Le projet de loi 70 va-t-il aggraver les inégalités au Québec?

Publié le 15/02/2016 à 08:15

Le projet de loi 70 va-t-il aggraver les inégalités au Québec?

Publié le 15/02/2016 à 08:15

Les jeunes seront les plus durement touchés par le projet de loi 70... Photo: DR

Un montant annuel de 50 millions de dollars. C'est ce que le nouveau ministre de l'Emploi et de la Solidarité sociale François Blais espère faire faire comme économies au Québec en serrant la vis aux bénéficiaires de l'aide sociale. Et ce, grâce au projet de loi 70, qui prévoit notamment la réduction de moitié des prestations des nouveaux bénéficiaires qui rechigneraient à se plier aux démarches d'emploi imposées par le ministère, et même la suppression de toute aide en cas de refus d'une offre d'emploi «convenable» (sans que ce terme soit clairement défini dans le projet de loi!).

L'idée, on le voit bien, est double : d'une part, économiser de l'argent; d'autre part, remettre au travail une partie des assistés sociaux. Et ce, en prescrivant un remède de cheval. Mais voilà, un tel médicament ne risque-t-il pas d'avoir des effets secondaires insoupçonnés, comme cela se produit souvent dès lors qu'on recourt à un traitement de choc?

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Pour nous en faire une idée, plongeons-nous dans les années 2000. Durant cette décennie, les inégalités ont nettement diminué au Québec, selon une étude de l'Institut de la statistique du Québec (ISQ). De fait, si l'on compare l'évolution du revenu disponible (après impôts et transferts) des 20% des Québécois les plus pauvres avec celle du revenu disponible des 20% les plus riches, on note que la croissance a été de 44% pour les premiers et de 16% pour les seconds. Ce qui correspond à une réduction globale des inégalités (–28 points).

Creusons maintenant dans les données, pour noter un point fondamental : la baisse des inégalités a surtout résulté de l'augmentation du revenu disponible... des femmes! Lorsqu'on compare les deux quintiles les concernant, on découvre que les 20% les plus pauvres ont connu une hausse de 82% tandis que les plus riches ont enregistré une augmentation de 20%, soit une réduction considérable des inégalités, de 62 points.

À votre avis, quelle était l'origine de ce rattrapage phénoménal? Je suis sûr que vous avez en tête des réponses du genre «les femmes s'insèrent de mieux en mieux dans le marché du travail» et autres «les femmes touchent des salaires de plus en plus élevés». Est-ce que je me trompe? Eh bien, aucune de ces réponses n'est la bonne! «Ce n'est pas l'évolution du revenu du travail qui a joué, mais les transferts gouvernementaux», indique l'étude de l'ISQ, à savoir «les prestations d'assurance-emploi, les prestations d'assistance sociale, les prestations du Régime de rentes du Québec (RRQ) et du Régime de pensions du Canada (RPC) ainsi que les prestations de la Sécurité de la viaillesse (SV) et du Supplément de revenu garanti (SRG)».

Autrement dit, c'est l'aide sociale qui a fait toute la différence, non pas l'accès au marché du travail.

Allons plus loin. L'économiste britannique Anthony Atkinson a signé l'an dernier un livre intitulé Inequality – What can be done?, dont la traduction en français vient tout juste de sortir. Il y indique notamment que le coefficient de Gini – un indicateur simple des inégalités au sein d'une population, qui prend la valeur de 0 quand l'égalité est parfaite et la valeur de 1 quand l'inégalité est parfaite – de la Grande-Bretagne a bondi durant les années 1980, passant brutalement de 0,29 à 0,37. La raison? «À cette époque-là, le gouvernement Thatcher a sabré dans l'aide sociale, en particulier dans les prestations qui permettaient aux jeunes d'avoir le temps nécessaire pour retrouver un bon emploi. Et ce sont précisément ces coupes qui expliquent en grande partie ce bond spectaculaire du coefficient de Gini», dit-il.

Ainsi, lorsqu'on s'en prend à l'aide sociale, les répercussions sur le coefficient de Gini sont immédiates, et les inégalités s'accroissent. «Moins d'aide sociale, plus d'inégalités», résume M. Atkinson. Ce qui touche en premier lieu les personnes les plus vulnérables sur le plan économique – les jeunes et les femmes –, selon plusieurs données de l'ISQ :

> Au Québec, 70% de ceux qui font une première demande d'aide sociale ont moins de 29 ans.

> Au Québec, la moitié des jeunes qui font une première demande d'aide sociale sont issus d'une famille elle-même bénéficiaire de l'aide sociale.

> Au Québec, 1 demandeur sur 4 recourt à l'aide sociale à la suite d'un divorce ou de la perte de son conjoint.

Fonçons-nous donc vers une société de plus en plus inégalitaire dans laquelle les jeunes et les femmes – sans parler des jeunes femmes! – vont trinquer plus que les autres? Oui, cela ne fait pas l'ombre d'un doute, si jamais le projet devient loi 70.

Une idée originale

Cela étant, Anthony Atkinson se refuse à renoncer face aux inégalités croissantes en cette période de crise économique généralisée. Dans son livre, il présente 14 propositions concrètes visant à réduire les inégalités autant que faire se peut. J'en ai repéré une qui, me semble-t-il, permettrait d'atténuer le choc de la prochaine loi 70 : l'héritage minimum universel.

«Tout le monde, ou presque, est favorable à l'égalité des chances, explique-t-il. Or, pour que cela puisse se réaliser, il faut qu'il y ait une relative égalité face à l'héritage et aux transmissions de patrimoine. C'est pourquoi je me prononce pour une dotation en capital, sous la forme d'un héritage minimum universel, distribué à tous dès qu'on atteint l'âge de 18 ans.

«En soi, ce n'est pas une idée neuve. John Stuart Mill [un penseur libéral du 19e siècle, fervent partisan de l'utilitarisme] estimait dès 1861 que l'État devait favoriser la répartition des richesses plutôt que leur concentration. Je propose donc que les recettes issues de la taxation des héritages et de tous les transferts de richesses soient versés dans un fonds dédié à l'héritage minimum universel, lequel permettrait vraiment de promouvoir l'égalité des chances.»

Une idée corroborée par les travaux de l'économiste français Thomas Piketty, un émule d'Atkinson qui a signé en 2013 le bestseller Le Capital au 21e siècle. «De nos jours, ceux qui démarrent leur vie professionnelle avec un faible capital n'ont guère de chances de le voir croître dans les années à venir, car le système financier actuel ne le permet tout simplement pas. Seuls ceux qui disposent d'un capital conséquent peuvent espérer voir l'avenir leur sourire. En aucun cas les autres. Ce qui est grandement dommageable pour l'égalité des chances», dit-il dans une entrevue accordée au magazine britannique Prospect.

Bref, au lieu de se contenter de recourir au forceps pour extraire 50 millions de dollars des plus vulnérables des Québécois, le ministre Blais gagnerait sûrement à accompagner sa loi d'autres mesures permettant d'atténuer les effets de la méthode utilisée. Comme, par exemple, la création d'un héritage minimum universel ; à un coût zéro pour l'État, soit dit en passant. N'oublions pas, d'ailleurs, que dans l'intitulé de son ministère, il y a le terme "Solidarité sociale"...