BLOGUE. Un géant du Québec inc. et de l’entrepreneuriat québécois vient de nous quitter.
Et il n’aura pas droit aux égards qui devraient lui être dus à cause d’un méchant concours de circonstances dans lequel la Caisse de dépôt et placement n’a pas joué le beau rôle.
Antoine Turmel est mort jeudi le 6 décembre à Montréal. Il avait 94 ans. Il était revenu il y a quelques années au Québec après avoir longtemps vécu aux Bahamas. Pas vilain, direz-vous : mais dans son cas, c’était plus une sorte d’exil que la vie dorée d’un Snowbird de luxe.
Voici son histoire. J’ai eu l’occasion de l’interviewer à quelques reprises, au moment où il était malheureusement ulcéré par des événements qui lui ont brisé le coeur. Je vous dirai plus tard pourquoi.
PLUS : Antoine Turmel, confondateur de Provigo, s'éteint à l'âge de 94 ans
Antoine Turmel a passé sa vie dans l’alimentation. En 1969, il parvient à unifier trois grossistes importants : sa propre entreprise, Denault, Provost et Provost, Couvrette, et Lamontagne. De cette fusion naîtra une force montante dans le milieu des supermarchés : Provigo.
La nouvelle entreprise va s’imposer au point de devenir une tête d’affiche au Québec, rivalisant avec Steinberg. Antoine Turmel, qui ne rajeunit pas, se prépare une relève avec un jeune homme passionné comme lui par l’épicerie : Pierre Lessard.
En 1976, Antoine Turmel frappe un grand coup. Il achète la firme ontarienne Loeb. Sans le savoir, il vient de précipiter sa perte. La transaction coûte cher. La Caisse de dépôt vient à son secours en allongeant une partie du financement. Elle exige en contrepartie de son implication des sièges sur le conseil d’administration. La famille Loeb en obtient elle aussi. Antoine Turmel vient de diluer son emprise sur l’entreprise qu’il a créée et qu’il connaît sur le bout de ses doigts.
En 1985, à 67 ans, il lui faut penser à sa succession. Il pense naturellement à son bras droit, Pierre Lessard. Mais une bataille se prépare. La Caisse a un autre poulain en vue : Pierre Lortie, qui a bien fait comme président de la Bourse de Montréal. Elle va tout faire pour le propulser à la présidence.
La décision finale reviendra au conseil d’administration. Les forces en présence sont à peu près égales. Mais en manoeuvrant en coulisses, la Caisse, alors présidée par Jean Campeau, réussit à se rallier des votes cruciaux. Le verdict tombe lors d’un vote décisif : Pierre Lortie l’emporte par une voix.
Antoine Turmel est dévasté. Pierre Lessard quitte sur le champ l’entreprise. Celui qui a été élu, Pierre Lortie, plus gestionnaire qu’entrepreneur, rêve de diversification : il achète coup sur coup Distribution aux consommateurs, Sports Experts et des magasins en Californie.
Cherchez la convergence ? Il n’y en a pas. Jadis rentable, Provigo s’enfonce. Après des années d’errances, la chaîne qui faisait l’orgueil des Québécois sera finalement vendue à l’ontarienne Loblaws en 1998.
Pendant ce temps, le laissé pour compte, Pierre Lessard, un véritable maître épicier, arrivera à la tête d’une chaîne en quasi faillite, Métro, qu’il élèvera étonnamment à la toute première place dans l’univers ultra compétitif des magasins d’alimentation au Québec.
Antoine Turmel n’a pas quitté les mains vides. Il a fait beaucoup d’argent. Mais de voir ainsi ballottée l’enseigne à laquelle il avait consacré toutes ses énergies, à se savoir trahi par la Caisse de dépôt qui l’avait apparemment épaulé dans ses projets d’expansion, il est devenu amer. Il était impossible de lui parler de Provigo au fil de ses années de retraite sans qu’il ne revienne systématiquement sur ces événements.
Il nous faudrait plus d’Antoine Turmel, des gens d’audace qui n’ont pas peur de grandir. Sa disparition prête à (au moins) trois conclusions,
Premièrement, on devrait célébrer les grands entrepreneurs avant qu’ils ne meurent.
Deuxièmement, la Caisse de dépôt, et toutes les banques d’état, devraient mesurer leurs velléités d’interventionnisme.
Et troisièmement, les Québécois s’y connaissent en alimentation, de la production au détail en passant par la distribution, et tant mieux si le passé est garant de l’avenir.