Bombardier: temps pour Ottawa de mettre ses culottes

Publié le 28/04/2016 à 15:52

Bombardier: temps pour Ottawa de mettre ses culottes

Publié le 28/04/2016 à 15:52

Justin Trudeau. (Photo: Bloomberg)

C'est un énorme pas que vient de faire Bombardier en décrochant cette commande avec Delta. Temps maintenant pour Ottawa de cesser de tergiverser sur de mauvais motifs, et de s'amener en soutien.

Officiellement, Bombardier indique qu'elle a suffisamment d'argent, et que l'apport d'Ottawa lui permettrait d'investir dans son développement et de continuer à donner de l'élan au secteur aéronautique canadien.

C'est une demi-vérité, parce qu'elle ne peut pas donner l'heure juste sans se nuire.

La commande de Delta est salutaire pour Bombardier. Elle vient objectivement signaler que le géant américain a confiance qu'elle pourra lui livrer ses avions et les entretenir dans l'avenir.

Il reste néanmoins des joueurs à convaincre et le doute plane toujours sur les capacités financières de Bombardier. D'ici 2018, il n'y a pas d'échéances de dette. Mais à partir de cette date, «un mur d'échéances se présente», pour reprendre une expression de Sterne Agee.

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Selon la maison, la dette nette de Bombardier est actuellement à près de 8 fois le bénéfice avant intérêts, impôts et amortissement (BAIIA). C'est plus près des 6,5 fois le BAIIA si on tient compte de l'investissement à venir du gouvernement du Québec dans le CSeries.

Dans une situation de cycle porteur, cette dette (6,5 fois le BAIIA) devrait être reconduite à chacune des échéances. Ce n'est cependant pas du tout évident si le cycle s'essouffle et qu'en 2018 les banquiers redoutent une récession. La dette pourrait bien ne pas tourner, comme on dit dans le milieu. Avec pour résultat des conséquences imprévisibles, qui ne manqueraient cependant assurément pas d'affecter le niveau d'emplois de l'entreprise.

Le risque est dans l'esprit de tous les analystes. Une illustration: même en ce jour de grande nouvelle, la première question de la conférence téléphonique, ce jeudi, concernait justement le niveau de liquidités et les conditions attachées aux lignes de crédit.

C'est pour couvrir ce risque associé à la dette qu'il est important qu'Ottawa apporte sa contribution. Celle-ci permettrait de rassurer tout le monde, banquiers et sociétés aériennes. Elle aiderait à amener de nouvelles commandes pour le CSeries et à consolider la position financière de Bombardier.

Que fait Ottawa?

Que fait le gouvernement fédéral pendant ce temps?

Il semble tergiverser sur de curieux points de négociation.

Les échos qui parviennent font état de dissensions tantôt quant au contrôle qu'exercerait la famille Bombardier-Beaudoin sur Bombardier inc., tantôt sur l'entité dans laquelle Ottawa voudrait effectuer son investissement. Les fédéraux préféreraient apparemment investir dans Bombardier inc. plutôt que dans la société en commandites du CSeries.

Réglons ces deux questions dès à présent.

L'entité vers laquelle le financement d'Ottawa doit être aiguillé a été décidée depuis longtemps. Le jour où le gouvernement du Québec a accepté de contribuer au financement de la société en commandites est celui où s'est tranchée la question. Bombardier ne peut pas revenir et offrir des conditions plus avantageuses à Ottawa qu'à Québec. Ce serait trahir le partenaire d'affaires qui a sauvé son projet.

Il convient au passage de venir à la défense du gouvernement du Québec. Celui-ci a été beaucoup critiqué pour être intervenu dans la société en commandites plutôt que dans Bombardier inc. La société en commandite est effectivement un placement très risqué et il n'y a pas de garantie que l'argent qui y est mis sera ultimement récupéré, même en partie.

Il n'est pas évident cependant qu'une autre façon d'intervenir existait réellement. Du moins, sans remettre en cause le projet CSeries, et des milliers d'emplois.

Dans leur évaluation de l'action de Bombardier, les investisseurs n'accordent depuis longtemps aucune valeur au projet CSeries. Zéro. Il y a trop de risque et la rentabilité est trop lointaine.

Une arrivée des gouvernements pour 2 G$ US au capital de Bombardier inc. (plutôt que dans la société en commandite) aurait ajouté tellement d'actions au partage des bénéfices actuels réalisés par la société mère, que l'action de Bombardier n'aurait plus eu grande valeur. C'est le rôle du conseil d'administration de préserver la valeur des actionnaires. Dans pareille situation, il est hautement probable que l'entreprise aurait tout simplement dit non à la structure de financement proposé et tiré la plogue sur le CSeries. La société en commandite était la seule option qui permette de préserver un peu de valeur pour ses actionnaires, et aux administrateurs de remplir adéquatement leur devoir de fiduciaire.

Il ne sert à rien pour Ottawa de chiquer la guenille sur le véhicule approprié. Il n'y a pas d'autres options envisageables, et, en plus, il faudrait trahir Québec.

Reste maintenant la discorde présumée sur le contrôle de Bombardier par la famille. C'est une question dont on a de la difficulté à comprendre la pertinence dans le contexte actuel. Oui, la famille a fait des erreurs importantes. Sans elle, le Québec, et même le Canada, ne seraient cependant pas ce qu'ils sont. Elle a bâti gros avant de heurter le dernier mur. Elle a vu trop grand, avec trop de projets au même moment. Forte présomption qu'elle a appris de l'erreur. Il y a maintenant une nouvelle équipe de direction chez Bombardier, dont la compétence est reconnue. Lier l'octroi de l'aide financière à une perte de contrôle de la famille n'a que peu de pertinence. Cela ne contribuerait qu'à déstabiliser davantage la direction de l'entreprise.

Temps de faire preuve de courage

La seule chose qui mériterait discussion, et jamais elle n'est évoquée dans les échos de presse qui nous parvienne sur la position d'Ottawa, touche les emplois.

Pierre Karl Péladeau et François Legault ont probablement raison sur ceux-ci. L'erreur de Québec est de ne pas avoir obtenu de garanties pour le maintien d'un certain nombre.

Endettée comme elle l'est, Bombardier aura tendance à délocaliser dans les prochaines années. Il y aurait effectivement lieu de tenter d'obtenir certaines garanties. Le Buy American Act pourrait peut-être être un repère pour l'établissement de formules de calcul.

Conclusion?

Qu'Ottawa se fasse tirer l'oreille sur les emplois, soit. Malheureusement, ce ne semble pas être ce qui est au cœur de la discussion. Celle-ci semble plutôt destinée à aplanir les réticences au Canada anglais.

Ces réticences ne sont pas à l'avantage du pays. Le CSeries est l'appareil qui peut tirer les jets régionaux. Sans lui, les emplois liés à ceux-ci sont aussi à risque dans le temps. L'heure n'est pas à débattre sur l'interventionnisme de l'État. C'est une industrie à haute valeur ajoutée qui serait affectée. Économiquement et socialement parlant, la main invisible d'Adam Smith ne pourrait réparer le tout.

Temps pour Ottawa d'enfiler ses culottes, et de le dire clairement d'un océan à l'autre.

À propos de ce blogue

Diplômé en droit de l'Université Laval, François Pouliot est avocat et commente depuis plusieurs années l'actualité économique et financière. Il a été chroniqueur au Journal Le Soleil, a collaboré au Globe and Mail et dirigé les sections économiques des différentes unités de Quebecor Media, notamment la chaîne Argent. Au cours de sa carrière, il a aussi fait du journalisme d'enquête ce qui lui a valu quelques distinctions, dont le prix Judith Jasmin. La Bourse Southam lui a notamment permis de parfaire son savoir économique à l'Université de Toronto. François a de même été administrateur de quelques organismes et fondation. Il est un mordu des marchés financiers et nous livre son analyse et son point de vue sur diverses sociétés cotées en bourse. Québec inc. sera particulièrement dans sa mire.

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