Quelles leçons tirer des scandales financiers?

Publié le 14/01/2017 à 09:28

Quelles leçons tirer des scandales financiers?

Publié le 14/01/2017 à 09:28

Jérôme Kerviel, le trader qui a «coûté» près de 7 milliards $ à la Société Générale.

ANALYSE GÉOPOLITIQUE - Les scandales financiers qui font trembler le système, c'est un peu comme le ménage: après quelque temps, il faut toujours recommencer pour remettre la maison en ordre. Mais tirons-nous vraiment les leçons du passé à une époque qui n'a d'yeux que pour le présent et l'avenir, rarement pour le passé? Vous connaissez la réponse...

Pourtant, la littérature en gestion des risques regorge d'études pour nous aider à tirer des leçons des scandales qui ont ébranlé le système financier, et qui ont nécessité l'intervention des banques centrales, des gouvernements ou des banques pour éviter une catastrophe ou la limiter.

Et parmi ces études, celle de Sébastien Lleo (Risk Management: A Review), aujourd'hui professeur de finance et spécialiste de la gestion des risques à la Neoma Business School, en France, mérite qu'on s'y attarde.

Elle a été publiée en 2009 par le CFA Institute.

Son grand mérite est de faire la revue des meilleures analyses (il cite plusieurs spécialistes en gestion des risques, en donnant leur nom de famille et l'année de publication d'un article) qui décortiquent plusieurs crises majeures, en plus d'en tirer des leçons pertinentes.

Dans son analyse, Sébastien Lleo s'attarde sur 5 scandales financiers (que j'ai moi-même analysés lors d'un récent travail universitaire, dans le cadre d'un cours consacré à la théorie financière et à la gestion des risques financiers).

1er cas: Metallgesellschatt Refining and Maketing (1993)

  • La crise: Au début des années 1990, la filiale américaine de ce groupe allemand a eu recours à une stratégie de couverture à l'aide de contrats à terme. Mais elle a mal tourné en raison d'une chute des prix du pétrole, en 1993. Résultat? MGRM a perdu 1,3 milliard de dollars américains. L'entreprise a été sauvée in extremis grâce à un plan de sauvetage de 1,4 G$US concocté en 1994 par un consortium de 150 banques allemandes et internationales

Les leçons à tirer: Mello et Parsons (1995) estiment qu'une mauvaise gestion du risque de financement est la principale cause des déboires de MGRM. Par contre, Culp et Miller (1995a, 1995b) affirment que la principale cause tient avant tout au fait que le conseil de surveillance de l'entreprise n'a pas compris la stratégie de couverture.

Culp et Miller soulignent aussi que la perte de MGRM était uniquement sur papier, et qu'elle aurait donc été compensée à long terme.

C'est donc en décidant de liquider les positions que le conseil de surveillance a cristallisé les pertes théoriques et a ainsi provoqué la faillite de la société. Edwards et Canter (1995) sont du même avis que Culp et Miller: l'effondrement de MGRM est le résultat d'une mésentente entre le conseil de surveillance et la direction à propos de la solidité et de la pertinence de la stratégie de couverture.

Par conséquent, la principale leçon à tirer est qu'il faut former adéquatement les dirigeants des entreprises (incluant le conseil de surveillance) à la mécanique des produits dérivés et aux stratégies de couverture. L'établissement d'un consensus sur le plan de match à suivre en temps de crise (on liquide rapidement ou on attend une reprise du marché) est aussi un élément primordial.

2e cas: Orange County (1994)

  • La crise: Au début de 1994, Robert Citron, le trésorier du comté d'Orange en Californie, gérait le fonds d'investissement du comté d'Orange évalué à 7,5 G$US. Mais Citron a décidé d'utiliser un effet levier en empruntant 12,5 G$ grâce à des prises de contrôle inversé. Tant que les taux d'intérêt demeuraient bas, cette stratégie permettait de générer des rendements intéressants.

Mais tout s'est écroulé en 1994, quand la Réserve fédérale américaine (Fed) a relevé son taux directeur. Résultat? Le comté a perdu 1,6 G$US en décembre 1994. Et, peu de temps après, le comté a déclaré faillite et a commencé à liquider le portefeuille.

Les leçons à tirer: Jorion (1997) souligne que Robert Citron, le trésorier du comté d'Orange, a bénéficié du soutien des dirigeants du comté tant que la stratégie d'emprunt était profitable (elle a même rapporté jusqu'à 750 millions de dollars à un certain moment).

Par contre, Citron a perdu leur appui et a été remplacé quand le comté a perdu 1,64 G$US en décembre 1994, une perte découlant en fait de la décision de déclarer faillite et de liquider le portefeuille.

Pour leur part, Miller et Ross (1997) affirment que le comté d'Orange n'aurait jamais dû déclarer faillite et liquider le portefeuille. S'il avait gardé le portefeuille, le comté aurait ainsi pu effacer les pertes et même faire certains gains en 1995.

Par conséquent, la principale leçon à tirer de ce cas est qu'il ne faut jamais liquider un portefeuille ou une position trop rapidement sur le coup de l'émotion. La compréhension en profondeur des marchés financiers et des cycles baissiers et haussiers sont également des éléments essentiels.

3e cas: Rogue Traders

  • La crise: Tschoegl (2004) et Jorion (2007) ont étudié les comportements de quatre négociateurs voyous. Le premier, Nick Leeson, a provoqué une perte 1,3 G$US qui a forcé la banque Barings a faire faillite. Le deuxième, Toshihide Igushi, de la firme Daiwa Securities Group, a accumulé des pertes de 1,1 G$US sur une période de 11 ans. Le troisième, Hamanaka Yasuo, un négociateur de cuivre, a spéculé sans autorisation, accumulant des pertes d'environ 2,6 G$US pendant 13 ans. Le quatrième, John Rusnak, un courtier en devises chez Allied Irish Bank, a accumulé des pertes de 691 millions de dollars américains entre 1997 et 2001.

Les leçons à tirer: Les quatre négociateurs ont un point en commun: ils ont travaillé longtemps au même bureau régional, et ce, loin de la supervision du siège social de leur entreprise. De plus, les quatre banques avaient des contrôles internes qui étaient déficients ou sous la surveillance des négociateurs voyous...

Enfin, la négociation de valeurs mobilières (le trading) n'était pas la principale activité des institutions financières. Aussi, cette activité et les bureaux régionaux étaient décentralisés, en plus d'être entre les mains des «spécialistes» laissés pratiquement à eux-mêmes, sans contacts réguliers avec le siège social.

Par conséquent, la principale leçon à tirer du cas des quatre négociateurs voyous est que les institutions financières doivent superviser les activités de trading à l'étranger et centraliser leur gestion. De plus, il est préférable que les personnes responsables de négocier des valeurs mobilières (le trading) dans un bureau régional ne demeurent pas trop longtemps en poste au même endroit.

Shane Lee, ancien trader en gaz naturel chez Amaranth, auditionné au Capitol.

4e cas: Long-Term Capital Management (1998)

  • La crise: Ce fonds spéculatif (hedge fund) s'est appuyé sur des stratégies quantitatives afin de profiter des occasions d'arbitrage sur les marchés des taux d'intérêt. LTCM a d'abord connu du succès pour ensuite s'effondrer spectaculairement à l'été 1998, perdant 4,4 G$US. La Réserve fédérale américaine (Fed) et un consortium de banques ont dû intervenir pour secourir le fonds.

Les leçons à tirer: Jorion (2000) a conclu que LTCM s'est «effondré en raison de son incapacité à mesurer, à contrôler et à gérer le risque».

Par conséquent, pour prévenir d'autres désastres financiers de la sorte, Jorion suggère deux choses. D'une part, les mesures de risque devraient toujours tenir compte du risque de liquidité en cas d'une vente forcée. D'autre part, les tests de résistance pour les actifs sous gestion devraient se concentrer sur les scénarios d'urgence.

5e cas: Amaranth (2006)

  • La crise: Ce fonds spéculatif (hedge fund) a beaucoup investi dans le marché de l'énergie. Toutefois, ses actifs sous gestion totalisant 9,2 G$US ont fondu de 65% en moins de deux semaines, en septembre 2006.

Les leçons à tirer: Till (2006) a noté que les positions d'Amaranth étaient très risquées, car celles-ci ne pouvaient n’être ni dénouées ni couvertes efficacement. Till a aussi identifié des similitudes avec la chute de Long-Term Capital Management, en 1998.

Par exemple, les deux fonds ont des pris des positions risquées, alors que leur capital ne pouvait pas supporter des situations extrêmes. De plus, étant donné la taille de leurs positions par rapport à la profondeur du marché, la décision de liquider les fonds a aussi eu des effets néfastes, que les mesures de risques historiques avaient largement sous-estimés.

Enfin, aucun des deux fonds ne comprenait vraiment la contrainte de capacité liée à leur stratégie respective.

Finger (2006) a cependant une autre interprétation à propos des déboires d'Amaranth, corrigeant la perception selon laquelle les modèles classiques de gestion du risque sont partiellement à blâmer pour l'ampleur de la perte.

Il a notamment démontré que les modèles classiques pouvaient au moins donner quelques signaux d'avertissement au sujet des risques de pertes importantes. Par contre, Finger admet que les modèles ne peuvent pas prévoir l'ampleur des pertes parce qu'ils ne prennent pas vraiment en considération le risque de liquidité d'une vente forcée sur de grandes positions.

Par conséquent, l'une des principales leçons à tirer du cas d'Amaranth est que les gestionnaires doivent tenter de mieux évaluer l'impact du risque de liquidité à la suite d'une liquidation forcée de grandes positions. Ils doivent aussi mieux comprendre le poids de leurs positions comparativement à la profondeur du marché.

Survol des principales leçons

Jorion (2007) a identifié les principales leçons à tirer des désastres financiers.

Bien qu'une seule source de risque puisse entraîner des pertes importantes, c'est généralement insuffisant selon lui pour provoquer une catastrophe financière. Aussi, pour que ce genre d'événements se produise, il faut habituellement une interaction entre plusieurs types de risques.

Des contrôles inadéquats ont aussi des effets pervers. Bien qu'ils ne peuvent pas déclencher une perte financière réelle par eux-mêmes, des contrôles inadéquats permettent toutefois à une organisation de prendre davantage de risques, ce qui lui procure malheureusement plus de temps pour accumuler des pertes extrêmes.

Pour sa part, Tschoegl (2004) affirme que «la gestion du risque est un problème de gestion». Autrement dit, les catastrophes financières ne se produisent pas de façon aléatoire -elles sont en fait le résultat de failles profondes dans la structure de gestion et de contrôle des organisations.

Et l'une des solutions pour améliorer la structure de contrôle est de garder séparées ou cloisonnées les différentes responsabilités en matière de négociation, de conformité et de gestion des risques.

Avez-vous tiré des leçons?

À propos de ce blogue

Dans son analyse Zoom sur le monde, François Normand traite des enjeux géopolitiques qui sont trop souvent sous-estimés par les investisseurs et les exportateurs. Journaliste au journal Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en commerce international, en entrepreneuriat, en énergie & ressources naturelles, de même qu'en analyse géopolitique. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke. François a réalisé plusieurs stages de formation à l’étranger: à l’École supérieure de journalisme de Lille, en France (1996); auprès des institutions de l'Union européenne, à Bruxelles (2002); auprès des institutions de Hong Kong (2008); participation à l'International Visitor Leadership Program du State Department, aux États-Unis (2009). En 2007, il a remporté le 2e prix d'excellence Caisse de dépôt et placement du Québec - Merrill Lynch en journalisme économique et financier pour sa série « Exporter aux États-Unis ». En 2020, il a été finaliste au prix Judith-Jasmin (catégorie opinion) pour son analyse « Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde? ».

François Normand