Rona: jouons aux échecs, et passons à l'attaque

Publié le 06/02/2016 à 08:37

Rona: jouons aux échecs, et passons à l'attaque

Publié le 06/02/2016 à 08:37

Photo: Shutterstock

ANALYSE DU RISQUE - L'achat de Rona(Tor., RON) par l'américaine Lowe's(NY., LOW) a provoqué de vives réactions au Québec. Le débat s'est campé entre deux possibilités: le gouvernement doit intervenir ou Québec doit laisser faire au nom du libre marché. Et s'il y avait une troisième option? L'attaque –non pas pour Rona, car il est trop tard–, mais pour éviter que d'autres sociétés phares passent un jour sous contrôle étranger.

Et si, comme aux échecs, la meilleure défensive pour préserver les sièges sociaux au Québec –tous les analystes s'entendent sur leur impact structurant sur l'économie– était l'attaque?

C'est-à-dire développer de grands groupes internationaux qui partent à la conquête du monde, avec une ambition inscrite systématiquement dans leur ADN.

Car lorsqu'une entreprise est dynamique, en croissance, et en position de force, elle est moins susceptible d'être la cible potentielle d'un concurrent, disent les spécialistes.

Bien entendu, les gouvernements pourraient adopter des lois pour freiner la mainmise étrangère sur les sociétés canadiennes inscrites en Bourse. Or, selon plusieurs études, une telle approche pourrait réduire leur valeur en Bourse et limiter ainsi leur croissance.

Des acteurs comme la Caisse de dépôt et placement du Québec peuvent aussi intervenir pour maintenir des sièges sociaux, en investissant dans le capital des entreprises visées afin de s'assurer qu'elles demeurent sous contrôle canadien.

Mais cet investissement doit être rentable à long terme.

Toutefois, ces deux stratégies sont essentiellement défensives.

C'est pourquoi une stratégie offensive, comme aux échecs, pour développer de grands groupes internationaux est plus porteuse, estiment certains analystes.

D'aucuns feront remarquer que le Québec compte déjà plusieurs entreprises qui se démarquent à l'étranger, et ce, de Bombardier(Tor., BBD.B) à SNC-Lavalin(Tor., SNC) en passant par Alimentation Couche-Tard(Tor., ATD.B).

Et ils ont parfaitement raison.

Cela dit, cette perception –bien ancrée au Québec et au Canada– est largement exagérée si l'on fait des comparaisons internationales.

En réalité, les Canadiens sont loin d'être des leaders en matière de création de grandes multinationales, lorsqu'on analyse par exemple le palmarès des 500 plus grandes entreprises dans le monde publié chaque année par le magazine Fortune (Global 500).

Voici la liste complète des entreprises canadiennes figurant dans le top 500 en 2015.

Le Canada n'en compte que 11, et la première arrive SEULEMENT au 212e rang:

  • Financière Manuvie, 212e rang
  • Weston, 287e rang
  • Power Corporation, 298e rang
  • Banque Royale
  • Alimentation Couche-Tard, 305e rang
  • Suncor Energy, 317e rang
  • Magna International, 318e rang
  • Enbridge, 351e rang
  • Banque TD, 357e rang
  • Banque Scotia, 417e rang
  • Onex, 490e rang

À titre de comparaison, les Pays-Bas, un pays de 15 millions d'habitants (deux fois moins qu'au Canada), en comptent 14, dont sept apparaissent avant la canadienne Manuvie, au 212e rang.

Parmi ces sept entreprises néerlandaises, il y a Royal Dutch Shell (3e rang), ING Group (91e rang) et Unilever (153e rang).

Même domination du côté de la Corée du Sud, dont la population (50 millions d'habitants) est plus élevée qu'au Canada, mais dont la taille de l'économie est plus petite (1 410 milliards de dollars américains comparativement à 1 785 G$US).

Ainsi, pas moins de 17 entreprises sud-coréennes figurent dans le Global 500 de Fortune, dont sept surpassent Manuvie.

Parmi elles, on retrouve Samsung Electronics (13e rang), Hyundai Motors (99e rang) et LG Electronics (175e rang).

Qu'arrive-t-il au Canada?

Pourquoi le Canada est-il sous-représenté dans ce classement étant donné la taille de son économie et de sa population?

C'est LA question à laquelle devront répondre les leaders politiques et économiques de même que les universitaires si nous voulons préserver davantage les sièges sociaux au Canada sans sombrer dans l'interventionnisme.

Cela dit, il y a déjà des hypothèses qui circulent à ce sujet.

L'une d'elles veut que le Canada pâtit d'avoir un puissant voisin, c'est-à-dire les États-Unis.

Il est vrai que les entreprises américaines sont souvent plus grandes que leurs concurrentes canadiennes, et qu'elles ont donc davantage de moyens pour faire des acquisitions au Canada, surtout quand le taux de change les favorise comme à l'heure actuelle.

Cette hypothèse a toutefois ses limites.

Les Pays-Bas sont entourés des trois plus importantes économies d'Europe (la France, le Royaume-Uni et l'Allemagne), dont les entreprises ont aussi les poches très profondes pour faire des acquisitions aux Pays-Bas.

Or, ce petit pays réussit néanmoins à produire de grandes multinationales.

Une autre hypothèse veut que le Canada soit un pays dit de ressources (énergie, minerais, foresterie, etc.), ce qui limiterait sa capacité à créer de grandes multinationales dans d'autres secteurs économiques.

Là aussi cette hypothèse est imparfaite.

Par exemple, l'Australie est un pays ressources, dont la structure économique ressemble en plusieurs points à celle du Canada. Or, il fait relativement mieux que le Canada dans le Global 500 de Fortune.

Ce pays de 23 millions d'habitants (son économie représente les trois quarts de celle du Canada) compte huit entreprises dans le palmarès, dont trois se positionnent avant la canadienne Manuvie: BHP Billiton (139e rang), Wesfarmers (171e rang) et Woolworths (181e rang).

On le voit bien, répondre à cette question ne sera pas facile, car plusieurs facteurs rentrent en jeu.

Posons-nous quelques questions pour pousser plus loin la réflexion.

- Avons-nous vraiment collectivement la volonté de faire grandir nos entreprises au-delà du marché canadien?

- Avons-nous vraiment collectivement la volonté de conquérir le monde?

- Incitons-nous vraiment les entreprises de taille moyenne au Canada à se regrouper pour créer de grands groupes internationaux, comme le fait par exemple la Corée du Sud?

- Bref, avons-nous vraiment de l'ambition?

Sans cette remise en cause collective, au Québec et au Canada, d'autres sociétés phares québécoises et canadiennes passeront sous contrôle étranger dans les prochaines années.

À moins que nous nous décidions à jouer aux échecs en acquérant un maximum d'entreprises à l'étranger tout en limitant la mainmise étrangère sur nos fleurons, et ce, sans légiférer.

 

À propos de ce blogue

Dans son analyse Zoom sur le monde, François Normand traite des enjeux géopolitiques qui sont trop souvent sous-estimés par les investisseurs et les exportateurs. Journaliste au journal Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en commerce international, en entrepreneuriat, en énergie & ressources naturelles, de même qu'en analyse géopolitique. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke. François a réalisé plusieurs stages de formation à l’étranger: à l’École supérieure de journalisme de Lille, en France (1996); auprès des institutions de l'Union européenne, à Bruxelles (2002); auprès des institutions de Hong Kong (2008); participation à l'International Visitor Leadership Program du State Department, aux États-Unis (2009). En 2007, il a remporté le 2e prix d'excellence Caisse de dépôt et placement du Québec - Merrill Lynch en journalisme économique et financier pour sa série « Exporter aux États-Unis ». En 2020, il a été finaliste au prix Judith-Jasmin (catégorie opinion) pour son analyse « Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde? ».

François Normand