonter, explique M. Huc. Aujourd'hui, non seulement on arrive à les surmonter, mais on arrive à le faire assez rapidement.»
Notamment, la baisse rapide du prix du séquençage et de la synthèse d'ADN et l'amélioration des logiciels de design génétique sont en cause. Grâce à ces facteurs, il est de moins en moins coûteux de développer de nouvelles levures, et le processus est de plus en plus rapide.
Hyasynth Bio, une start-up montréalaise fondée en mai par des étudiants, est déjà parvenu à créer une levure produisant tous les gènes nécessaires à la production de THC (ou tétrahydrocannabinol, le composant psychoactif de la marijuana), qui a plusieurs applications médicales. Bien qu'il lui reste quelques obstacles à franchir, l'entreprise devrait être prête à commercialiser sa molécule d'ici deux ans, selon sa pdg, Sarah Choukah.
Pour démarrer, la jeune entreprise n'a eu besoin que de 30 000 $, le montant offert par l'incubateur irlandais SynBio Axlr8r où les cofondateurs ont passé l'été. «Avec 30 000 $, on a ce qu'il faut pour se lancer, explique Sarah Choukah. Il y a des logiciels open source [libres] de design qui sont disponibles. Avec un ordinateur, vous pourriez vous y mettre demain matin.»
Les cofondateurs de Hyasynth Bio travaillent aujourd'hui dans le laboratoire de Vincent Martin, qui a été aux premières loges de l'émergence de la biologie synthétique lorsqu'il étudiait en Californie. En 2003, le chercheur de l'Université Concordia cofondait avec des collègues de l'université Berkeley la société Amyris, qui utilise aujourd'hui la fermentation pour produire différentes molécules, qui se retrouvent aussi bien dans des parfums que des plastiques.
Le chercheur, qui a quitté l'entreprise en 2004 pour travailler à Concordia, avoue candidement qu'il a regretté son choix. On peut le comprendre, considérant que la valeur boursière d'Amyris (Nasdaq, AMRS, 2,99 $ US) s'élève aujourd'hui à 222 millions de dollars américains...
Vers une accélération de l'innovation
Aujourd'hui, le regard de Vincent Martin est tourné vers l'avenir. «Faire de la synthèse d'ADN sera tellement peu cher que ça va changer notre façon de faire des recherches, fait valoir le chercheur. Plutôt que d'élaborer un design, le tester, puis en effectuer un autre, il sera possible d'entrer les variables dans un logiciel qui va générer 500 designs, par exemple. Il s'agira ensuite de construire les 500 choses, de les tester en parallèle, puis nous aurons notre réponse. [...] On vient de passer de quelque chose qui prenait cinq ans à faire à quelque chose qui prend deux semaines.»
Selon le chercheur, ces avancées déboucheront sur de nouveaux produits pharmaceutiques et de nouveaux matériaux. Dans le laboratoire de Vincent Martin, des chercheurs planchent d'ailleurs sur une levure capable de mettre au point des dérivés de l'opium. «Dans le cas de la morphine et de la codéine, la production des grandes entreprises est capable de répondre à la demande. Ce que nous proposons de faire, c'est de prendre deux ou trois gènes de cette plante-ci, deux ou trois de cette plante-là, et de produire des structures qui n'ont jamais existé dans la nature.»
11,8 G$ US: Le marché mondial de la biologie synthétique, évalué à 2,7 milliards de dollars américains en 2013, devrait atteindre 11,8 G$ US en 2018. Source : BCC Research