Vers une génération sangsue?

Publié le 09/09/2016 à 08:48

Vers une génération sangsue?

Publié le 09/09/2016 à 08:48

La corésidence est parfois source de tensions familiales... Photo: DR

Il y a deux ans à peine, le New York Times avait provoqué un coup de tonnerre. Il avait révélé l'ampleur du phénomène de ce qu'on appelle les "boomerang kids", ces jeunes adultes dans la vingtaine qui vivent chez leurs parents, soit parce qu'ils ont fait le choix d'y revenir (à la suite de la perte d'un premier emploi ou de la fin d'une première relation amoureuse sérieuse, par exemple), soit parce qu'ils n'en sont jamais partis (le temps de finir leurs études à l'université, par exemple). Le quotidien avait en effet mis au jour le fait qu'aux États-Unis 1 jeune dans la vingtaine sur 5 était un boomerang kid. Rien de moins.

Mais ce qu'a récemment découvert Statistique Canada, c'est que cela n'est rien en comparaison avec ce qui se passe ici-même. Tenez-vous bien, car vous n'allez pas en croire vos yeux :

> Au Canada, 42% des 20-29 ans vivent chez leurs parents, ce qui en fait le mode de vie le plus répandu pour cette tranche d'âges. Il y a trente ans, ce pourcentage n'était que de 27%.

> Parmi les 20-24 ans, la proportion des jeunes vivant chez leurs parents est de 59% (il y a trente ans, elle était de 42%). Quant aux 25-29 ans, la proportion est passée en trois décennies de 11 à 25%.

Autrement dit, il y a, en proportion, deux fois plus de jeunes adultes canadiens vivant chez leurs parents que de jeunes adultes américains. Oui, deux fois plus puisque cela concerne ici 2 jeunes dans la vingtaine sur 5.

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Pourquoi demeurent-ils ainsi au domicile familial? L'étude de Statistique Canada montre que plusieurs facteurs peuvent entrer en jeu, parmi lesquels :

> le coût élevé des études;

> l'incertitude économique;

> la difficulté de trouver un emploi approprié;

> la dissolution d'une union amoureuse;

> l'indécision concernant l'avenir personnel comme professionnel.

Du coup, on se retrouve avec des situations a priori fort curieuses. Un exemple parmi d'autres : 1 jeune adulte canadien qui vit chez ses parents sur 4 dispose, en vérité, d'un emploi à temps plein, toute l'année. C'est-à-dire qu'il n'est pas en train, disons, d'étudier, mais bel et bien de travailler semaine après semaine, ce qui ne lui permet toutefois pas de voler de ses propres ailes : il se peut que ses dettes liées à la scolarité soient si lourdes qu'il lui est impossible de les rembourser et de couvrir en même temps les coûts d'une vie indépendante (loyer, alimentation, etc.); ou encore, qu'il ait besoin du soutien affectif de ses parents, à la suite d'une rupture amoureuse.

À noter une statistique importante pour saisir toute l'importance économique de ce phénomène : 90% des jeunes adultes qui vivent chez leurs parents ne contribuent pas aux coûts du foyer. Ils ne payent rien du loyer, de l'électricité, de l'alimentation, etc. Et ce, même si, comme on l'a vu, une bonne partie d'entre eux travaillent à temps plein. Bref, nombre d'entre eux semblent agir comme — j'ose le terme — des sangsues, qui s'accrochent aux êtres vivants et pompent tout ce qu'elles peuvent d'eux.

Mais l'important n'est pas vraiment là, dans cette image choc de la sangsue. Il réside dans le fait que ce phénomène est loin d'être temporaire; on l'a vu, il ne cesse de grandir depuis trois décennies et aucun signe n'indique un éventuel renversement de tendance. Et surtout, il traduit une véritable mutation de nos sociétés occidentales, que l'on peine à regarder en face tant elle est perturbante : la cellule familiale est en train de changer du tout au tout, et avec elle, la façon dont, vous et moi, vivons au quotidien; ce qui va avoir pour conséquence dramatique que nous nous dirigeons droit vers un tout nouveau modèle de société, où les inégalités seront durables, pour ne pas dire permanentes! Explication.

Mark Rank, professeur de bien-être social à l'Université Washington à Saint-Louis (États-Unis), a noté dans le cadre de ses recherches que la société américaine se divisait aujourd'hui, sans qu'on s'en rende bien compte, en deux catégories distinctes. D'une part, il y a ceux qui figurent parmi les 20% d'Américains empochant les plus gros salaires — grosso modo ceux qui dépassent 100.000 dollars américains par an. D'autre part, il y a tous les autres, c'est-à-dire ceux qui affichent un salaire annuel inférieur à 100.000 dollars américains.

«Les plus riches, soit le 20e centile, ont empoché l'ensemble des gains économiques enregistrés par l'économie américaine, ces quarante dernières années. Quant aux autres, l'enrichissement économique des États-Unis de ces décennies-là ne leur a globalement rien apporté du tout», indique-t-il dans son livre Chasing the American Dream.

En conséquence, les États-Unis vivent dans une sorte d'apartheid économique : d'un côté, les nantis, qui savent d'avance qu'ils sont appelés à connaître un enrichissement, eux comme leurs enfants; de l'autre, les démunis, qui, en dépit de leurs efforts et autres sacrifices, ne s'enrichiront pas, ni leurs enfants. Et entre les deux, une barrière infranchissable, à de rares exceptions près (celles qui font que l'on parle encore de nos jours, à tort, de "Rêve américain" : combien de jeunes chômeurs férus de basketball pour un LeBron James?).

Cette analyse vaut-elle pour le Canada? Vraisemblablement. La réflexion de Mark Rank ne porte pas directement sur le Canada, c'est vrai, néanmoins, le mode de vie y est si semblable à celui de son voisin du Sud qu'on peut raisonnablement estimer qu'elle peut, au moins en partie, lui être appliquée. À plus forte raison lorsqu'on souligne que la génération sangsue y est, en proportion, deux fois plus élevée qu'aux États-Unis.

Ce qui implique qu'il est logique de voir les jeunes d'aujourd'hui avoir le réflexe de demeurer au foyer familial, dans l'espoir de lendemains meilleurs. L'un veut finir ses études sans être étranglé financièrement, et décrocher ainsi un emploi lui permettant de gagner plus que ses parents, à moyen ou long terme. Un autre espère avoir ainsi la latitude nécessaire pour plaquer un job insatisfaisant et en retrouver un autre plus avantageux, qui lui permettra de venir indépendant sur le plan financier. Un autre encore souhaite disposer du temps nécessaire pour recoller les morceaux de son coeur brisé, puis de se lancer dans une toute nouvelle vie. Etc.

Le hic? C'est que rien ne dit que les lendemains en question vont bel et bien chanter. Au contraire, il semble plutôt qu'ils soient appelés à déchanter. Car la crise économique s'éternise depuis 2008, si bien qu'il est difficile que jamais de parvenir à quitter sereinement le nid familial. A fortiori lorsqu'on a pris l'habitude d'y prendre ses aises.

Notre société mute, donc. En accentuant le fossé entre les nantis et les démunis, et par voie de conséquence, en aggravant le phénomène de la génération sangsue. Ce qui amène, soit dit en passant, de toutes nouvelles dynamiques socioéconomiques qui sont loin d'être inintéressantes : l'étude de Statistique Canada indique l'émergence d'un sous-phénomène inédit, à savoir que les membres de la génération sangsue qui finissent par devoir quitter le domicile de leurs parents (ceux-ci finissant sûrement par en avoir marre d'être considérés comme des hôteliers) réagissent de plus en plus souvent en... se mettant à vivre chez leurs grands-parents (qui ne demandent pas mieux, histoire, entre autres, de briser la monotonie de leur quotidien ou de mettre fin à leur solitude)!

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Espressonomie

Un rendez-vous hebdomadaire sur Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l'actualité économique à la lumière des grands penseurs d'hier et d'aujourd'hui, quitte à renverser quelques idées reçues.