Oui, je suis manipulé!

Publié le 23/04/2018 à 06:06

Oui, je suis manipulé!

Publié le 23/04/2018 à 06:06

Tout ce que l'on sait sur nous est proprement ahurissant... Photo: DR

Facebook vend nos données personnelles aux annonceurs, ce que nous savions depuis longtemps. À présent, on découvre qu'elle les vend également aux politiciens en campagne électorale. Autrement dit, à quiconque entend influencer nos décisions.

En apprenant ça, je me suis dit : « OK, c'est pas beau, tout ça. Mais est-ce que ça marche vraiment ? Quelqu'un, quelque part, est-il réellement capable de me faire acheter un cellulaire au lieu d'un autre, ou encore de me faire voter pour un candidat au lieu d'un autre ? »

Alors j'ai creusé. Et ce que j'ai découvert m'a terrifié...

On n'imagine pas l'ampleur des données détenues sur nous. Facebook reconnaît en avoir 98 (âge, sexe, revenu, patrimoine immobilier, nombre d'emprunts, etc.). Acxiom, l'un des plus importants courtiers en données du monde, quelque 1 500. Quant à son concurrent Cambridge Analytica, qui est au coeur du scandale Facebook, il en revendique entre 4 000 et 5 000 pour chaque électeur américain.

D'où proviennent-elles ? De là où on ne l'imagine même pas : cartes de fidélité de magasins, contrats de garantie, bulletins de salaire, listes électorales, immatriculations d'entreprises, etc. C'est en les recoupant toutes que l'on parvient à dresser un portrait numérique de nous d'une précision ahurissante. « L'objectif est de cibler nos cordes sensibles, plus précisément notre "point de douleur", celui sur lequel il suffit d'appuyer pour nous faire réagir sur commande dans un sens ou dans l'autre », explique la mathématicienne américaine Cathy O'Neil dans son livre Weapons of Math Destruction.

Alexander Nix, l'ex-DG de Cambridge Analytica, dévoile dans une vidéo comment il y parvient. Il se sert de toutes les données recueillies pour effectuer à notre place le test de personnalité Ocean et obtient notre « profil psychographique ». Ce dernier correspond à un modèle prédictif de nos traits de personnalité, qui permet de découvrir ce à quoi nous sommes sensibles et, ce faisant, les arguments qui nous feront voter pour un candidat plutôt que pour un autre.

Bref, on ne parle plus de « propagande » - ça fait tellement 20e siècle... - mais d'« approche comportementaliste de la communication persuasive avec résultats quantifiables », selon les termes de M. Nix ; et donc, de « marketing politique » ! Concrètement, ça donne le « projet Alamo »... En juin 2016, Donald Trump est désigné candidat du Parti républicain. Son gendre Jared Kushner prend aussitôt en main la campagne électorale : « Nous nous sommes demandé dans quels États on obtiendrait le meilleur rendement de l'investissement en matière de votes, et comment faire passer le message de Trump au consommateur (sic) visé pour un coût minimal », a-t-il confié à Forbes.

Avec l'aide de Cambridge Analytica, il cerne 13,5 millions d'électeurs susceptibles d'être influencés dans les États clés. Puis, il effectue un coup de maître en recrutant Brad Parscale, un type obscur qui avait créé auparavant quelques sites web pour les Trump. Celui-ci se livre alors à des assauts de séduction d'une rare efficacité auprès des cibles choisies ; le « projet Alamo » est né.

Un exemple frappant... L'équipe de Kushner a mis la main sur la vidéo d'une bourde de la candidate démocrate Hillary Clinton (elle avait déclaré en 1996 que certains Noirs étaient des « super prédateurs »). Brad Parscale l'a alors diffusée sur Facebook auprès d'un échantillon d'électeurs démocrates noirs en passant par des dark posts, des messages personnalisés qui ne peuvent être vus que par le destinataire. De quoi les faire voter républicain !

« Notre société est composée de deux sortes de gogos. Les "gogos informationnels", qui se font manipuler par de l'information tendancieuse, voire fausse, et les "gogos psychologiques", qui se laissent prendre par des arguments émotionnels. De nos jours, les entreprises et les politiciens qui n'exploitent pas notre crédulité sont toujours les perdants. » Qui parle ainsi ? George Akerlof et Robert Shiller, deux prix « Nobel » d'économie, dans leur livre Phishing for phools.

Notre crédulité est alimentée par la puissance de nos désirs. Elle est attentive « au mauvais génie sur notre épaule qui nous glisse à l'oreille des conseils néfastes à notre intérêt à long terme », d'après eux. Ce qui fait de nous - à commencer par moi-même - des proies faciles, des perdants, des gogos qu'il est aisé d'enfirouaper.

C'est clair, le marketing politique ne travaille pas pour un monde meilleur. Bien au contraire. Il nous manipule, il nous abuse. Et c'est loin d'être terminé : devinez qui vient d'être nommé directeur de la campagne de Trump de 2020 : oui, Brad Parscale.

Allons-nous finir par réagir ? Je l'espère bien. Une suggestion : à l'avenir, prêtons davantage l'oreille à la raison qu'à la passion, lors de nos choix cruciaux. Ce serait un bon début, non ?

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Espressonomie

Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l'actualité économique à la lumière des grands penseurs d'hier et d'aujourd'hui, quitte à renverser quelques idées reçues.

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