Demain est déjà là


Édition du 10 Novembre 2018

Demain est déjà là


Édition du 10 Novembre 2018

Demain est déjà là pour qui sait regarder. Le problème, c'est qu'il y a de quoi s'alarmer pour l'humanité. Explication.

Commençons par quelques signaux faibles, révélateurs des bouleversements à venir...

Avez-vous déjà mis les pieds au magasin de sport Décathlon de Brossard ? Si tel est le cas, j'imagine que vous avez écarquillé les yeux au moment de passer à la caisse : plus besoin de numériser délicatement chaque produit, il suffit de laisser tomber tous vos achats dans une grosse boîte pour connaître aussitôt le montant à payer ; chaque article est doté d'une étiquette d'identification par radiofréquence (RFID), laquelle est aisément lue à distance, y compris au milieu d'un tas d'objets en vrac.

Avec un tel système, le client gagne en temps, et le vendeur, en logistique (il suffit, après la fermeture, de parcourir vite fait les rayons du magasin avec un lecteur RFID pour savoir immédiatement ce qui a été vendu, et donc ce qu'il faut commander de nouveau sans tarder). Une avancée technologique qui amène à s'interroger sur l'avenir des caissières, voire des gérants, dont les tâches pourraient être robotisées à brève échéance.

Avez-vous déjà entendu parler de la FutureCraft 4D ? Il s'agit d'une chaussure inventée par Adidas et Carbon, qui est imprimée en 3D. Il suffira bientôt au client de numériser ses pieds en boutique pour avoir sa paire ajustée au millimètre près, trente minutes plus tard. Une prouesse technologique susceptible de changer la donne dans le commerce de détail : plus besoin de stock, plus besoin de vendeur non plus, puisque le client aura toujours la chaussure parfaite pour lui.

Enfin, avez-vous eu vent de l'opération Yoomake d'Auchan ? La chaîne française de supermarchés invitait ses clients à rester debout dans une cabine, le temps que 71 appareils photo numériques les mitraillent sous tous les angles, histoire de recueillir toutes leurs données corporelles. À gagner : un «Mini -Me», une figurine réduite d'eux-mêmes, imprimée en 3D.

Rigolo, n'est-ce pas ? À ceci près qu'on peut imaginer d'autres applications de cette invention. Par exemple, Auchan pourrait très bien arrêter la vente de vêtements pour vendre, à la place, les données corporelles de leurs clients à différentes marques, lesquelles se chargeraient de leur vendre en ligne des vêtements sur mesure. Autrement dit, il n'y aurait plus besoin de produits en magasin.

En trois exemples concrets, que venons-nous de voir ? Que les commerces peuvent d'ores et déjà se passer des employés, des stocks et même des produits, tout en continuant de rouler sur l'or. Et ce, tout simplement parce que l'or de demain, ce sont les données.

Des signaux encore plus troublants

Poursuivons maintenant à l'aide de signaux fluets, plus minces et plus troublants...

Lors de l'événement CHI 2018 qui s'est tenu en avril, à Montréal, j'ai rencontré des chercheurs à la fine pointe de l'interaction entre l'humain et la technologie, et j'ai été frappé par deux inventions qui fonctionnent. Je l'ai vu, de mes yeux vu :

> Noura Howell, de Berkeley (États-Unis), a fabriqué des vêtements intelligents capables de décoder nos émois et de les dévoiler à tout le monde : des fils intégrés au tissu changent de couleur en fonction de l'émotion ressentie (ex. : orange pour la frustration, vert pour la satisfaction, etc.).

> Aditya Shekhar Nittala, de l'Université de la Sarre (Allemagne), a mis au point une seconde peau bourrée de technologie. Celle-ci s'enfile autour du poignet et permet, par simple pression, de contrôler à distance le volume sonore d'une chaîne haute fidélité, la luminosité d'une pièce ou encore sa boîte de courriels.

Les deux mènent, au fond, à la matérialisation des données. Mieux : leur intégration à l'individu lui-même. Demain, nous ferons littéralement corps avec nos données ; celles-ci nous seront essentielles pour vivre pleinement.

«Nous ne le réalisons pas vraiment, mais nous pénétrons dans un nouvel âge de l'humanité, m'a confié le prospectiviste Jean Staune, à l'occasion de l'Ideothon, récemment organisé à Montréal par le Club Ideo. Nous passons d'un monde linéaire - simple et prévisible -, où l'agriculteur savait ce que donneraient ses cultures, et l'industriel, ses productions, à un monde chaotique - complexe et imprévisible -, où l'agriculteur ne peut plus se fier à la météo et où l'industriel peut se faire supplanter par une start-up en moins de six mois.»

Et d'ajouter : «C'est Ilya Prigogine, le prix Nobel de chimie, qui disait que plus nous augmentons les interactions au sein d'un système, plus nous accroissons la complexité, et par suite la volatilité, de celui-ci. Aujourd'hui, les données fusent de partout et semblent se multiplier d'elles-mêmes - regardez Twitter -, si bien qu'il est devenu impossible de s'y retrouver. Notre monde est en train de devenir hyper-complexe, et donc hyper-dangereux.»

Voilà. Nous filons droit vers un univers composé avant tout de données, lesquelles sont censées nous faciliter la vie. Le hic, c'est que sous la promesse d'un monde meilleur se dissimule, en vérité, un monde numérisé, complexifié, hasardeux. Bref, un monde horriblement déshumanisé.

Est-ce vraiment ce que nous voulons pour nos enfants et nos petits-enfants ? Hum... Et si, tous ensemble, nous arrêtions de nourrir la Bête des données dont elle se nourrit ? Et si, pour commencer, nous organisions une Journée zéro donnée, dénuée de toute technologie numérique ?

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Espressonomie

Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l'actualité économique à la lumière des grands penseurs d'hier et d'aujourd'hui, quitte à renverser quelques idées reçues.

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