CN : le temps est venu de baisser la marge bénéficiaire (oui, baisser)


Édition du 15 Octobre 2016

CN : le temps est venu de baisser la marge bénéficiaire (oui, baisser)


Édition du 15 Octobre 2016

[Photo : Bloomberg]

Ah, enfin, en voilà un qui loge à la même école et ne se moque pas.

C'est la réaction que nous avons eue, il y a quelques jours, à la lecture d'un commentaire de l'analyste Rick Paterson, de Loop Capital Markets. M. Paterson amorce le suivi du Canadien National (CNR, 86,98 $) en formulant une question que bien peu d'analystes se posent : le CN ne devrait-il pas manoeuvrer de manière à diminuer sa marge bénéficiaire ?

Oui, oui, vous avez bien lu : diminuer sa marge bénéficiaire. C'est une question à laquelle on réfléchit depuis quelques années. Et qui nous vaut toutes sortes d'étiquettes chaque fois qu'on la soumet à des amis ou à des gens d'affaires.

«Mais voyons donc, diminuer la marge bénéficiaire ! Le rôle d'un dirigeant est de maximiser la rentabilité d'une entreprise», répond-on généralement, en accompagnant le commentaire du qualificatif «socialiste» chez les plus polis ou «communiste» chez ceux qui le sont moins.

L'anecdote s'est une nouvelle fois répétée la semaine dernière, alors qu'on lisait ce commentaire, les quolibets en moins.

Pourtant, l'interrogation est purement capitaliste.

Quoi de mieux pour attirer l'argent que l'argent lui-même ? Plus vous montrez au marché des marges intéressantes, plus la probabilité est forte que vous deviez faire face à de nouveaux concurrents.

Ce n'est pas pour rien qu'à l'époque de ses annuaires téléphoniques, Pages Jaunes a une première fois vu poindre la concurrence de SuperPages et, plus tard, celle de Québecor.

La marge bénéficiaire de l'entreprise était élevée et envoyait le signal qu'il y avait fort probablement de la place pour deux acteurs dans le secteur. Des marges plus faibles pour l'arrivant, mais quand même, une rentabilité possible.

D'où notre théorie selon laquelle dans certaines situations (pas dans toutes), il vaut mieux ne pas optimiser à outrance la rentabilité, histoire de ne pas attirer l'attention. Une situation, avec une marge de 15 % au bénéfice opérationnel et des revenus qui continuent de croître, est préférable à long terme pour les actionnaires à une situation où une marge de 35 % tombe subitement à 5-10 % et où les revenus se mettent à reculer parce que l'arrivée d'un concurrent change la donne.

On soupçonne notamment Google d'avoir compris la chose. Tous ses investissements en R-D préparent l'avenir, mais ils sont aussi effectués pour ne pas trop attirer l'oeil des autorités de réglementation. C'est une excellente stratégie, qui garde la marge à des niveaux plus raisonnables et qui permettra de créer plus de valeur à long terme.

Ce qui est redouté pour le CN

C'est justement cet oeil des autorités de réglementation, de même que celui des employés du CN, que redoute l'analyste.

Il y a une vingtaine d'années, lors de l'entrée en Bourse, le ratio d'exploitation du CN (dépenses par rapport aux revenus) était de 89 %. Grâce au travail des Paul Tellier, Hunter Harrison et Claude Mongeau, il était l'an dernier (2015) de 58,9 %. Et il devrait être cette année de 56,1 %.

C'est un des plus hauts niveaux de rentabilité en Amérique. Il n'y a en fait que l'industrie du tabac (environ 50 %) et celle des biotechnologies (43 %) qui affichent des marges supérieures à celles du CN (41,1 % en 2015), selon les chiffres de Loop Capital. La société est nettement plus rentable que son propre secteur, où la marge est de 34 %.

M. Paterson croit que cette marge est en voie d'atteindre éventuellement les 49,9 % et que, si ce seuil est franchi, une série de calamités s'abattront. Le CP n'étant pas très loin derrière, avec un ratio d'exploitation qui n'est que de quelques points supérieurs, la clientèle des transporteurs ferroviaires se mettra alors à critiquer une rentabilité excessive et à parler d'un oligopole. Les pressions seront fortes pour que le gouvernement intervienne en utilisant la voie de la réglementation, et les employés en profiteront pour réclamer leur part après des années de concessions et de collaboration.

On n'est pas très sûr que le CN se dirige vers un ratio d'exploitation sous les 50 %. Un tarif supplémentaire sur les carburants a aidé la dernière poussée. Soit les prix du carburant remonteront, soit la surcharge baissera. L'atteinte du repère psychologique pourrait être encore éloignée.

Cela dit, le ver semble déjà dans la pomme. Si on était à la place des membres du conseil du CN, on commencerait probablement à se demander s'il n'est pas temps de freiner l'expansion de la marge.

Comment le faire tout en continuant de créer de la richesse pour les actionnaires ? Rick Patterson entrevoit quelques options.

Une bonne partie du trafic du transporteur est de nature captive. Une diminution de prix n'aurait pas d'effet de création de richesse, puisque cette diminution ne pourrait être compensée par une augmentation des volumes. Une baisse de prix dans l'intermodal et l'automobile pourrait cependant être contrebalancée par plus de volume. La rentabilité pourrait s'accroître, tout en faisant baisser la marge et en tenant mieux en respect le CP.

Une autre option est de diluer la marge en procédant à une acquisition hors du secteur du rail. Des sociétés de logistique de transport comme J.B. Hunt et Hub Group pourraient peut-être constituer de bonnes cibles. Les marges dans ces secteurs sont plus faibles, ce qui viendrait diluer la marge globale. Précisons que ce n'est pas parce qu'on a des activités à plus faible marge qu'on ne peut pas générer plus de bénéfices que ce que dégagent les activités à forte marge. Tout est question de potentiel d'expansion des volumes.

Faut-il investir dans le CN ?

Si la marge semble encore vouloir augmenter, les perspectives semblent bonnes, est-on porté à penser.

Tout dépend de la foi qu'on a dans le pronostic et sur son horizon de réalisation. On peut aussi, inversement, se dire que le CN est aujourd'hui près du niveau où il ne pourra plus beaucoup augmenter sa marge. En outre, le titre est cher. Il se négocie à 18,2 fois le bénéfice prévu pour les 12 prochains mois, alors que la moyenne des dernières années a été de 15,5 fois.

On laisserait passer le train.

À propos de ce blogue

Diplômé en droit de l'Université Laval, François Pouliot est avocat et commente depuis plusieurs années l'actualité économique et financière. Il a été chroniqueur au Journal Le Soleil, a collaboré au Globe and Mail et dirigé les sections économiques des différentes unités de Quebecor Media, notamment la chaîne Argent. Au cours de sa carrière, il a aussi fait du journalisme d'enquête ce qui lui a valu quelques distinctions, dont le prix Judith Jasmin. La Bourse Southam lui a notamment permis de parfaire son savoir économique à l'Université de Toronto. François a de même été administrateur de quelques organismes et fondation. Il est un mordu des marchés financiers et nous livre son analyse et son point de vue sur diverses sociétés cotées en bourse. Québec inc. sera particulièrement dans sa mire.

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