«Pour concurrencer le Mexique, il faut produire des légumes à l'année» - Éric Dubé, président des Serres Toundra

Publié le 19/05/2016 à 09:53

«Pour concurrencer le Mexique, il faut produire des légumes à l'année» - Éric Dubé, président des Serres Toundra

Publié le 19/05/2016 à 09:53

Bertrand Fradet, Caroline Fradet et Éric Dubé, copropriétaires de Serres toundra. [Photo: Louis Jacob]

En plus d’être le royaume du bleuet, le Saguenay-Lac-Saint-Jean pourrait bien devenir aussi le royaume du concombre. C’est du moins le souhait d’Éric Dubé et du duo père-fille Bertrand et Caroline Fradet, promoteurs des Serres Toundra, un ambitieux projet de culture en serre qui verra bientôt le jour à Saint-Félicien. Le projet de 100 millions de dollars, qui est en cours de construction, se réalisera en quatre phases d’ici 2020 et créera à terme 400 emplois.

« C’est comme si on créait 80 000 emplois à Montréal », compare Éric Dubé qui prévoit livrer les premiers concombres vers la fin d’octobre.

Natif de Montréal, l’homme d’affaires de 38 ans s’est fait connaître dans la région en 2010 quand il a acheté des terres pour le compte de la Banque Nationale. L’institution financière voulait se lancer dans l’agriculture, un projet controversé auquel elle a renoncé depuis. Quant aux Fradet, c’est une famille en affaires bien en vue qui possède quatre centres de rénovation et d’articles sportifs (Ferlac) ainsi qu’une résidence pour personnes âgées. Bertrand Fradet a aussi été propriétaire d’une usine de sciage qu’il a vendue en 1976 à la papetière Donohue, elle-même rachetée plus tard par Produits forestiers Résolu.

L’idée de départ des trois associés vient de la ville de Saint-Félicien qui cherche depuis longtemps à aménager un écoparc pour accueillir des entreprises serricoles. « En nous penchant là-dessus, nous avons constaté tout le potentiel, dit Caroline Fradet. C’est un projet structurant pour la région qui crée des emplois dans un secteur qui n’est pas cyclique. Si nous pouvons contribuer à freiner l’exode des jeunes, tant mieux ! »

N’empêche. Au début, l’initiative a été accueillie avec scepticisme par certains qui doutaient de sa viabilité. Trop gros, trop audacieux. « On nous voyait un peu comme des illuminés, convient M. Dubé qui est économiste de formation. Mais notre projet tient la route. Au Québec, l’électricité n’est pas chère. Le problème, c’est que la technologie utilisée par les serres d’ici est archaïque. La productivité est donc très faible. » Les promoteurs des Serres Toundra ont importé une technologie de pointe hollandaise qui permettra de multiplier le rendement par quatre. « Avec ça, nous pourrons concurrencer le Mexique, la Californie, l’Espagne et l’Ontario qui fournissent 98 % des concombres consommés au Québec », promet celui qui a passé un mois en Hollande à analyser le fonctionnement des serres.

Ils y croient

Sobeys Québec a vu là l’occasion d’offrir à l’année des concombres cultivés au Québec dans les quelque 420 points de vente de ses bannières d’alimentation (IGA, Tradition, Bonichoix, etc.). Elle s’est d’ailleurs engagée à acheter la majeure partie de la production de la PME de Saint-Félicien.

Résolu, de son côté, y croit tellement qu’elle a acquis une participation de 49 % par le biais de sa filiale Croissance Résolu Canada. Les Fradet, père et fille, et Éric Dubé détiennent les 51 % restants par leurs sociétés de gestion respectives.

Pour financer la première phase évaluée à 38 millions de dollars, la nouvelle entreprise a obtenu un prêt de Desjardins. Investissement Québec et le gouvernement fédéral ont quant à eux accordé des garanties de prêt respectives de 25 et 3 millions. « Nous n’avons pas eu un sou de subvention », insiste M. Dubé sans doute en réaction au fait que des citoyens de Saint-Félicien ont contesté le règlement d’emprunt de la municipalité servant à payer les infrastructures d’accueil.

« Sans le président et chef de la direction de Résolu, Richard Garneau, il n’y aurait pas d’entreprise, tient à dire M. Dubé. Il a agi comme facilitateur, non seulement sur le plan financier, mais aussi pour une foule de détails techniques. » M. Garneau fait partie du conseil d’administration des Serres Toundra.

D’une superficie de 40 hectares, le futur complexe serricole est situé à proximité de l’usine de Résolu et utilisera les rejets thermiques de celle-ci pour combler 25 % de ses besoins en chauffage. Il sera aussi chauffé avec du gaz naturel. Le CO 2 généré par la combustion du gaz sera réinjecté dans les serres pour favoriser la photosynthèse. De plus, les légumes seront cultivés sans pesticides et arrosés avec de l’eau de pluie et de neige récupérée.

Diversifier l’économie

Pour l’économiste Marc-Urbain Proulx, de l’Université du Québec à Chicoutimi, le projet des Serres Toundra, en plus d’être écologique, a le mérite de diversifier l’économie du Saguenay-Lac-Saint-Jean. « Dans la forêt et l’aluminium, les belles années en matière d’emplois sont derrière. Les entreprises améliorent leur productivité en investissant dans la technologie, mais cela se traduit par des pertes d’emplois à hauts salaires. »

Certes, la Stratégie québécoise de développement de l’aluminium, lancée l’an dernier, vise à doubler la transformation d’aluminium d’ici 2025. M. Proulx doute toutefois de son succès. « Les transformateurs préfèrent s’installer dans le Midwest américain, près des grands marchés que sont l’automobile, la construction et l’emballage. Les producteurs d’aluminium primaire, eux, hésiteront à concurrencer les transformateurs qui sont leurs clients. Si Québec veut qu’ils transforment de l’aluminium, il devra légiférer pour les y obliger. »

L’agriculture nordique est une autre avenue de diversification pour le Saguenay-Lac-Saint-Jean qui compte quelque 900 entreprises dans le secteur. « Mais il y en a seulement 70 qui transforment la ressource », indique Isabelle T. Rivard, directrice générale du créneau d’excellence AgroBoréal, qui estime que la création de valeur passe par la transformation. D’ailleurs, son créneau mise sur l’innovation pour valoriser les petits fruits nordiques et les produits de la forêt boréale. Il soutient des projets de recherche dans les domaines des aliments fonctionnels, des nutraceutiques, des cosmétiques, des pharmaceutiques et de l’alimentation animale.

Keyven Ferland, fondateur de La Web Shop, une agence de conception Web de 16 employés qui a des bureaux à Alma et au Saguenay, croit lui aussi qu’il faut cesser de se fier seulement au bois et à l’aluminium pour relancer l’économie régionale. « Le numérique fait partie de la solution, dit celui qui fait partie du groupe de travail sur le numérique lancé à la suite du Sommet économique régional de 2015. Il ne s’agit pas seulement d’avoir un site Web, mais d’utiliser les technologies numériques pour faire plus avec moins, pour être plus efficace, plus performant, pour accélérer la croissance. »

L’entrepreneur de 33 ans, qui préside aussi la Chambre de commerce et d’industrie de Lac-Saint-Jean-Est, estime qu’il faut « rendre l’entrepreneuriat contagieux pour que plus de gens se lancent en affaires ». Lui-même a déjà fait partie d’une équipe d’entrepreneurs qui donnait des conférences dans les écoles et qui reprendra du service sous peu, chapeautée par le Regroupement des chambres de commerce de la région.

Évidemment, la création d’une entreprise est rarement un long fleuve tranquille, comme en témoignent les fondateurs des Serres Toundra. « Les tracasseries administratives n’en finissent plus, dit M. Dubé. Par exemple, juste pour faire venir ici des transformateurs à partir du Port de Montréal, il a fallu une quarantaine de permis. »

Ils ont aussi eu des problèmes avec l’obtention des permis de travail des ouvriers et des spécialistes hollandais en plus d’être critiqués pour avoir fait appel à une main-d’œuvre étrangère. « Cette technologie n’existait pas au Québec, plaide le dirigeant. Il faut des gens pour assurer le transfert des connaissances. » Il souligne que des contrats totalisant dix millions de dollars ont été accordés à des entreprises locales pour les travaux en cours.

L’heure est toutefois à l’optimisme. La nouvelle entreprise procède en ce moment à l’embauche des quelque 150 personnes qui travailleront dans les serres dès l’automne. Et ses promoteurs promettent aux consommateurs qu’ils n’auront jamais mangé de concombres si savoureux. « Ils arriveront à l’épicerie 24 heures après leur cueillette. Leur goût n’aura rien à voir avec celui des légumes importés. »

CES GENS QUI FONT UNE RÉGION

Série 2 de 3. Certains entrepreneurs ont un impact important sur leur région en contribuant à revitaliser son économie. Portraits de ces catalyseurs d'énergie locale.

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