Combien vaut votre vie?

Publié le 29/08/2017 à 06:16

Combien vaut votre vie?

Publié le 29/08/2017 à 06:16

Une question qui, mine de rien, se pose sans cesse à nous... Photo: DR

Si je vous demandais combien vaut votre vie, je suis sûr que vous me rétorqueriez qu'elle n'a pas de prix. Et que vous seriez même un tantinet choqué par ma question. Bien, mais si je vous demandais maintenant si vous êtes prêt à équiper votre voiture de tout nouveaux airbags, deux fois plus sécuritaires que ceux qu'on trouve aujourd'hui sur le marché, votre réponse pourrait être différente.

En effet, la question saute dès lors aux yeux : combien mettriez-vous pour doter votre véhicule de ces nouveaux airbags ? 100 dollars ? 1 000 dollars ? 5 000 dollars ? Une interrogation qui mène directement à la suivante : comment peut-on bien calculer la valeur de sa vie, pour ne pas dire d'une vie humaine en général ? Une question incontournable puisque, mine de rien, elle se pose quotidiennement à nombre d'organisations...

Prenons l' exemple frappant, celui d'une petite municipalité qui doit décider s'il est pertinent ou non de munir un virage dangereux de rambardes de sécurité. Le coût est évalué à 4 millions de dollars, et on déplore deux morts dans les deux dernières années. Le conseil municipal doit décider s'il vaut mieux dépenser ces 4 M $ pour sauver potentiellement une vie l'an prochain ou s'il ne serait pas mieux de les investir ailleurs. Cruel dilemme, n'est-ce pas ?

Pour le trancher, on a longtemps utilisé l'approche dite du capital humain perdu. Celle-ci consiste à estimer la perte subie par la société à cause du décès d'un individu. En effet, dit froidement, un mort ne travaille plus et ne consomme plus, si bien qu'il ne crée plus de richesse pour la société.

Le hic, c'est que ce calcul-là pose de graves problèmes éthiques:

> Revenus. La valeur d'une vie humaine dépendrait alors des revenus de la personne concernée, si bien que, par exemple, la vie d'un PDG touchant un salaire annuel de 3 M $ vaudrait nettement plus que celle de son employé qui gagne 50 000 $ par an. Dans le même ordre d'idée, l'économiste américain Ted Miller a établi en 2000 que le prix d'une vie humaine équivalait grosso modo à 120 fois le produit intérieur brut (PIB) par habitant ; en conséquence, la vie d'un Ontarien vaudrait 6,4 M $, alors que celle d'un Québécois ne vaudrait que 5,4 M $. Ce qui est, on s'entend, moralement intenable.

> Âge. La valeur d'une vie humaine dépendrait également, dans ce cas-là, de l'âge de la personne considérée. C'est d'ailleurs ce qui s'est produit en 2003 aux États-Unis lorsque l'Agence pour la protection de l'environnement (EPA) a décidé d'appliquer dans ses calculs une réduction de 37 % de la valeur de la vie humaine pour les personnes âgées de plus de 70 ans. Cette décision, présentée par la presse américaine comme le «Senior Death Discount», a suscité un tel tollé qu'elle a vite été révoquée.

Voilà pourquoi une autre approche est aujourd'hui privilégiée, celle du consentement à payer, qui considère, elle, la somme que les citoyens sont disposés à verser pour réduire leur risque de décès. En reprenant notre exemple, on voit que si chacun des 10 000 villageois est d'accord pour payer 500 $ pour une mesure permettant a priori d'éviter un décès par an au sein de la population, la valeur du décès évité sera de 5 M $. Du coup, la dépense peut être considérée comme légitime à partir du moment où elle est inférieure à ce montant - ce qui est bel et bien le cas puisque le coût de l'opération est évalué à 4 M $.

Néanmoins, ce type de calcul n'est pas non plus exempt de tout reproche sur le plan éthique. C'est que surviennent des situations particulières où l'on entend maximiser non pas le nombre de vies sauvées, mais le nombre d'années de vie gagnées - comme cela se produit souvent au Canada, notamment dans le milieu médical, qui use d'un outil de calcul appelé QALY (pour Quality-Adjusted Life Year). Explication.

Imaginons qu'un organe devienne disponible pour une greffe qui permettra à l'heureux élu de vivre encore de longues années. À qui proposera-t-on en premier la greffe ? À l'homme de 30 ans ou à la dame de 75 ans ? Réponse : au jeune homme, parce que le QALY indique qu'il bénéficiera a priori de plus d'années de vie que la vieille dame. Cela revient à reconnaître implicitement que la vie du trentenaire a une valeur supérieure à celle de la septuagénaire.

Bref, l'idée selon laquelle «toutes les vies ne se valent pas» est insupportable, et pourtant, c'est bien elle qui est en vigueur dans notre société, faute d'oser amorcer une réflexion commune sur ce sujet tabou. «La valeur statistique de la vie humaine est certes d'une aide précieuse pour les décideurs publics, mais elle n'est pas le seul paramètre dont ils doivent tenir compte, dit l'économiste française Annick Steta dans l'un de ses travaux sur le sujet. Sans quoi, on ira toujours d'injustice en injustice.»

Et l'économiste française Béatrice Majnoni d'Intignano d'ajouter, dans une chronique : «C'est comme ça qu'on en arrive à admettre que la valeur d'un enfant africain ne justifie pas qu'il accède à l'éducation.» Pour finir par lancer : «Jusqu'à quand tolérera-t-on ces calculs-là ?»

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Espressonomie

Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l'actualité économique à la lumière des grands penseurs d'hier et d'aujourd'hui, quitte à renverser quelques idées reçues.

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