Robert Reich gravite autour de l'appareil gouvernemental depuis 40 ans. Secrétaire du travail de Clinton et conseiller spécial d'Obama, il fut l'un des dix secrétaires de cabinet les plus doués du 20e siècle, selon le magazine Time. Robert Reich enseigne à l'Université de Californie, à Berkeley. Il vient de publier Beyond outrage : What has gone wrong with our economy and our democracy, and how to fix it.
DIANE BÉRARD - On dit qu'il faut combler le fossé entre le 1 % et le reste de la société pour des raisons morales. Vous affirmez plutôt que l'iniquité nuit à la reprise économique. Expliquez-nous cela.
ROBERT REICH - Une répartition plus équitable des revenus augmente la demande, puisqu'elle permet à la classe moyenne de consommer. Ce qui est impossible pour l'instant. On blâme les entreprises américaines de ne pas investir, d'immobiliser des billions de dollars dans leurs coffres. Pourquoi investiraient-elles, puisqu'il n'y a pas de demande ? De plus, une moins grande concentration de richesse protège l'économie contre les bulles. La concentration de la richesse réduit les catégories d'actif dans lesquelles investir et entraîne inévitablement des bulles. Enfin, elle provoque une croissance disproportionnée des services privés au détriment des services publics. Les infrastructures et le système public d'enseignement se dégradent. Du coup, on hypothèque la croissance future.
D.B. - Vous affirmez que le bris du «contrat tacite» entre employés et employeurs a contribué à la crise. En quoi ce contrat consiste-t-il ?
R.R. - Au cours des trois décennies qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale, il était entendu que les travailleurs récoltaient une part des gains résultant d'un accroissement de la productivité. Cela a permis à la classe moyenne de se procurer les biens et les services offerts par les entreprises. Le «contrat tacite» est une extension de celui qui a été passé par Henry Ford avec ses employés de l'usine de Highland Park, au Michigan. Il leur offrait trois fois le salaire minimum afin qu'ils puissent acheter ses véhicules.
Les syndicats n'ont pas empêché l'érosion du pouvoir d'achat de la classe moyenne. Pourquoi ?
D.B. - Les syndicats n'ont pas empêché l'érosion du pouvoir d'achat de la classe moyenne. Pourquoi ?
R.R. - Ils ne l'ont pas fait parce qu'eux-mêmes n'ont plus de pouvoir. Dans les années 1970, un employé sur trois était syndiqué. Aujourd'hui, à peine 7 % des salariés américains sont membres d'un syndicat.
D.B. - Comment expliquer la perte de pouvoir des syndicats ?
R.R. - Leur déclin coïncide avec l'accroissement du choix pour les consommateurs. La mondialisation nous a donné accès à des biens bon marché, produits à l'étranger dans des usines non syndiquées. Et la technologie rend cet accès encore plus facile. Les usines syndiquées se sont retrouvées face à deux choix : déménager leur production dans des États au taux de syndicalisation plus faible ou se battre contre leur syndicat. Dans les deux cas, l'issue est la même : les syndicats ont une influence marginale.
D.B. - Quant aux riches, leur poids a augmenté, mais leur comportement aussi a changé. En quoi consiste le «grand virage» («the great switch of the rich») dont vous parlez ?
R.R. - Les riches ont utilisé leur influence politique pour payer moins d'impôts, c'est connu. Ce dont on parle moins, c'est de leur isolement. Les riches vivent de plus en plus en marge de la société. Ils se déplacent dans leur jet privé, s'entourent de gardes du corps, consomment des services privés. Même leur philanthropie a changé : leur argent va moins aux pauvres et plus à des causes proches de ce qu'ils consomment eux-mêmes, comme les arts.
D.B. - En quoi la détérioration des ponts et des routes est-elle aussi celle de la classe moyenne ?
R.R. - D'abord, la notion de biens publics existe de moins en moins. On instaure des tarifs là où c'était gratuit. On multiplie les partenariats public-privé là où l'État était seul maître d'oeuvre. Et ceux qui ont les moyens d'influencer le gouvernement, les riches, ne se soucient pas de la mise à niveau des biens publics, puisqu'ils ne les utilisent pas. On crée ainsi un cercle vicieux : plus les biens publics se dégradent, plus le cynisme s'installe dans la classe moyenne. Les citoyens s'attendent à ce que les infrastructures ne soient pas mises à niveau. Ils concluent que l'argent public est gaspillé, que le gouvernement est inefficace, etc.
Jadis, «ce qui était bon pour GM était bon pour les États-Unis». Quand cela a-t-il cessé ?
D.B. - Jadis, «ce qui était bon pour GM était bon pour les États-Unis». Quand cela a-t-il cessé ?
R.R. - Cela n'est plus vrai depuis que la présence d'un siège social dans un pays n'est plus synonyme de retombées économiques. Au cours des années 1980, les grandes sociétés américaines ont accéléré leur mondialisation. GM s'est mise à vendre plus de véhicules à l'extérieur que dans le pays, pendant que des sociétés étrangères ont commencé à vendre aux Américains. Peu à peu, les pays qui abritent les sièges sociaux ont pesé de moins en moins lourd dans la stratégie globale des entreprises.
D.B. - Le dernier chapitre de votre livre propose des solutions pour sortir de la crise. Par où commencer ?
R.R. - Avant toute chose, déboulonnons les mythes autour de la croissance économique. Le pire de tous étant qu'il faut baisser les impôts des riches et des entreprises pour créer des emplois et de la richesse. Il s'agit d'un mensonge. Pire, de propagande. Il faut aussi rappeler à la population que les choses n'ont pas toujours été ainsi et qu'il n'est pas nécessaire qu'elles soient ainsi. Nous devons briser le cynisme que la crise a créé, il est corrosif.
D.B. - Vous proposez que les entreprises prêtent un «serment d'allégeance». Expliquez-nous.
R.R. - Les entreprises pourraient s'engager, entre autres, à créer plus d'emplois aux États-Unis qu'à l'extérieur, à ne pas délocaliser plus de 20 % de leurs coûts de main-d'oeuvre, à ne pas rémunérer leur pdg plus de 50 fois le salaire médian des travailleurs américains, à verser en impôts aux États-Unis au moins 30 % de leurs revenus gagnés aux États-Unis...
Il ne s'agirait pas d'un serment obligatoire, à chaque entreprise de choisir. Mais les consommateurs sauraient qui l'a signé. Évidemment, pareil serment n'aura d'impact que s'il existe un lobby des consommateurs fort. Nous devons reprendre en main notre économie et notre démocratie.
D.B. - Pourquoi dédiez-vous votre livre aux membres du mouvement Occupons ?
R.R. - Rien de bien ne peut se produire à Washington tant que les citoyens ne se mobiliseront pas. À cette étape de notre histoire, la participation citoyenne est essentielle. Mais il doit s'agir d'activisme informé. Il faut d'abord comprendre ce qui se passe pour intervenir, et réclamer des interventions où ça compte.
«On crée un cercle vicieux : plus les biens publics se dégradent, plus le cynisme s'installe dans la classe moyenne. Les citoyens concluent que l'argent public est gaspillé, que le gouvernement est inefficace.»
LE CONTEXTE
Il y aura élections aux États-Unis en novembre. Le chômage et la répartition inégale de la richesse ont naturellement mené le débat préélectoral sur le terrain de l'économie. L'économiste Robert Reich en a profité pour publier un ouvrage mi-éducatif mi-pamphlétaire sur la crise et les façons d'en sortir.