Une loi qui fait fuir les administrateurs

Publié le 10/01/2013 à 11:48, mis à jour le 16/11/2016 à 11:39

Une loi qui fait fuir les administrateurs

Publié le 10/01/2013 à 11:48, mis à jour le 16/11/2016 à 11:39

BLOGUE - La gouvernance des sociétés s’est améliorée au cours des dernières années. Ainsi, les administrateurs ont rehaussé la qualité de leur prestation et mieux assumé leurs devoirs de diligence et de loyauté dans le respect des droits des parties prenantes (« stakeholders »). L’Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques (« IGOPP ») a inscrit cette amélioration de la qualité de la gouvernance dans une dynamique de création de valeur pour la société.

L’amélioration continue de la qualité de la gouvernance dans nos sociétés publiques et nos institutions s’appuie principalement sur la présence et le recrutement d’administrateurs « crédibles », soit expérimentés, compétents et intègres.

Or, certaines lois sont venues créer un contexte peu propice à un tel recrutement en faisant assumer aux administrateurs des risques que nous considérons démesurés.

La loi 89 sur la qualité de l’environnement, par certains de ses articles, offre un exemple récent et probant de cet accroissement du niveau de risque de la fonction d’administrateur au Québec. Les risques de contravention aux lois en matière d’environnement sont le lot surtout des entreprises œuvrant dans les secteurs des mines, de l’énergie, des pâtes et papier et de la fabrication ou transformation manufacturière. Ces entreprises occupent une place importante dans l’économie canadienne ainsi que dans l’économie québécoise.

Les administrateurs de telles sociétés sont particulièrement visés par les dispositions de la Loi sur la qualité de l’environnement et de lois similaires.

Contexte et préoccupations juridiques

Les amendements à la Loi sur la qualité de l’environnement maintenant en vigueur ont établi une présomption de culpabilité élargie à l’encontre de l’administrateur d’une société qui a commis une infraction à cette loi.

On retrouve cette présomption à l’article 115.40 :

    « 115.40. Lorsqu'une personne morale, un agent, mandataire ou employé de celle-ci ou d'une société de personnes       ou d'une association non personnalisée commet une infraction à la présente loi ou à ses règlements, l'administrateur ou le dirigeant de la personne morale, société ou association est présumé avoir commis lui-même cette infraction, à moins qu'il n'établisse qu'il a fait preuve de diligence raisonnable en prenant toutes les précautions nécessaires pour en prévenir la perpétration.… »

En vertu de cet article, l’administrateur de société fait donc face à une présomption de culpabilité automatique et personnelle dès que la culpabilité de la société est établie, et à un fardeau de défense difficilement surmontable pour renverser cette présomption en ayant à prouver qu'il a pris « toutes les précautions nécessaires pour en prévenir la perpétration ».

Cette disposition se distingue d’autres lois comportant une présomption de culpabilité ou de responsabilité par la formulation « tous les moyens nécessaires ». On s’éloigne donc ici des règles de l’art et des meilleures pratiques, lesquelles se fondent sur une preuve de diligence raisonnable au moment de la perpétration de l’infraction par la société.

Les tribunaux n’ont pas encore eu à interpréter cet article 115.40. Quel sens sera donné à l’expression « tous les moyens nécessaires ». La poursuite ne sera-t-elle pas tentée de prétendre que dans la mesure où l’infraction a été commise par la société, le tribunal doit conclure que, de toute évidence, tous les moyens nécessaires n’ont pas été pris. En d’autres termes, l’administrateur ne sera-t-il pas soumis, dans de telles circonstances, à un standard de perfection?

Rappelons aussi que l’article 33 de la Charte des droits et libertés de la personne (Québec) stipule que tout accusé est présumé innocent jusqu'à ce que la preuve de sa culpabilité ait été établie suivant la loi.

Cette présomption d’innocence est également affirmée par le paragraphe 11 d) de la Charte canadienne des droits et libertés.

Non seulement l’article 115.40 renverse-t-il le fardeau de preuve et élimine la présomption d’innocence, mais il vient possiblement élever la notion de diligence raisonnable au niveau de la quasi perfection.

Tendances

Les gouvernements tentent depuis plusieurs années de resserrer les normes dans divers domaines dont notamment en matière de valeurs mobilières, d’environnement, de droits des consommateurs, de santé et sécurité au travail, de contrats gouvernementaux et de fiscalité.

Alors que certaines de ces mesures nous paraissent légitimes et bien fondées, d’autres empruntent le chemin périlleux de la violation des droits et libertés des citoyens. L’article 115.40 fait partie, selon nous, de ces mesures inacceptables.

Risques pour l’administrateur

Il ne fait pas de doute que l’ajout de l’article 115.40 de la Loi sur la qualité de l’environnement rend plus facile pour les autorités gouvernementales l’institution de procédures judiciaires contre les administrateurs et dirigeants d’une société trouvée coupable d’infraction à la loi.

En plus de ce renversement du fardeau de preuve et du relèvement des exigences pour satisfaire au critère de diligence raisonnable de l’article 115.40, s’ajoute maintenant les risques d’une peine pénale ainsi que d’avoir à payer les pénalités prévues à la Loi sur la qualité de l’environnement. Or, cette loi prévoit la possibilité pour le tribunal de condamner des personnes physiques à des pénalités pouvant dépasser dans certains cas un million de dollars ainsi qu’à des peines d’emprisonnement d’un terme allant jusqu’à trois ans.

Même s’il est éventuellement innocenté, l’administrateur ainsi mis en accusation risque que sa réputation soit entachée pour longtemps. Or, tous ces risques ne peuvent que faire hésiter toute personne raisonnable à qui l’on proposerait de siéger au conseil d’administration d’une société au risque environnemental élevé.

Indemnisation

Évidemment, les sociétés assument certaines obligations d’indemnisation de leurs administrateurs en cas de poursuites. Cependant, les lois canadiennes imposent des limites à l’indemnisation dans le cas de poursuites pénales ou administratives. Ainsi, par exemple, l’administrateur ne peut être indemnisé dans le cas de poursuites pénales ou administratives aboutissant au paiement d’une amende, « que s’il avait de bonnes raisons de croire que sa conduite était conforme à la loi ».

Comment les tribunaux interprèteront-ils l’expression « de bonnes raisons de croire » lorsque le fardeau imposé à l’administrateur est celui d’une « diligence raisonnable en prenant toutes les précautions nécessaires »? En d’autres termes, les tribunaux n’auront-ils pas tendance à considérer que l’administrateur ne pouvait avoir de « bonnes raisons de croire » si toutes les précautions nécessaires n’avaient pas été mises en place. Voilà un cercle vicieux porteur de risques additionnels pour l’administrateur.

Les sociétés souscrivent très souvent des garanties d’assurance contre les risques de réclamation et de condamnation contre leurs administrateurs et dirigeants. Or, des vérifications préliminaires effectuées auprès d’un courtier d’assurance réputé œuvrant dans ce domaine indiquent qu’en matière de couverture de risques environnementaux, peu d’assureurs sont prêts à assumer de tels risques et lorsqu’ils le font, le coût en est élevé et la couverture est assortie de restrictions et d’exclusions.

On pourrait presque affirmer qu’« accepter de siéger à un conseil dans ces circonstances démontre une qualité de jugement qui n’est pas à la hauteur de ce qu’on attend d’un membre de conseil d’administration!

Des mesures législatives comme l’article 115.40 de la Loi sur la qualité de l’environnement sont contraires aux principes fondamentaux de notre système de droit et aux droits conférés par les chartes aux citoyens. Celles-ci créent pour l’administrateur une situation comportant des risques incommensurables et menacent ainsi la qualité de la gouvernance dans les sociétés dont les activités sont susceptibles d’avoir un impact sur l’environnement. Il convient, dans l’intérêt de tous, que le législateur maintienne et protège un juste équilibre entre les divers objectifs et tendances. Par sa démesure, l’article 115.40 rompt cet équilibre pourtant essentiel.

Le législateur devrait modifier le texte de l’article 115.40 et faire preuve à l’avenir d’une grande prudence avant d’adopter des mesures de cette facture.

Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que les auteurs.

En collaboration avec André Laurin, LLL, IAS / Associé Lavery, de Billy

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 Yvan Allaire est président exécutif du conseil d'administration de l'Institut sur la gouvernance (IGOPP) et professeur émérite de stratégie à l’UQÀM. Il est membre de la Société royale du Canada ainsi que du Council on Global Business Issues du World Economic. Professeur de stratégie pendant plus de 25 ans, il est auteur de plusieurs ouvrages et articles sur la stratégie d’entreprises et la gouvernance des sociétés publiques et privées, dont les plus récents coécrit avec le professeur Mihaela Firsirotu : Capitalism of Owners (IGOPP, 2012), Plaidoyer pour un nouveau capitalisme (IGOPP, 2010), Black Markets and Business Blues (FI Press, 2009), à propos de la crise financière et de la réforme du capitalisme.

À propos de ce blogue

Yvan Allaire, Ph. D. (MIT), MSRC, est président exécutif du conseil d'administration de l'Institut sur la gouvernance(IGOPP) et professeur émérite de stratégie à l’UQÀM. M. Allaire est le co-fondateur du Groupe SECOR, une grande société canadienne de conseils en stratégie (devenue en 2012 KPMG-Sécor) et de 1996 à 2001, il occupa le poste de vice-président exécutif de Bombardier. Il fut, de 2010 à 2014, membre et président du Global Agenda Council on the Role of Business – Forum économique mondial (World Economic Forum). Profeseur Allaire est auteur de plusieurs ouvrages et articles sur la stratégie d’entreprises et la gouvernance des sociétés publiques et privées.

Yvan Allaire

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