BLOGUE. Vous comme moi, quand nous prenons une décision, nous sommes convaincus de faire nous-mêmes un choix. C’est notre décision. C’est nous qui avons décidé de faire ci ou ça, de prendre la voie de gauche ou celle de droite, ou encore de dire «oui» ou «non». Pas vrai?
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Ainsi, nous sommes tous convaincus de jouir du libre arbitre, à savoir de la possibilité de penser et d’agir par nous-mêmes, en toute liberté. Nous pouvons avoir des idées de génie, ou faire des erreurs monumentales, mais au moins, celles-ci viennent de nous, et de rien d’autre. Il n’était pas écrit dans le ciel, par exemple, que, ce midi, on prendrait une pointe de pizza ou une salade composée : cette décision, on l’a prise en regardant le menu, et rien ne nous prédisposait à choisir l’un plutôt que l’autre. Pas vrai, une fois de plus?
Eh bien, cela reste à voir…
En effet, de récentes avancées en neuroscience laissent entendre que nous sommes beaucoup plus prévisibles qu’on ne le croit. Et que cela n’est bon ni pour nous ni pour notre entourage…
L’observation du fonctionnement du cerveau humain indique, étude après étude, que notre comportement peut être perçu comme le résultat d’une chaîne d’actions et de réactions se déroulant dans notre crâne, chaîne dans laquelle une activité neuronale déclenche automatiquement une autre activité neuronale laquelle produit automatiquement encore une autre activité neuronale bien précise, etc., jusqu’à ce qu’une décision soit prise ou un geste entamé. Et cette chaîne d’actions et de réactions est rigoureusement la même à chaque fois que nous répétons une opération.
Cela se produit sans que l’on s’en rende compte, tout simplement parce que nombre de nos processus mentaux se déroulent dans notre inconscient, c’est-à-dire dans des zones de notre cerveau qui gèrent un grand nombre de nos activités sans avoir besoin d’informations venues de l’extérieur, et donc de ce qui provient de notre conscience. Un exemple parmi d’autres, qu’il m’arrive souvent de citer tant il est lumineux : vous est-il arrivé de réaliser, tout à coup, au volant, que ça fait un moment que vous conduisez sans y penser? Que vous avez fait tout un long trajet sans réfléchir moindrement à votre conduite, plongé que vous étiez dans vos pensées ou dans votre discussion avec un passager? Ce moment-là vous indique que vous venez de redemander à votre conscience de reprendre la conduite du véhicule, alors qu’auparavant, votre cerveau avait laissé ça à votre inconscient : conduire est devenu tellement simple et mécanique pour votre cerveau que cela ne lui demande plus d’effort particulier, et que celui-ci se met de lui-même en mode «pilote automatique». Aussi simple que cela.
On le voit bien, même conduire ne fait pas nécessairement appel à des choix personnels. Laisser son cerveau s’occuper de tout à votre place suffit. Il décide sans vous. Ou plutôt, le cheminement d’informations neuronales satisfait aux besoins pour une bonne conduite, sans que vous ayez à décider de quoi que ce soit.
Bizarre, non?
Une telle vision de nous-mêmes semble contredire notre croyance farouche dans le libre arbitre. D’ailleurs, un sondage mené en 1998 auprès de 40 000 personnes dans 34 pays demandait «Avons-nous notre destin entre les mains?», ce à quoi 70% des gens ont répondu par l’affirmative. Et pourtant…
Le hic avec l’approche des neuroscientifiques, c’est qu’on se trouve alors confronté au paradoxe de l’hypothèse du physicien américain Hugh Everett — hypothèse selon laquelle il existerait des univers parallèles (ce qui n’est bien entendu pas établi…). Dès lors, tous les futurs possibles (ou plus exactement un nombre de futurs possibles ayant la constante de Planck en dénominateur commun) se produiraient effectivement : si une particule de matière semble devoir choisir au hasard entre deux directions, en réalité il existerait un univers dans lequel la particule prendrait à gauche et un autre dans laquelle elle prendrait à droite. Si bien qu’il n’y aurait plus de hasard, d’un point de vue global : tout, absolument tout, serait prédestiné.
Quelle conséquence pour la notion de libre arbitre? Si l’on considère l’hypothèse d’Everett comme exacte, alors, dans la mesure où tous les futurs possibles (possibles selon les lois de la physique quantique, ce qui ne signifie pas tous les futurs imaginables) se produisent et où chaque observateur situé dans l’un de ces univers improprement nommés «parallèles» a l’impression d’être le seul, il n’y a plus de libre arbitre envisageable. Chaque observateur se trompe du fait qu’il se croit seul : il ignore qu’un autre événement se produit simultanément ailleurs, de manière contraire ou complémentaire.
Maintenant, certains traiteront cette hypothèse de farfelue. Mais, une telle approche n’est pas unique, loin de là. On la retrouve chez plusieurs philosophes contemporains, à l’image de l’Américain Daniel Dennett. Ce dernier, dans son ouvrage intitué La Conscience expliquée (Odile Jacob, 1993), propose une théorie de la conscience qu'il baptise «modèle des versions multiples» (multiple draft model). Des actions simples comme «élaborer la prochaine phrase que l'on va énoncer» ou «faire un choix» ne sont en réalité, selon lui, qu'un résultat obtenu au terme d'une «compétition darwinienne», soit d’une chaude lutte entre plusieurs cheminements d’informations rivales de laquelle il ne ressort qu’un gagnant, le plus fort. Il s'oppose en cela à ce qu'il appelle le «théâtre cartésien», qui est l'idée largement répandue qu'il y aurait un endroit dans le cerveau qui correspondrait au siège de la pensée où une sorte d’homoncule — le fameux démon qui susurrait à l’oreille de Socrate — recevrait les informations issues de nos cinq sens, prendrait une décision et déclencherait une action.
Mais voilà, si nous ne sommes pas si libres que cela de nos faits et gestes, si nous sommes aussi beaucoup plus prévisibles que ce qu’on croit, qu’en est-il de nos décisions prises au travail? Ne faisons-nous, en bout de ligne, que semblant de choisir, alors que nos options sont en réalité nulles, ou réduites à peu de choses?
Tenez-vous bien, des chercheurs se sont justement penchés sur cette interrogation existentielle. Ils ont regardé quel était l’impact sur nous lorsque nous réalisons que le libre arbitre n’est vraisemblablement qu’une illusion.
Un exemple parmi d’autres : Tyler Stillman, un professeur de psychologie de la Florida State University, a découvert, avec des collègues, que les personnes les plus convaincues de jouir du libre arbitre étaient aussi celles qui étaient persuadées d’avoir de belles perspectives de carrière devant elles. Et inversement. De surcroît, M. Stillman a demandé aux gestionnaires de ces mêmes personnes de leur attribuer une note relativement à leur performance globale au travail. Résultat : les adeptes du libre arbitre avaient les meilleures notes. En conclusion, se savoir peu ou pas libre de ses choix mine grandement notre efficacité au travail.
Roy Baumeister, un collègue de M. Stillman, est allé un peu plus loin, en demandant à différentes personnes de lire un texte avant de répondre à un questionnaire. Certains devaient lire un texte démontrant que le libre arbitre n’est qu’une illusion ; d’autres, un texte allant dans le sens inverse. Le questionnaire, quant à lui, portait sur le comportement que l’on aurait dans différents cas de figure. Résultat : ceux dont la croyance dans le libre arbitre a été déstabilisée se sont montrés moins altruistes que les autres, voire carrément agressifs envers les étrangers!
Que déduire de tout cela en matière de management? Pas simple à dire… Pour ma part, je retiendrai une idée fort simple : il est vital d’avoir les coudées franches quand on occupe un poste de direction, ou du moins à reponsabilités. En fait, l’important est que ce dirigeant ait au moins l’impression d’avoir les coudées franches!
Je m’explique… Si quelqu’un sent peser sur lui des contraintes fortes, au point de voir sa marge de manoeuvre réduite, alors il se sentira mal à l’aise, et aura parfois la sensation de ne pas pouvoir prendre les bonnes décisions, d’être forcé à agir d’une certaine façon, sans avoir de vrai choix. Les membres de son équipe finiront pas s’en rendre compte, et sans nul doute le moral des troupes va se mettre à dégringoler. L’échec est alors prévisible.
En revanche, si le même dirigeant sent s’ouvrir à lui un vaste champ de possibilités, s’il sent souffler à son visage un grand air de liberté, il va être heureux de faire des choix et d’agir en conséquence. Son enthousiasme sera communicatif. Le succès sera alors à l’horizon. Et ce, même si, en vérité, ce vent vivifiant n’est que le fruit de son imaginaire…
Vision cynique de ma part? Si vous voulez, mais je préfère le terme de machiavélique : «Gouverner, c’est faire croire», disait fort à propos ce cher Nicolas…
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