L'appel public à l'épargne de Shopify et de Stingray Digital, qui ont toutes deux dévoilé leurs prospectus ce printemps, pourrait marquer le début d'une nouvelle ère pour la Bourse de Toronto.
Alors que les ressources naturelles et l'énergie n'offrent plus les mêmes perspectives de croissance, les investisseurs canadiens semblent s'être découvert un appétit pour les titres technos. Un appétit auquel n'a pas manqué de contribuer la performance des sociétés technos, qui ont fait franchir au Nasdaq le cap historique des 5 000 points le 8 mai.
«L'appel public à l'épargne de Shopify, s'il est couronné de succès, pourrait inciter d'autres sociétés technos privées au Canada à devenir publiques», lance Chris Dulny, directeur de la pratique technologique de PwC. Selon lui, les investisseurs canadiens sont à la recherche d'une solution de remplacement au secteur des ressources naturelles. L'introduction en Bourse de Shopify servira en quelque sorte de test pour les autres entreprises technos, dit-il.
Même son de cloche du côté de Valérie Cecchini, vice-présidente et gestionnaire de portefeuille chez Groupe Investors : «Il y a seulement neufs titres technos au TSX, alors qu'en 2002, il en avait 19, lance-t-elle. Alors, je pense qu'on est dû pour une vague de premiers appels publics à l'épargne de sociétés technos au Canada.»
Même si elle reconnaît l'importance de l'appel à l'épargne de Shopify, Valérie Cecchini souligne que l'introduction en Bourse de Kinaxis (KXS), en 2014, a déjà prouvé qu'il y avait un appétit pour les titres technos au Canada. L'éditeur de logiciels, dont l'émission s'élevait à 100 millions de dollars, a vu son titre s'apprécier de 119 % depuis son introduction en Bourse.
Des start-up devenues grandes
Parmi les sociétés technos susceptibles de marcher dans les traces de Shopify, Chris Dulny cite HootSuite, D2L (Desire2Learn) et Vision Critical. Les trois start-up ont en commun le fait d'avoir des revenus substantiels, mais aussi, de compter parmi leurs investisseurs Omers Ventures, le fonds en capital de risque mis sur pied en 2011 par OMERS, le fonds de pension des employés municipaux en Ontario.
À l'époque, le fonds de 180 M $ avait été présenté comme un acteur qui ferait preuve de plus de patience que ses concurrents, son principal bailleur de fonds étant un régime de retraite. Ainsi, voulait l'argument, les entreprises appuyées par le fonds auraient de meilleures chances de finir en Bourse, puisque leur investisseur serait moins pressé de réaliser un rendement à court terme en acceptant une offre d'achat.
À peine quatre ans plus tard, Omers Ventures a au moins quatre entreprises matures dans son portefeuille, dont une, Shopify, qui s'apprête à faire son entrée en Bourse. «Il y a un bassin de sociétés technos de qualité au Canada, qui ont eu accès à du financement plus facilement au courant des dernières années», lance Chris Dulny.
Au-delà d'Omers Ventures, c'est toute l'industrie du capital de risque canadien qui a fait des pas de géant depuis le début de la décennie. La mise sur pied du fonds de fonds Teralys en 2009 par la Caisse de dépôt et placement du Québec, le Fonds de solidarité FTQ et Investissement Québec a indéniablement contribué à cet essor.
Teralys, qui a aujourd'hui 1,5 M $ sous gestion, a en effet permis l'émergence d'une toute nouvelle génération de fonds au Québec, dont Real Ventures et Tandem Expansion. Beyond The Rack et Lighspeed, deux candidates crédibles à une éventuelle introduction en Bourse, font partie des start-up québécoises qui ont bénéficié de ce nouvel argent.
En 2014, c'est 1,9 milliard de dollars en capital de risque qui ont été injectés dans des start-up canadiennes, par rapport à 1,04 G $ en 2009. «Je pense que ces dernières années, il y a eu une maturation de ces sociétés privées techno qui, aujourd'hui, sont assez matures pour faire un premier appel public à l'épargne», affirme Valérie Cecchini.
Une bulle techno à l'horizon ?
Il est indéniable que l'essor des technos en Bourse a créé un contexte favorable aux appels publics à l'épargne dans le secteur. Toutefois, il est légitime de se demander si les sommets atteints par le Nasdaq et certains titres technos canadiens ne sont pas le symptôme d'une nouvelle bulle.
«Quand je regarde le secteur techno au Canada, ça ne me paraît pas excessif, lance Valérie Cecchini. C'est sûr qu'au courant des 12 derniers mois, il y a eu un gros rattrapage, mais de 2008 à 2014, je dirais que ça a été une longue traversée du désert pour ces sociétés-là.»
Jason Donville, pdg de Donville Kent Asset Management, croit pour sa part que la montée des titres technos canadiens ne fait que commencer : «Je pense que les cours boursiers de ces actions vont croître aussi rapidement au cours des 12 prochains mois qu'ils ont crû au courant des 12 derniers», lance le gestionnaire de portefeuille, qui possède notamment des titres comme CGI et Constellation Software.
Selon lui, si certains titres sont surévalués, le marché n'est pas aussi vulnérable qu'à l'époque de la bulle de l'an 2000. «Durant la bulle, les titres technos étaient des concepts qui ne faisaient pas de bénéfices, alors qu'aujourd'hui, nos titres technos préférés génèrent des bénéfices robustes, soutient Jason Donville. Alors, maintenant, l'enjeu en est un avant tout de valorisation.»
Jason Donville n'investit que dans les sociétés technos dont le ratio cours/bénéfice est raisonnable. Même s'il dit admirer Kinaxis, son cours boursier l'a amené à passer son tour, tout comme il passera son tour lors de l'introduction en bourse de Shopify : «Nous avons étudié la documentation, et la société semble superbe, mais elle trop chère», note-t-il.
Même son de cloche chez Valérie Cecchini, qui estime que le secteur techno en Amérique du Nord demeure abordable. Par contre, elle reconnaît que certains de ses sous-secteurs, comme les biotechnologies et l'informatique en nuage, sont chers : «Il y a un risque pour ces entreprises-là, car il faut qu'elles soient capables de gérer les attentes. Il faut qu'elles continuent à croître et à prouver que leur marché est en expansion.»
Coup d'oeil sur quelques titres technos
CGI (GIB.A, 53,21 $)
Quelque trois ans après avoir mis la main sur son homologue britannique Logica pour 2,8 G$, CGI a prouvé qu'elle est capable de prendre de grosses bouchées. Jason Donville, pdg de Donville Kent Asset Management, croit d'ailleurs que la société montréalaise est prête à faire une acquisition : «Je pense que la direction va procéder à une acquisition dans les 12 à 18 prochains mois, et ce sera quelque chose de majeur», entrevoit le gestionnaire de portefeuille. Valérie Cecchini, vice-présidente et gestionnaire de portefeuille chez Groupe Investors, aime le titre pour les mêmes raisons : «C'est clair que CGI a une stratégie de croissance et qu'il y a encore beaucoup d'occasions de consolider le secteur», soutient-elle. Jason Donville, du reste, soutient qu'il achèterait le titre même sans la perspective d'une acquisition majeure, en raison du prix du titre et de la discipline financière de sa direction. Avec un ratio cours/bénéfice de 18, le titre se négocie plus cher qu'IBM (14), mais moins cher qu'Accenture (20) ou Cognizant (26).
Constellation Software (CSU, 498,23 $)
Constellation Stoftware a fait son appel public à l'épargne en 2006, mais elle est passée sous l'écran radar jusqu'à tout récemment. Il faut dire que l'entreprise torontoise n'a pas de produit phare, cette dernière étant littéralement constituée d'une constellation de petits éditeurs de logiciels spécialisés que l'entreprise a acquis au fil des ans. Valorisée à plus de 10 G$, elle fait désormais partie des plus grandes valeurs technos canadiennes, un titre improbable pour une entreprise dont la valorisation était d'à peine 360 M$ lors de son introduction en Bourse. Malgré son ratio de cours/bénéfice de 71, Jason Donville, pdg de Donville Kent Asset Management est enthousiaste face aux perspectives : «Elle est la meilleure pour déployer son capital au Canada, soutient le gestionnaire de portefeuille. La société croît de 30 % par année et j'estime qu'elle va maintenir la cadence.» L'investisseur note également que Constellation Software vient d'émettre des titres de dettes, ce qu'il interprète comme un signe que la société se prépare à une acquisition majeure.
Cisco (CSCO, 29,76 $ US)
Cisco fait partie des dinosaures du secteur américain des technologies, un statut qui explique sans doute en partie son ratio cours/bénéfice relativement faible de 17. L'autre partie s'explique par la concurrence. En effet, Cisco a maintenant des concurrents redoutables, comme Juniper Networks dans le secteur de l'équipement de réseautage et VMWare, qui vise à remplacer par une solution logicielle plusieurs des composantes vendues à fort prix par Cisco. Or, Valérie Cecchini, gestionnaire de portefeuille chez Groupe Investors, considère que les investisseurs surestiment la menace posée par VMWare à court terme. «On est au début d'un cycle de mises à jour dans le secteur des centres de données d'entreprises et Cisco est très bien positionnée sur ce marché. Les grands centres de données ont encore besoin de quelqu'un qui offre un service intégré comme Cisco.» Valérie Cecchini n'attend toutefois rien du départ de John Chambers, pdg historique de Cisco, puisqu'il demeurera président exécutif de l'entreprise et que son successeur, Chuck Robbins, est associé à la stratégie actuelle de Cisco.
Fiserv (FISV, 81,46 $ US)
Fiserv est un fournisseur de solutions technologiques desservant les institutions financières. Malgré un ratio cours/bénéfice de 27, l'entreprise retient l'intérêt de Mark Lin, gestionnaire de portefeuille chez Gestion d'actifs CIBC, en raison de la stabilité de ses revenus et de ses perspectives de croissance. «Ce que nous aimons de ce titre c'est sa constance et le taux de renouvellement de ses contrats. La plupart des clients restent, car les coûts de transitions sont très élevés dans ce secteur.» Selon Mark Lin, Fiserv serait bien positionnée pour profiter de l'importance grandissante des applications mobiles dans le secteur des finances. En effet, les institutions financières sont nombreuses à vouloir lancer des applications mobiles de paiement ou de gestion de comptes bancaires, et Fiserv offre plusieurs solutions clé en main pour y parvenir.
Apple (AAPL, 130,19 $ US)
Apple a beau avoir la valorisation boursière la plus élevée du monde, difficile de qualifier son titre de dispendieux. À moins de 16 fois les bénéfices, le titre du géant de Cupertino demeure abordable aux yeux de plusieurs. Mark Lin, gestionnaire de portefeuille chez Gestion d'actifs CIBC, aime le titre parce que le fabricant de l'iPhone est en quelque sorte en situation de monopole grâce à son système d'exploitation mobile iOS, qui continue d'être la plateforme de choix des développeurs mobiles : «Les nouvelles introductions de produits vont très bien et, contrairement à Samsung, qui utilise Android, Apple est dans une classe à part, car aucun autre fabricant de téléphones ne peut utiliser iOS.» Mark Lin considère que l'entente intervenue entre Apple et China Mobile, le plus important opérateur mobile en Chine, commence à porter ses fruits : «Ils commencent à vendre beaucoup de téléphones en Chine ; c'est un marché au potentiel énorme pour l'entreprise», soutient M. Lin.
IBM (IBM, 173,06 $ US)
Le titre d'IBM a été malmené au cours des derniers mois, mais cela n'empêche pas Valérie Cecchini, gestionnaire de portefeuille chez Groupe Investors, de l'aimer. À 14 fois les bénéfices, le doyen des titres technos semble peu cher. «Les attentes sont basses et la valorisation l'est tout autant», lance Valérie Cecchini, gestionnaire de portefeuille chez Groupe Investors. Pénalisée parce qu'elle peine à faire la transition vers l'informatique en nuages, IBM ne fait pas pour autant du surplace. Depuis qu'elle a fait l'acquisition du fournisseur d'hébergement en nuages Softlayer en 2013, la société a su rester concurrentielle face aux offres de Microsoft, d'Amazon et de Google. Elle a aussi massivement investi dans Watson, son logiciel d'intelligence artificielle offert sous forme de service en ligne. «Je pense qu'IBM a fait des pas dans la bonne direction, mais ce sont souvent des histoires qui prennent plusieurs années à mûrir, explique Mme Cecchini. Ce n'est pas sexy comme idée, mais si on est patient, c'est un titre qui devrait bien faire.»