BLOGUE. Vous comme moi, vous aimez partager avec les autres vos idées, vos pensées et autres trouvailles. Vous trouvez certaines de celles-ci plus brillantes que d’autres, et donc n’hésitez à les répéter auprès d’un grand nombre de personnes. Et vous avez la conviction d’agir ainsi pour le plus grand bien de tout le monde… Pas vrai? Mais, avez-vous réfléchi une minute qu’une des idées que vous propagez de la sorte est peut-être une énorme bêtise? Et que vous avez par conséquence une influence néfaste sur autrui?
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La réponse : non, bien sûr. Vous êtes si persuadé bien faire que vous ne croyez pas réaliste une telle éventualité. Je peux l’affirmer parce que moi-même, jusqu’à hier, je souffrais de ce travers, en toute inconscience. Jusqu’à ce que je tombe sur une étude sensationnelle intitulée How social influence can undermine the wisdom of crowd effect signée par quatre chercheurs de l’Eidgenössische Technische Hochschule (ETH) de Zürich (Suisse) : les mathématiciens Jan Lorenz et Frank Schweitzer ainsi que les sociologues Heiko Rauhut et Dirk Helbing. Une étude qui se penche sur le phénomène de la fameuse sagesse populaire, lequel peut être biaisé par des personnes influentes aux opinions erronées…
La sagesse populaire? Il s’agit d’une réalité scientifique – comme le montre l’ouvrage intitulé La Sagesse des foules du journaliste au New Yorker James Surowiecki –, qui consiste dans le fait que les prédictions issues de l’agrégation des prévisions d’un grand nombre de personnes quelconques sont meilleures que celles d’individus isolés, y compris ceux qui se présentent comme des experts.
Tout est parti d’une expérience du scientifique britannique Francis Galton menée en 1906. Celui-ci croyait dur comme fer à la supériorité des experts sur la foule «stupide» et a tenu à le prouver. Il s’est rendu à un marché de bétail et y a lancé un concours : il s’agissait de deviner le poids d’un bœuf après qu’il a été abattu et débité en morceaux. Sir Galton a ainsi enregistré 787 paris, et découvert – ô stupeur! – que la médiane de paris de la foule donnait le chiffre de 1 197 livres, alors que le poids réel du bœuf était de 1 198 livres. Quant aux experts, aucun n’était capable de viser aussi juste.
Dans son livre, M. Surowiecki donne plusieurs exemples de problèmes pour lesquels la foule possède une grande sagesse. Et il en propose une classification en trois catégories :
• les problèmes de connaissance (comme deviner le poids d’un bœuf);
• les problèmes de coordination (comme sélectionner la meilleure heure pour aller travailler afin d'éviter les embouteillages, sachant que chaque conducteur se pose la même question);
• les problèmes de coopération (comme obtenir que des équipes indépendantes et ayant des intérêts propres travaillent ensemble pour améliorer les résultats globaux de l’entreprise, alors même que ce travail va à l'encontre de leurs intérêts propres).
Puis, le journaliste du New Yorker en dégage une recette pour qu'on puisse tirer profit, quand cela est possible, de l’intelligence des foules :
• la diversité : avoir des personnes issues de milieux variés avec des idées originales;
• l'indépendance : permettre à ces personnes d’exprimer librement leurs idées;
• la décentralisation : laisser les idées s'additionner, et les meilleures émerger d’elles-mêmes, et ne surtout pas les faire trier par une autorité supérieure.
Maintenant, revenons à l’étude des quatre chercheurs zurichois. Ceux-ci ont demandé à 144 étudiants de l’ETH de se livrer à un petit jeu de prédictions. Ils ont assis chacun d’eux dans un cubicule hermétique, face à un ordinateur sur lequel ils les ont invité à deviner, entre autres, la densité de la population en Suisse, la longueur de la frontière entre la Suisse et l’Italie, le nombre d’immigrants vivant à Zürich et le nombre de viols commis en Suisse en 2006.
Pour chaque prévision, les étudiants gagnaient des points – convertis à la fin en argent – s’ils visaient pas trop loin du bon chiffre : 4,2 ou 1 points s’ils s’approchaient de celui-ci respectivement de 10, 20 ou 40%. Et on leur demandait de faire ainsi plusieurs prévisions successives sur un même sujet, en fait 5 prévisions de suite, ce qui leur permettait d’affiner leurs prédictions.
L’intéressant, dans cette expérience, c’est que les étudiants n’étaient pas tous logés à la même enseigne. Une partie d’entre eux étaient totalement isolés des autres, et n’avaient donc que les points glanés à chaque prédiction pour tenter de viser au plus juste. Et une autre bénéficiait d’une information supplémentaire à l’issue de chaque prédiction : l’accès à toutes les prédictions faites en même temps par les autres.
Croyez-vous que ceux qui avaient plus d’informations que les autres ont fait de meilleures prévisions ? Pas du tout ! Au contraire, leurs performances ont été catastrophiques. Bien entendu, les quatre chercheurs ont voulu savoir pourquoi, et se sont mis à creuser les données pour découvrir que l’avis de ceux qui avaient toutes les informations avait été biaisé négativement par ceux des autres!
Ainsi, la fameuse sagesse populaire s’est mise à dérailler parce que les personnes composant le groupe se sont laissées influencer par d’autres. Et cela découle de trois principes, selon le quatuor de Zürich :
1. L’influence sociale. Ceux qui influencent les autres ont comme impact de diminuer la diversité des opinions d’un groupe, sans pour autant améliorer la qualité de l’opinion générale. Du coup, le groupe se détermine à partir d’un échantillon réduit d’avis, ce qui nuit à ses prévisions.On assiste alors à une convergence des idées au lieu d’un enrichissant échange d’idées.
2. Les œillères des experts. Forts de leurs certitudes, les experts ne présentent aux autres que des idées étroites, limitées par ce qu’on pourrait appeler des «œillères intellectuelles». C’est pourquoi lorsqu’un dirigeant d’entreprise ou une équipe doit statuer à partir de données fournies par un ou des experts, il ou elle a de fortes chances de rater la cible (et ferait mieux de faire davantage confiance à la sagesse de ses propres troupes…).
3. L’aveuglement. La combinaison des deux principes évoqués précédemment fait en sorte que ceux qui prennent des décisions sont de plus en plus sûrs d’eux, sans réaliser qu’ils s’enfoncent dans l’erreur, car ils s’appuient sur les erreurs des autres. On assiste alors à un fatal aveuglement
«Dès qu’intervient une certaine forme d’influence sociale, la vérité s’éloigne de l’opinion générale», notent les chercheurs dans leur étude, en soulignant que le phénomène de la sagesse populaire est «valable sur le plan scientifique», sauf quand «une influence négative se produit sur les gens, car ceux-ci prennent confiance dans leurs prévisions, sans réaliser qu’ils sont en train de s’embourber». Un exemple concret ? D’après le quatuor suisse, on peut évoquer les élites bancaires américaines lors de la crise financière qui a éclaté en 2007 avec la crise des subprimes et qui a eu pour premier effet la faillite de la «prestigieuse» banque d’affaires Lehman Brothers, le 15 septembre 2008…
Alors, que retirer de tout ceci? Faut-il en conclure qu’il vaut mieux, pour vous comme pour moi, tourner sept fois la langue dans la bouche avant de parler? Non, bien sûr. À mon avis, l’idéal est de continuer à partager avec les autres les «bonnes» idées que l’on a, mais de surtout prendre garde à ne pas tuer ainsi dans l’œuf celles des autres. L’important est de demeurer à l’écoute, surtout si une majorité d’opinions contraires à la vôtre commence à voir le jour, car ce pourrait être le signe que vous êtes à côté de la plaque…
Michel de Montaigne disait d’ailleurs dans ses Essais : «Puisque je ne suis pas capable de choisir, je prends le choix d’autrui»… Le signe d’une grande sagesse, non?
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