Les 3 impacts insoupçonnés des coupures chez Bombardier

Publié le 19/02/2016 à 08:27

Les 3 impacts insoupçonnés des coupures chez Bombardier

Publié le 19/02/2016 à 08:27

Des contre-coups majeurs affectant, entre autres, les employés à temps plein. Photo: Bloomberg

Le fabricant d'avions québécois Bombardier a annoncé cette semaine la suppression de 7.000 emplois à l'échelle mondiale, dont 2.400 au Québec. Ces coupures drastiques s'échelonneront sur les deux prochaines années et devraient surtout concerner les divisions de Saint-Laurent et de Dorval. Les 2.200 employés qui travaillent sur le modèle CSeries, qui traverse depuis ses débuts des turbulences dont nul ne semble voir la fin à court terme, seraient épargnés, semble-t-il.

Bon. Ça, c'est la façon dont tous les médias ont présenté la nouvelle lorsqu'elle est sortie. Une façon très simple : deux ou trois gros chiffres qui choquent, et un point final.

Mais que se cache-t-il derrière ces gros chiffres, au juste? Deux choses : d'une part, des milliers d'êtres humains dont la vie va connaître un méchant virage; d'autre part, des contre-coups économiques majeurs pour Bombardier, que personne n'ose s'aventurer à estimer, mais que l'on imagine aisément conséquents.

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OK. Je me propose de me retrousser les manches devant vous et de m'atteler à cette tâche qui peut sembler a priori périlleuse. Comment vais-je m'y prendre? En vous présentant une étude intitulée The effect of announced downsizing on workplace performance: Evidence from a retail chain et signée par deux professeurs de management de l'Université Goethe à Francfort (Allemagne), Guido Friebel et Nick Zubanov, ainsi que par un professeur d'économie de l'Université de Cologne (Allemagne), Matthias Heinz. Car elle a mis au jour les trois impacts inattendus et dévastateurs de ce type d'annonce dramatique.

Les trois chercheurs ont eu une chance extraordinaire, qui ne se produit qu'une fois dans la vie d'un scientifique : ils s'intéressaient au management d'une chaîne allemande de boulangeries - dont l'identité n'est pas dévoilée dans l'étude - et venaient d'obtenir les réponses à leur questionnaire d'une vaste majorité de ses employés lorsque la haute-direction, à la surprise générale, a fait une grande annonce, en juin 2014. Une annonce terrible : en raison de la concurrence acharnée des grandes surfaces Aldi et Lidl, qui s'étaient mises à vendre du pain frais depuis peu, la chaîne avait pris la décision de se séparer de 57 de ses 193 boulangeries.

Ainsi, 1 boulangerie sur 3 allait être soit vendue à un compétiteur, soir fermée à tout jamais. Et ce, dans les quatre semaines qui allaient venir. Fait important à souligner : la haute-direction n'avait pas précisé, au moment de l'annonce, quelles boulangeries seraient détachées de la chaîne, et donc, quels employés devraient partir.

Qu'ont fait nos trois chercheurs? Ils ont sauté sur l'occasion pour recueillir le maximum de données possible sur les employés de la chaîne de boulangerie, durant ces quatre semaines-là. Objectif : regarder si l'annonce de la haute-direction avait eu le moindre impact tant sur la performance des employés que sur celle des boulangeries.

Résultats? Ils sont saisissants :

> Baisse généralisée des ventes. À partir du moment où l'annonce a été faite, les ventes de la chaîne de boulangeries ont diminué d'en moyenne 10%. Cette baisse a surtout résulté de la baisse généralisée de la fréquentation des boulangeries par les consommateurs. Autrement dit, les clients se sont mis à tourner le dos à l'entreprise.

> Des baisses variables, et parfois considérables. Les ventes ont reculé d'en moyenne 6% dans les boulangeries qui ont finalement été vendues à un compétiteur. Et elle ont dégringolé d'en moyenne 21% dans les boulangeries qui ont finalement été fermées. Autrement dit, les employés qui ont senti l'épée de Damoclès peser au-dessus de leur tête ont eu le moral à zéro et ont baissé les bras d'un seul coup.

> L'effet insoupçonné du temps plein. Le recul des ventes a été plus prononcé là où il y avait plus d'employés à temps plein que d'employés à temps partiel. Autrement dit, les employés qui étaient les plus liés à l'entreprise ont été les plus affectés par la décision de la haute-direction de se séparer d'une boulangerie sur trois.

«Les résultats de notre étude soulignent l'importance considérable des conséquences de la cassure du contrat psychologique passé, souvent tacitement, entre l'employeur et ses employés. Un contrat psychologique qui correspond, pour simplifier, à l'établissement d'un lien de confiance et de bienveillance entre chacun. Or, lorsque ce lien est brisé soudainement et unilatéralement, cela touche, bien sûr, tous les employés (surtout ceux à temps plein), mais aussi les clients, qui perdent confiance dans l'entreprise. En conséquence, la performance de l'entreprise toute entière est impactée», disent les trois chercheurs dans leur étude.

Que se passe-t-il si l'on regarde la décision de Bombardier à la lumière ddu travail de recherche de MM. Friebel, Heinz et Zubanov? C'est assez simple, les impacts sont triples :

1. Des contrats encore plus durs à décrocher. Le niveau de confiance des clients actuels et potentiels de Bombardier va accuser le coup. Car, en toute logique, ils vont se dire - comme les consommateurs de la chaîne allemande de boulangeries - que ça va mal chez le fabricant d'avions québécois. Du coup, ils vont avoir une oreille plus attentive aux sollicitations de ses concurrents, et on peut anticiper des difficultés accrues pour Bombardier à décrocher de nouveaux contrats dans les mois à venir.

2. Une performance diminuée des employés à temps plein. En raison de la cassure du contrat psychologique, le moral des employés à temps plein va accuser le coup. C'est inévitable. À tel point que cela va avoir un impact direct sur leur performance au travail, ce qui va représenter une nouvelle épine dans le pied de Bombardier.

On le voit bien, les contre-coups d'un licenciement massif sont considérables. Tant pour les personnes concernées, directement ou indirectement, que pour l'ensemble de l'entreprise. Et ce, de manière durable.

Ce n'est pas tout! À cela s'ajoute un troisième contre-coup, consécutif des deux autres :

3. Un coût social conséquent pour l'ensemble de la société québécoise. Une telle décision entraîne, de fait, ce que les économistes appellent des «externalités négatives» : hausse de la précarité subie, dépenses accrues en assurance-emploi, etc. Ce coût - certes complexe à évaluer - pèse sur toute la société, à plus forte raison lorsque les licenciements sont massifs (cela peut même aller - dans certains cas, pas nécessairement dans celui qui nous intéresse ici - jusqu'à avoir un impact direct sur le produit intérieur brut (PIB) d'une province).

Bref, les impacts d'un licenciement massif sont non seulement insoupçonnés, mais aussi considérables. Du coup, l'interrogation saute aux yeux : «Et s'il y avait moyen d'éviter que les grandes entreprises puissent licencier massivement, ou à tout le moins pas aussi aisément qu'elles peuvent le faire aujourd'hui...»

L'idée n'est pas si farfelue que ça : cela permettrait à l'entreprise d'éviter les impacts inattendus et majeurs que l'on vient de découvrir, tout comme cela permettrait d'éviter un coût social conséquent pour l'ensemble de la société québécoise. L'idée est d'autant moins farfelue que deux éminents économistes français ont déjà planché sur le sujet.

Jean Tirole, "prix Nobel" d'économie en 2014, et Olivier Blanchard, professeur du MIT qui a été jusqu'en octobre 2015 chef économiste et directeur des études du FMI, ont en effet signé en 2003 un rapport intitulé Protection de l'emploi et procédures de licenciement. Dans celui-ci, ils proposent de... taxer les entreprises lorsqu'elles licencient! Ni plus ni moins.

L'idée est lumineuse... De nos jours, l'employeur se doit de contribuer à l'assurance-emploi, qu'il pratique, peu ou pas, des licenciements. ce qui, aux yeux des deux économistes français, déresponsabilise les employeurs : les «vertueux», ceux qui ne licencient pas, supportent les coûts liés au chômage engendré par les «opportunistes», ceux qui licencient. C'est pourquoi la création d'une taxe de licenciement modulable aurait pour effet, d'une part, d'inciter les entreprises tentées de licencier massivement à éviter cette solution coûteuse, d'autre part, de récompenser les entreprises vertueuses par de moindres cotisations.

«Il s'agit de responsabiliser les entreprises, afin qu'elles supportent directement le coût social du licenciement. Concrètement, cela signifie qu'il faut appliquer au "risque chômage" les principes qui existent ailleurs : en environnement, tout le monde trouve normal que le pollueur soit le payeur; de même, les entreprises qui licencient doivent payer pour ça», avait confié à l'époque Jean Tirole au quotidien français Libération, en spécifiant qu'il fallait offrir une contrepartie en échange pour les entreprises, comme, par exemple, une simplification des contrats de travail.

Voilà. En appliquant le principe du pollueur-payeur au licenciement, on pourrait peut-être éviter à l'avenir des décisions aussi radicales que celle de Bombardier. Pour le bienfait de l'entreprise elle-même, de ses employés et même de l'ensemble de la société québécoise. Croisons les doigts à présent pour que l'idée de Tirole et Blanchard fasse son petit bonhomme de chemin et se rende jusqu'à la Colline parlementaire...