L'IA, un cataclysme irréversible?

Publié le 17/09/2018 à 06:06

L'IA, un cataclysme irréversible?

Publié le 17/09/2018 à 06:06

La 4e révolution industrielle peut très bien virer au cauchemar... Photo: Elysium

Intelligence artificielle (IA), automatisation, «robolution»… Qu’on le veuille ou non, nous sommes bel et bien en train de vivre la 4e révolution industrielle. Et personne ne s’entend vraiment sur ce qu’il va en résulter : des bienfaits fous pour chacun de nous, avec, par exemple, la possibilité de se déplacer en voiture sans jamais subir de bouchons de circulation, et même sans avoir à conduire, puisque des robots interconnectés le feront à notre place ? Ou plutôt, un cauchemar socio-économique collectif, avec, par exemple, des tsunamis de licenciements dans des industries entières, à l’image de ce qui se profile à l’horizon pour, entre autres, les traducteurs, les comptables et les camionneurs ?

Les uns portent des lunettes roses, en martelant que l’être humain s’est toujours sorti avec brio des périls croisés sur son chemin. Les autres hurlent au loup, en paniquant à chaque nouveau danger potentiel qui surgit sous leurs yeux ébahis. Bref, personne ne parvient à garder son calme, à respirer par le nez et à réfléchir posément à partir de données pertinentes.

Comment y voir plus clair ? Eh bien, je vous invite aujourd’hui à découvrir une analyse fabuleuse à ce sujet. Oui, fabuleuse, je pèse mes mots.

Il s’agit d’un extrait d’une conversation qu’ont eue le politologue japonais Kei Wakaizumi et l’historien britannique Arnold Toynbee… au début des années 1970 ! Cet entretien a fait l’objet d’une série d’articles parus dans le quotidien japonais Mainichi Shimbun, puis d’un livre, Surviving the future (Oxford University Press, 1971).

M. Toynbee, connu pour son analyse en 12 volumes de l’essor et la mort des civilisations – A Study of History – parue entre 1934 et 1961, y réfléchissait sur les défis que l’humanité allait devoir affronter au 21e siècle. Des défis dont il percevait déjà les prémisses. Et ce, avec une acuité troublante. Regardons ça ensemble…

«À notre époque, les progrès continus de la technique commencent à créer de plus en plus de loisirs, dit M. Toynbee. Mais, chez l’homme de l’ère industrielle, la faculté d’utiliser à bon escient ces temps libres s’est atrophiée, et par suite, la vie communautaire s’est mise à éclater. Souvent même, l’homme moderne craint ces instants oisifs parce qu’ils le laissent en tête à tête avec lui-même, l’isolent dans «la foule solitaire». Il occupe alors ses heures creuses à des activités déguisées, comme regarder passivement des joueurs professionnels ou contempler la télévision des heures durant. Et ce, en dépit du fait qu’il a la faculté d’utiliser ses périodes de loisir de manière enrichissante, grâce à des activités intellectuelles, artistiques et surtout spirituelles, lesquelles constituent l’essence même de l’humanité.

«[À cette vacuité des loisirs s’ajoute le fait que] le travail moderne n’est pas seulement monotone ; il est également cause de troubles psychiques par l’ennui qu’il entraîne. La monotonie et la tension psychiques constituent une cause – peut-être la principale – de l’agressivité, de la violence et du malaise qu’on l’on commence à percevoir un peu partout sur la planète. Encore plus alarmant : dans un avenir très proche, les hommes qui occuperont encore des emplois deviendront une minorité privilégiée. Le progrès technologique rendra superflue la majeure partie de la main-d’œuvre, qu’elle soit manuelle ou intellectuelle, puisque les ordinateurs la remplaceront efficacement ; et cette révolution s’étendra à tous les pays.

«Autrefois, la minorité qui vivait de ses rentes dépensait ses loisirs dans l’art, la recherche intellectuelle, la religion, voire dans le jeu. À l’âge de l’automatisation, la minorité privilégiée se composera de techniciens hautement qualifiés, capables de fabriquer, entretenir et réparer les machines, autrement dit d’une minorité qui monopolisera le pouvoir.

«Si nous n’y prenons garde, le destin de la population de la planète pourrait être de vivre sans emploi, dans des bidonvilles, subsistant d’aides insuffisantes distribuées à contrecoeur par une minorité productive, laquelle vivrait de son côté dans la crainte permanente d’être massacrée par la masse des «désoeuvrés» bourrés de rancœur.

«La minorité au pouvoir serait tentée de devancer toute tentative de renversement par la masse qui opposerait la multitude à sa compétence et à sa puissance. Elle pourrait ainsi essayer de se protéger en parquant les masses dans des réseves, clôturées de fils barbelés électrifiés ; ou bien, elle pourrait essayer de les exterminer, comme le furent réellement les autochtones de Tasmanie, d’Australie, des Etats-Unis et du Brésil, réduits à néant dans les temps modernes.

«Qui l’emporterait, à l’avenir ? Il me semble plus que probable que la minorité finirait pour une grande part par être exterminée par la majorité, du simple fait que le nombre représentera la puissance ultime. Et si ce scénario devait effectivement se produire, la majorité se mettrait alors à fondre rapidement, d’une manière drastique, à cause de la famine, de la maladie et des tueries. Enfin, le genre humain retournerait au stade où il se trouvait à l’aube de Paléolithique supérieur…

«J’ai bien conscience que cette vision de notre avenir peut donner une impression de cauchemar utopique, mais je tiens à souligner qu’il peut vraiment devenir réel si nous ne prenons pas des mesures radicales pour l’empêcher. Il va être impératif que la majorité reçoive plus qu’une aide de secours de la part de la minorité productive ; elle doit être soutenue avec générosité, avec tact et de façon créative.

«Nous devons partager les fruits de la technique entre tous les hommes. L’idée que les producteurs directs et immédiats des avancées technologiques ont des droits de propriété sur ceux-ci doit être oubliée. D’autant plus qu’on peut légitimement s’interroger sur le concept même de producteur…

«C’est qu’au fond tout producteur a bénéficié de la structure de la société pour arriver à ses fins, à commencer par l’instruction qu’il a reçue. Il n’est pas raisonnable qu’il puisse réclamer un droit de propriété sur sa production, à plus forte raison si celle-ci est essentiellement le fruit des nouveaux procédés de l’automatisation. Dans l’avenir, notre principe devra être le suivant : à chacun selon ses besoins, et non plus à chacun selon sa production. (…)

«Il faudra encourager la majorité inactive à trouver une certaine satisfaction dans des activités non économiques. Il faudra lui apprendre à faire bon usage de son temps libre ; la pensée, l’art et la religion sont, à cet égard, des activités qui ne relèvent pas de l’économie et qui offrent un champ illimité d’occupations pour un nombre illimité de personnes. Rééduquer l’homme de la société industrielle, ou plutôt lui apprendre à se rééduquer lui-même, c’est-à-dire à recourir utilement à ses loisirs, sera difficile et prendra du temps. Mais si nous parvenons à le faire, nous pourrons assister à une toute nouvelle floraison culturelle – une seconde Renaissance – au lieu de voir se développer une société parasitaire qui, semblable au peuple urbain de l’Empire romain, vivrait pour «le pain et les jeux», et deviendrait enragée si on ne les lui donnait pas.»

Voilà. Tel est le danger que nous encourons à nous lancer corps et âme, sans réfléchir, dans la 4e révolution industrielle. Un danger réel. Un danger imminent. Un danger qui m’évoque un film que j’ai vu en 2013 et que vous avez peut-être vu vous aussi, Elysium, qui mettait en vedette Matt Damon et Jodie Foster...

Nous sommes au 22e siècle, précisément en 2154. Los Angeles n’est plus qu’une gigantesque favela où règnent la pauvreté et la violence. Et la Terre est rongée par la maladie, la pollution et la surpopulation.

Max, un ouvrier, est irradié lors d’un accident de travail et sait qu’il ne lui reste que trois jours à vivre. Sa seule chance de survie ? Se rendre sur Elysium, une station orbitale digne du paradis où s’est réfugiée une fraction de la population la plus riche de la planète, car s’y trouvent des medboxes, à savoir des cabines médicales capables de guérir n’importe quelle maladie et dont l’usage est exclusivement réservé à la minorité privilégiée.

Le film montre comment Max s’y prend pour contourner tous les barrages empêchant l’accès à Elysium, et même, pour carrément libérer l’humanité du servage imposé par les ultra riches d’Elysium. Exactement comme l’avait décrit, au début des années 1970, l’historien britannique Arnold Toynbee…

Ne nous y trompons pas, il ne s’agit pas là de science-fiction, mais du fruit de la réflexion d’un homme qui a consacré sa vie à songer à l’essor et à la mort des civilisations. D’une réflexion à la fois profonde et mûrie. Oui, d’une réflexion qui, loin d’être pessimiste, appelle, en vérité, à l’action. À nous, donc, d’en tirer les conséquences qui s’imposent pour éviter la cataclysme annoncé. Car, considérait l’historien britannique, quand une civilisation arrive à relever des défis, elle croît ; sinon, elle décline…

Pour finir, une dernière pensée de M. Toynbee, qui résume bien, je pense, tout cela : «Les civilisations meurent par suicide, non par meurtre».

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Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l'actualité économique à la lumière des grands penseurs d'hier et d'aujourd'hui, quitte à renverser quelques idées reçues.

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