Investisseurs, et si vous vous inspiriez du hockey...

Publié le 05/10/2018 à 14:30

Investisseurs, et si vous vous inspiriez du hockey...

Publié le 05/10/2018 à 14:30

Une question de prise de risques qu'on refuse d'assumer... Photo: Getty Images.

Souvenez-vous… Ça s’est passé le jeudi 26 mars 1931 au Boston Garden. Les Canadiens de Montréal menaient au score 1-0 face aux Bruins en cette deuxième partie de la demi-finale de la Coupe Stanley. Il restait une poignée de minutes à jouer, et tout à coup Art Ross, l’entraîneur-chef des Bruins, a fait l’inimaginable : il a retiré son gardien du jeu pour le remplacer par un 6e attaquant !

Une innovation radicale. Tout le monde en a été éberlué. D’un coup d’un seul, ça s’est mis à chauffer autour du but des Canadiens, mais rien à faire, le fort montréalais a tenu bon jusqu’au bout. Les Canadiens sont repartis de Boston avec une victoire en poche, laquelle allait finalement les mener jusqu’au trophée ultime pour une 4e fois de leur histoire.

Certes, l’innovation d’Art Ross n’a pas porté fruit cette fois-ci. Mais, il est aujourd’hui devenu monnaie courante de voir le gardien retiré dans la dernière minute de jeu lorsque l’équipe tire de l’arrière d’un seul but. Parfois, cette stratégie est gagnante (l’équipe revient au score, et on file en prolongation), parfois, elle est perdante (l’équipe perd la rondelle et prend un but, faute de joueur pour le défendre). Bref, c’est quitte ou double.

La question saute aux yeux : est-ce là une bonne idée de retirer son gardien, ou pas ? Que disent, en vérité, les statistiques à ce sujet ?

Il se trouve que deux hommes se sont demandé ce qu’il en était vraiment : le milliardaire américain Clifford Asness, fondateur d’AQR Capital Management, et Aaron Brown, ex-directeur général, recherche, marchés financiers, d’AQR, devenu professeur de finance à l’Université de New York après avoir signé le bestseller «The Poker Face of Wall Street». Et mieux, ils en ont tiré un précieux enseignement pour les investisseurs. Regardons ça ensemble…

Dans leur étude intitulée «Pulling the goalie : Hockey and investment implications», MM. Asness et Brown se sont plongé dans les données de la saison 2015-2016 de la LNH, puis ont concocté un modèle de calcul visant à identifier la meilleure stratégie à adopter lorsqu’on accuse un but de retard en troisième période. Leur première constatation semblait sans appel : quand une équipe retire son gardien, elle accroît ses chances de marquer un but de 1,18% pour chaque tranche de 10 secondes de jeu à 6 attaquants ; mais par la même occasion, elle augmente ses risques d’en prendre un de 2,54%. Autrement dit, ça n’était clairement pas une bonne idée puisque «l’équipe qui retire son gardien à la dernière minute de jeu double ainsi ses chances de marquer un but, mais quadruple celles de l’équipe adverse de leur en mettre un», notent les deux chercheurs.

Toutefois, leur modèle de calcul a attiré leur attention sur un détail qui, sinon, aurait pu leur échapper : le temps. Oui, le temps. L’important, c’est que les pourcentages évoluent différemment à mesure que les blocs de 10 secondes s’égrènent. Du coup, il devient avantageux pour une équipe qui tire de l’arrière de retirer son gardien…

– lorsqu’il lui reste 5 minutes 40 secondes de jeu pour récupérer 1 but de retard ;

– lorsqu’il lui reste 11 minutes 40 secondes de jeu pour récupérer 2 buts de retard ;

– lorsqu’il lui reste 17 minutes 40 secondes de jeu pour récupérer 3 buts de retard.

Autrement dit, les entraîneurs attendent trop longtemps avant de jouer le tout pour le tout. En général, le gardien est retiré lorsqu’il reste une ou deux minutes de jeu. Ce n’est pas assez pour renverser le score. Loin de là.

Pourquoi personne n’avait songé auparavant à retirer son gardien de longues minutes avant la fin du match ? Les deux chercheurs estiment que l’explication est sûrement psychologique : ça ne s’est jamais vu, et aucun entraîneur ne souhaite prendre le risque d’encaisser une flopée de buts après avoir laissé le but vacant pendant d’interminables minutes – qui sait si cela ne leur ferait pas perdre leur emploi, du jour au lendemain, si cela se produisait bel et bien, en dépit du fait qu’a priori le modèle de calcul semble indiquer que c’est tout le contraire qui se passerait ?

Coïncidence, des médias américains ont récemment abordé le sujet avec Bruce Boudreau, l’entraîneur-chef du Wild du Minnesota, et celui-ci s’est montré catégorique : «Si tu perdais 15 matchs en prenant des buts parce qu’ils étaient déserts à chaque fin de match, les médias et les partisans s’acharneraient sur toi, a-t-il dit. Ils te reprocheraient d’encaisser beaucoup trop de buts. C’est pourquoi il est si complexe de retirer ton gardien et de mettre ta 3e ou 4e ligne sur la glace. Ce serait perçu comme si tu décidais de jouer pour ne pas gagner.»

Bref, personne n’a encore eu l’audace folle de retirer son gardien suffisamment longtemps pour récupérer le ou les buts de retard. Et il semble que ce ne soit pas demain la veille qu’on verra ça.

D’ailleurs, une autre étude vient tout juste de le mettre en évidence. Une équipe de chercheurs de l’Université Cornell et de l’Université de Chicago – Jesse Walker, Jane Risen, Thomas Gilovich et le «prix Nobel» d’économie Richard Thaler – a découvert, en analysant les séries de la NFL en 2016, que lorsque nous sommes confrontés à un risque de «mort subite», nous nous mettons à rivaliser de prudence, et même à nous montrer trop prudent.

C’est ainsi que les équipes qui font un touché en toute fin de match et parviennent ainsi à un point de leur adversaire ont le réflexe de privilégier la transformation (qui rapporte un point) à la conversion (qui, en cas de réussite, rapporte deux points). Elles préfèrent ainsi égaliser de manière presque assurée et poursuivre le match en prolongation que de tenter de gagner, d’un coup d’un seul, le match (ou de le perdre définitivement, en cas d’échec). Ce qui est une attitude qui a, en vérité, plus de chances de mener à la défaite qu’à la victoire : les statistiques sont systématiquement défavorables pour les équipes qui parviennent à jouer les prolongations à la suite d’une transformation.

«Lorsqu’une personne a le choix entre une option rapide et moyennement risquée – la victoire se joue dans la foulée, avec un avantage significatif – et une option lente et risquée – la victoire se joue à court terme, mais avec un désavantage significatif –, elle a tendance à choisir la première option. Et ce, en raison de ce que nous appelons l’aversion à la mort subite», notent les chercheurs dans leur étude intitulée «Sudden-death aversion : Avoiding superior options because they feel riskier», en soulignant que celle-ci «l’amène irrémédiablement à diminuer ses chances de l’emporter».

Cette aversion a, semble-t-il, deux explications :

– Les gens ne voient plus qu’une seule chose, le risque élevé de perdre, et ne perçoivent plus, ce faisant, qu’en vérité ils pourraient maximiser leurs chances de gagner.

– Les gens considèrent qu’il va leur être forcément néfaste de prendre plus de risques que nécessaire, pour ne pas dire de «tenter le diable» ; et par suite, ils optent pour le choix a priori le plus prudent (mais, en fait, le plus propice à une défaite).

«L’aversion à la mort subite se retrouve dans d’autres activités où la prise de risque est omniprésente, notamment chez les équipes de la NBA et chez les joueurs professionnels de poker. Et, chaque fois, elle mine la performance des personnes concernées», précisent les quatre chercheurs.

Et c’est là qu’on en arrive aux investisseurs. Dans la première étude, celle de MM. Asness et Brown, il est indiqué qu’en Bourse il est connu que nombre de titres sont sous-estimés pour mille et une raisons, pour ne pas dire méprisés (ex. : les penny stocks, ces titres de sociétés qui n’ont aucune vente, aucun profit, aucun historique financier et qui sont souvent promus par des gens «peu recommandables») ; pourtant, il y a moyen de faire fortune avec ceux-ci, mais le risque est élevé de se faire démolir par les autres (les analystes financiers reconnus, les journalistes,…) en cas de pertes conséquentes à cause de ces titres-là. On peut y griller sa réputation. Résultat ? Personne, ou presque, ne s’aventure sur ce terrain-là, même si en théorie il y a moyen d’en ressortir riche.

«On préfère perdre avec élégance que gagner de manière mesquine, car si par malheur il nous arrivait de perdre de manière mesquine, cela serait considéré comme un suicide professionnel», résument les deux chercheurs.

Et d’ajouter : «Cette mentalité fait en sorte que, comme au hockey, les investisseurs ne retirent pas leur gardien à temps, ils attendent toujours trop pour le faire, notent-ils. Ils n’osent pas prendre les risques qui s’imposent parfois, de peur de connaître un revers cuisant, alors même qu’ils maximiseraient ainsi leurs chances de gain.»

D’où leur appel aux investisseurs à montrer davantage d’intérêt pour les «placements alternatifs», ceux que les autres prennent de haut. À oser prendre des risques qui, en vérité, n’en sont pas vraiment. À s’appuyer, pour ce faire, sur des analyses plus profondes de stratégies de placements inusitées, à l’image, en quelque sorte, d’Art Ross lorsque, ce soir de mars 1931, il a scié tout le monde en retirant son gardien du jeu pour mettre un 6e attaquant sur la glace. Car c’est là la meilleure façon de contrer notre fâcheuse aversion à la mort subite, et donc, de voler de succès en succès de manière spectaculaire.

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Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l'actualité économique à la lumière des grands penseurs d'hier et d'aujourd'hui, quitte à renverser quelques idées reçues.

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