Ave, simius oeconomicus !


Édition du 02 Avril 2016

Ave, simius oeconomicus !


Édition du 02 Avril 2016

Au fond de nous, un singe sommeille... Photo: DawnofthePlanetoftheApes

Le chiffre est terrifiant : 6,5 % des Québécois ont été incapables l'an dernier de rembourser leurs dettes, d'après une note d'Études économiques Desjardins. Cela représente un record de 45 000 personnes ayant déclaré une faillite personnelle ou proposé un arrangement à leurs créanciers (institutions financières, sociétés de cartes de crédit, commerçants). Soit un poil plus qu'au pire de la récession de 2008-2009.

Que s'est-il passé pour que tant de Québécois se trouvent dans le rouge ? Deux phénomènes concomitants : d'une part, la Loi sur la faillite et l'insolvabilité du gouvernement fédéral a été modifiée en 2009, ce qui a provoqué un boom des propositions d'arrangement avec les créanciers ; d'autre part, les marchés du travail et de l'immobilier n'ont cessé de se détériorer ces dernières années au Québec, ce qui a fragilisé les finances des personnes déjà lourdement endettées, selon Desjardins. Résultat : de plus en plus de gens n'arrivent plus aujourd'hui à honorer leurs dettes.

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Ce n'est pas tout. Cette hausse du taux d'insolvabilité est, à mes yeux, un signe qui ne trompe pas : si de plus en plus d'entre nous peinent à s'en sortir, c'est aussi parce que nous évoluons dans un univers économique de plus en plus complexe. Vous comme moi, nous avons maintenant un mal fou à faire les bons choix financiers.

J'en veux pour preuve un récent article de l'Israel Economic Review signé par deux professeurs de finance, Ido Kallir, du collège académique Ono (Israël), et Aharon Ofer, de l'école de management Kellogg (États-Unis). Ceux-ci ont analysé la réaction des gens à une amélioration du système de retraite israélien survenue en 2005. Là où la meilleure décision aurait été d'attendre quelques mois avant d'adopter la nouvelle formule, la plupart des gens se sont précipités sur l'offre. Autrement dit, ils ont agi de manière non pas rationnelle, mais pulsionnelle. Et ce, en dépit du fait qu'ils avaient à leur disposition l'information et le temps nécessaires pour faire le bon choix.

«Notre étude, à l'image de nombreuses autres, met en évidence le fait que le fameux homo oeconomicus [cet être théorique cher aux penseurs néoclassiques, censé toujours agir de manière rationnelle dès lors qu'il s'agit de maximiser son bien-être] est mort et enterré. En fait, l'être humain est fondamentalement irrationnel lorsqu'il lui faut prendre une décision économique, surtout lorsque celle-ci touche aux finances personnelles», disent MM. Kallir et Ofer.

Pourquoi ? Essentiellement parce que nous sommes victimes de biais cognitifs, comme l'aversion à la perte (à choisir, on préfère éviter une perte plutôt qu'empocher un gain) et l'aversion à la dépossession (on accorde plus de valeur à un bien à partir du moment où il nous appartient). Des biais qui proviennent de... nos lointaines origines simiesques !

À l'image des chimpanzés

Les chercheurs Christopher Krupenye et Brian Hare, tous deux de l'université Duke (États-Unis), et Alexandra Rosati, de Yale (États-Unis), sont récemment allés au Congo pour soumettre des chimpanzés à une petite expérience. Il leur fallait choisir individuellement entre :

> se faire offrir un fruit, et une fois sur deux s'en faire ajouter un second ;

> se faire offrir deux fruits, et une fois sur deux s'en faire retirer un.

Il est clair que cela revenait tout le temps au même. Et pourtant, les chimpanzés préféraient nettement le premier choix, perçu comme «positif». Tout comme nous l'aurions fait nous-mêmes ! Car il s'agit là d'un biais cognitif similaire à celui de l'aversion à la perte.

«Les chimpanzés prennent, eux aussi, des décisions économiques irrationnelles. Ce qui indique que l'irrationalité économique a une origine biologique, vieille peut-être même de six millions d'années», disent les chercheurs dans leur étude. Faut-il le déplorer ? Non, car ça ne nous avancerait en rien. Mieux vaut, en vérité, tenter d'en tirer parti. En prenant conscience du fait que nous sommes aussi irrationnels que des singes et que, pour tenter de corriger le tir, il nous faut prendre le temps de recueillir le plus d'informations possible avant de trancher, comme le suggèrent MM. Kallir et Ofer.

L'homo oeconomicus est mort, vive le simius oeconomicus !

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Espressonomie

Un rendez-vous hebdomadaire, en alternance dans Les affaires et sur lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l'actualité économique à la lumière des grands penseurs d'hier et d'aujourd'hui, quitte à renverser quelques idées reçues.