Rona: faut-il protéger nos entreprises contre les prises de contrôle étrangères?

Publié le 04/02/2016 à 14:25

Rona: faut-il protéger nos entreprises contre les prises de contrôle étrangères?

Publié le 04/02/2016 à 14:25

(Photo: LesAffaires.com)

Faut-il protéger nos entreprises contre les prises de contrôle étrangères, que celles-ci soient hostiles ou non?

Nul doute que les sociétés et les pays gagnent économiquement et socialement lorsque leur structure industrielle comporte une forte proportion d’entreprises domestiques dont la propriété est à l’abri des prises de contrôle non souhaitées. Comment peut-on en notre temps pratiquer un capitalisme de propriétaires qui fait en sorte que les décisions économiques soient prises par des gens appartenant à la collectivité nationale?

Encore faut-il bien choisir les secteurs pour lesquels le combat mérite d’être mené. Le commerce de détail, de plus en plus nord-américain, est maintenant dépouillé de toutes les entraves de temps et d’espace qui naguère définissaient le contour des marchés. La proximité physique, les heures d’ouverture sont remplacées par un accès permanent grâce à Internet.

Survenant en pleine campagne électorale, la velléité d’acquisition de Rona (Tor., RON) par l’américaine Lowe's (NY., LOW) en 2012 avait provoqué des prises de position plus ou moins judicieuses de la part des partis politiques québécois. L’affaire Rona s’était estompée depuis, l’acquéreur s’étant retiré de la scène. L'histoire vient toutefois d’être ravivée par l’annonce de l’acquisition de Rona par Lowe's pour un montant de 3,2 milliards $.

L’enjeu porte essentiellement sur l’importance des sièges sociaux pour l’économie d’une société. Mais il faut distinguer entre deux situations: 1. Une tentative hostile de prise de contrôle ou 2. Une acquisition d’entreprise avec l’assentiment enthousiaste de son conseil d’administration et de sa direction.

  • Entreprises à risque de prise de contrôle hostile?

À cet égard, le Québec est plutôt favorisé: parmi les 100 plus grandes entreprises québécoises, selon le chiffre d’affaires, on compte 8 sociétés d’État, 15 sociétés entièrement privées, 8 coopératives, 34 sociétés contrôlées par un actionnaire ou des actionnaires reliés.

Pour les 50 plus grandes sociétés québécoises cotées en bourse (selon leur valeur boursière) pas moins de 18 sont sous le contrôle d’un actionnaire (ou d’actionnaires reliés): les Bombardier, Power, CGI, Quebecor, Groupe Jean Coutu, Alimentation Couche Tard, Cogeco, Saputo Transcontinental, et autres. Sept autres sont à l’abri de prise de contrôle non souhaité en vertu de lois canadiennes (BCE, Air Canada, Air Transat, Banque nationale, etc.; le cas du CN est intéressant en ce que son acte d’incorporation établit un plafond de 15% des droits de vote, quel que soit par ailleurs le pourcentage des actions détenues par un individu ou un fonds)

Donc, 25 sociétés québécoises parmi les 50 plus grandes selon leur valeur boursière pourraient faire l’objet d’une tentative de prise de contrôle hostile ou non souhaitée. Or, de cette liste, constituée en octobre 2012, on doit déjà retrancher Osisko (prise de contrôle hostile) et Atrium (acquisition amicale par une société étrangère). Depuis le 3 février, il conviendrait de retirer aussi RONA en raison de la mise en marche d’une acquisition amicale.

Entreprises dont le siège social est au Québec sans mesure de protection contre les prises de contrôle non souhaitées

  • SNC-Lavalin Inc.
  • CAE Inc.
  • Metro Inc.
  • Domtar Corporation
  • Rona Inc.
  • Héroux-Devtek
  • Genivar
  • Cominar
  • TransForce Inc.
  • Résolu
  • Valener
  • Innergex
  • Intertape Polymer
  • Orbite Aluminae
  • Dollarama Inc.
  • Gildan Inc.
  • Aimia Inc. (ex Groupe Aéroplan)
  • Semafo Inc
  • Canam
  • MTY (groupe alimentaire)
  • Uni-Sélect
  • Quincaillerie Richelieu

Se protéger contre les prises de contrôle hostiles

Sans doute qu’une tentative de prise de contrôle de certaines de ces entreprises qui serait souhaitée ou non par la direction susciterait une vive réaction politique et populaire. Mais toutes ces entreprises ne sont pas également névralgiques et ne méritent pas toutes de monter au créneau si un changement de propriété devait survenir.

Dans la mesure où le gouvernement du Québec voudrait intervenir pour protéger la propriété de certaines entreprises, maintenir leur siège social au Québec ainsi que leur contribution à la société québécoise, quelles sont les pistes à explorer?

Bien sûr que si ces sociétés pouvaient se doter d’une structure de capital à double classe d’actions ou encore adopter un statut comme celui du CN, le problème serait réglé. Le hic est que de telles dispositions sont habituellement incluses dans les statuts de la société avant que celle-ci ne devienne publique. Changer les statuts plus tard demande l’approbation des actionnaires. Il est improbable que ces sociétés veuillent soumettre maintenant de tels changements à des actionnaires peu réceptifs à de telles mesures.

Alors que faire?

  • Créer un fonds québécois de prises de participation de blocage?

Cette idée saugrenue consisterait, semble-t-il, à créer un fonds québécois pour rassembler des mises de fonds de la part de la Caisse de dépôt et placement, d’Investissement Québec et d’autres institutions québécoises, lequel fonds servirait à acheter suffisamment d’actions des entreprises vulnérables pour bloquer la voie à toute tentative de prise de contrôle.

Évidemment, un tel fonds québécois d’investissement ne pourrait attendre qu’une offre d’achat soit rendue publique (une OPA) avant d’agir. En effet, puisque dès l’annonce d’une OPA le prix du titre bondit, le fonds achèterait alors les actions au prix fort; puis aussitôt que le marché financier constaterait que la transaction n’aura pas lieu parce que ce fonds a acquis une minorité de blocage, le prix de l’action chuterait rapidement. Les pertes pour ce fonds québécois seraient dramatiques.

Voulant procéder de façon préemptive mais ne sachant pas à l’avance quelles sociétés pourraient faire l’objet d’une offre d’achat, les gestionnaires du fonds québécois devraient prioriser les entreprises vulnérables selon des critères d’impact économique et social, une tâche délicate et éminemment politique.

Puis, dès qu’il sera annoncé que le fonds québécois a acheté une participation significative dans une société (le fonds devrait divulguer toute participation dès qu’elle représente plus de 10% des actions en circulation), celle-ci serait soumise aux sorties de son capital par des actionnaires déçus et aux tractations des fonds de spéculation qui y verront une occasion de profiter de l’engagement du fonds québécois envers cette société.

Enfin, il convient de le rappeler : la Caisse de dépôt et de placement n’est pas le fonds privé d’investissement du gouvernement.

Toutefois, comme elle le fait maintenant, sans obligation ni mandat du gouvernement et selon ses propres critères de placement, la Caisse de dépôt et placement peut prendre des positions importantes et de longue durée dans des entreprises québécoises offrant de belles perspectives de croissance et de rentabilité ainsi que les accompagner financièrement dans leur développement.

  • Changer la règlementation canadienne et québécoise des autorités des marchés financiers

La voie la plus prometteuse pour protéger nos entreprises contre des prises de contrôle intempestives malgré l’opposition de leurs conseils d’administration passe par les commissions des valeurs mobilières. Le Groupe d’étude sur les politiques en matière de concurrence, créé par le gouvernement canadien en 2007, invita de façon pressante la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (OSC) à revoir ses politiques en matière d’acquisition; l’OSC fit la sourde oreille et rien ou presque n’a changé depuis 2008.

Le Canada demeure un pays grand ouvert aux offres hostiles, un pays où les conseils d’administration sont virtuellement impuissants dès qu’une offre publique d’achat leur est transmise.

Au contraire, aux États-Unis, pas moins de 35 états américains ont adopté des statuts conférant au conseil d’administration des droits et des responsabilités précises lors de l’évaluation d’une offre d’achat de leur société, incluant le pouvoir de dire NON à une telle offre d’achat.

Or, l’article 122 de la Loi canadienne sur les sociétés par actions stipule :

Les administrateurs et les dirigeants doivent, dans l’exercice de leurs fonctions, agir : a) avec intégrité et de bonne foi au mieux des intérêts de la société;

Dans deux jugements importants (Peoples et BCE), la Cour suprême du Canada a interprété cette disposition comme signifiant que les membres du conseil d’administration doivent tenir compte de l’intérêt de la société et non seulement de celui des actionnaires ou des autres parties prenantes (créanciers, clients, employés, fournisseurs)..

La Cour suprême s’exprime ainsi : «Ils (les administrateurs) ont en tout temps leur obligation fiduciaire envers la société, et les intérêts de la société ne doivent pas se confondre avec ceux des actionnaires, avec ceux des créanciers ni avec ceux de toute autre partie intéressée.» (People’s c. Wise, 2004)

Donc, en matière d’offre d’achat non souhaitée, ou dite hostile, la logique de la loi canadienne sur les sociétés par actions (LCSA) ainsi que l’interprétation de cette loi par la Cour Suprême du Canada attribue clairement aux conseils d’administration l’autorité et la responsabilité de rejeter une telle offre d’achat s’ils jugent qu’elle n’est pas conforme à l’intérêt à long terme de la société.

Or, les commissions des valeurs mobilières canadiennes, par le biais d’une instruction, viennent limiter ce pouvoir et cette autorité des conseils d’administration. En fait, les commissions canadiennes des valeurs mobilières viennent ainsi empêcher les conseils d’administration de remplir pleinement leurs responsabilités fiduciaires. Cette initiative des commissions des valeurs mobilières d’émettre des instructions contraires aux jugements de la Cour Suprême devraient être contestée devant les tribunaux. (Voir Allaire et Rousseau, IGOPP, 2013)

Lors d’une tentative de prise de contrôle non souhaitée d’une société incorporée sous le régime fédéral (ou québécois), son conseil d’administration devrait demander aux tribunaux d’invalider cette instruction des commissions des valeurs mobilières qui leur enjoint de ne pas assumer pleinement les responsabilités fiduciaires que leur confient la loi canadienne (et québécoise) et la Cour Suprême du Canada.

  • Une acquisition d’entreprise avec l’assentiment enthousiaste de son conseil d’administration et de sa direction.

L’enjeu de permettre aux conseils d’administration de bloquer une transaction non souhaitée est important. Mais qu’en est-il lorsque le conseil d’administration donne son aval à la vente de l’entreprise.

Ainsi, dans le cas récent de Rona, le conseil a reçu avec faveur, joie et enthousiasme la proposition de Lowe's.

Dans ces transactions, le conseil a le devoir de se préoccuper des autres parties prenantes que sont les employés, les clients, les créanciers et les fournisseurs. En fait, bien que certains conseils d’administration semblent l’oublier, clamant faussement que leur responsabilité se limite aux seuls actionnaires, la loi canadienne ainsi qu’interprétée par la Cour suprême enjoint les conseils d’administration de prendre des décisions dans l’intérêt à long terme de la société et «les intérêts de la société ne doivent pas se confondre avec ceux des actionnaires, avec ceux des créanciers ni avec ceux de toute autre partie intéressée.»

Il appert que des recours pourraient être intentés par des actionnaires adhérant à la perspective de la maximisation de la valeur à long terme, des investisseurs institutionnels appliquant une stratégie d’investissement socialement responsable ou des parties prenantes, comme les syndicats de travailleurs, détenant par ailleurs des actions de la société.

Les conseils d’administration au Canada seront bien avisés de prendre en compte l’intérêt d’un ensemble de parties prenantes au cours des délibérations entourant une décision importante comme la vente de l’entreprise à des intérêts étrangers.

Le risque de responsabilité pour les administrateurs sera le plus élevé lorsqu’ils omettent de se renseigner adéquatement relativement aux incidences de leur décision sur l’ensemble des parties prenantes et que, de ce fait, celle-ci n’est pas raisonnable et a des conséquences défavorables pour la société.

Conclusion

Les gouvernements au Canada ont peu de recours pour s’opposer à une tentative de prise de contrôle non souhaitée; toutefois, il serait important qu’à la première occasion, le conseil d’administration d’une entreprise visée demande aux tribunaux de statuer sur la validité de la position des commissions des valeurs mobilières qui va à l’encontre des jugements de la Cour suprême, pourtant l’autorité juridique ultime au Canada.

Quant aux prises de contrôle consensuelles, il faut rappeler aux conseils d’administration leur responsabilité envers l’entreprise et toutes ses parties prenantes. Une vente d’entreprise ne devient pas ipso facto acceptable parce qu’elle enrichit les actionnaires et la direction.

Enfin, les grands fonds de placement du Québec doivent évaluer comment leur participation au capital de sociétés névralgiques pourrait réduire le risque de leur acquisition par des intérêts venus d’ailleurs.

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Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que les auteurs. Texte Coécrit avec François Dauphin, MBA, CPA, CMA, directeur de la recherche, IGOPP

À propos de ce blogue

Yvan Allaire, Ph. D. (MIT), MSRC, est président exécutif du conseil d'administration de l'Institut sur la gouvernance(IGOPP) et professeur émérite de stratégie à l’UQÀM. M. Allaire est le co-fondateur du Groupe SECOR, une grande société canadienne de conseils en stratégie (devenue en 2012 KPMG-Sécor) et de 1996 à 2001, il occupa le poste de vice-président exécutif de Bombardier. Il fut, de 2010 à 2014, membre et président du Global Agenda Council on the Role of Business – Forum économique mondial (World Economic Forum). Profeseur Allaire est auteur de plusieurs ouvrages et articles sur la stratégie d’entreprises et la gouvernance des sociétés publiques et privées.

Yvan Allaire

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