Ottawa peut faire plier Washington sur l'acier et l'aluminium

Publié le 09/03/2019 à 08:26

Ottawa peut faire plier Washington sur l'acier et l'aluminium

Publié le 09/03/2019 à 08:26

Le président américain Donald Trump et le premier ministre Justin Trudeau (source: Getty)

ANALYSE GÉOPOLITIQUE – Ottawa a un nouveau rapport de force pour convaincre Washington d’abolir les tarifs sur les importations américaines d’acier et d’aluminium : la ratification de l’Accord Canada-États-Unis-Mexique (ACEUM), alors que Donald Trump veut se faire réélire en 2020 et présenter cette entente comme une victoire.

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Depuis le printemps 2018, les Américains imposent respectivement des tarifs de 25% et de 10% sur les importations d’acier et d’aluminium. Washington évoque la section 232 du Trade Expansion Act pour imposer ces tarifs au nom de la sécurité nationale.

Cette mesure vise tous les pays, mais elle touche particulièrement le Canada -pourtant un allié historique des États-Unis- qui a des chaînes de valeur intégrée des deux côtés de la frontière.

Pendant la négociation ACEUM, le Canada et le Mexique ont espéré que l’administration Trump mette de l’eau dans son vin et abolisse ces tarifs. Les deux pays ont déchanté, la Maison-Blanche refusant de céder sur ce point.

Donald Trump est affaibli

Or, la donne politique a changé depuis l’automne dernier. C’est sans doute pourquoi Ottawa et Mexico ont indiqué la semaine dernière qu’ils sont prêts à ratifier l’ACEUM, mais à la condition que les Américains renoncent à ces tarifs.

Le premier changement est la nouvelle composition du Congrès américain.

Le 6 novembre, lors des élections de mi-mandat, les démocrates ont repris le contrôle de la Chambre des représentants -les républicains ont conversé le Sénat. Cette situation affaiblit le pouvoir du président, disent les spécialistes.

Washington peut certes ignorer la demande du Canada et du Mexique, et menacer de mettre fin au libre-échange en retirant les États-Unis de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA), toujours en vigueur en attendant la ratification de l’ACEUM.

Ce serait toutefois du bluff : les États-Unis ne peuvent pas se retirer unilatéralement de l’ALÉNA sans l’approbation du Congrès que ne contrôlent plus les républicains.

Certes, les démocrates sont traditionnellement plus protectionnistes que les républicains. Par contre, on voit mal comment Donald Trump pourrait convaincre ses ennemis politiques de lui faire le cadeau de voter en faveur d’un retrait des États-Unis de l‘ALÉNA.

Des raisons économiques rendent aussi un tel scénario improbable, car un accès sans entrave au marché canadien (sans tarifs douaniers) est important pour des millions de travailleurs et des milliers d’entreprises aux États-Unis.

Selon une analyse du Globe and Mail, le Canada est le premier marché d’exportation de 38 des 50 États américains (les trois quarts). Ces États sont concentrés dans le Midwest, la région des Grands Lacs et la côte Est du pays.

De plus, près de 9 millions d'emplois aux États-Unis dépendent du commerce et de l'investissement avec le Canada, selon le gouvernement canadien. On comprend mieux pourquoi la libre circulation des biens et des capitaux est importante.

Dans ce contexte, la question suivante s’impose : Donald Trump augmente-t-il ou diminue-t-il la probabilité de faire réélire en novembre 2020 si les États-Unis se retirent de l’ALÉNA ?

Poser la question, c’est y répondre.

Le Canada n'est pas au bord du précipice

Le Canada peut aussi se permettre d’être patient et d’exiger la fin des tarifs avant de ratifier l’ACEUM pour une autre raison : aussi déplaisante soit-elle, la fin du libre-échange nord-américain ne serait pas une catastrophe pour l’économie canadienne.

Bref, la vie (économique) continuerait sans libre-échange, soutiennent deux études publiées l’automne dernier par le Mouvement Desjardins (Canada: et si l’ALÉNA était aboli?) et BMO Marchés des capitaux (Que nous réserve l’après-ALÉNA?).

Si l’ALÉNA est aboli, les tarifs douaniers de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) s’appliqueront dans les échanges canado-américain. Or, ces tarifs sont relativement faibles, souligne l’étude de Desjardins.

Par exemple, les tarifs qui viseraient les dix plus importantes catégories de biens canadiens exportés aux États-Unis (représentant 68% de nos exportations au sud de la frontière) oscilleraient de 0% à 4,3%.

Rien pour miner gravement la compétitivité des exportateurs canadiens.

L’étude de BMO souligne pour sa part que la fin du libre-échange est un risque gérable, même si elle aura un effet négatif sur l’économie. Bref, les décideurs politiques, les gens d’affaires et les marchés s’ajusteraient à court terme.

Par exemple, la Banque du Canada baissera les taux d’intérêt et le dollar canadien s’ajustera rapidement à la baisse. Selon BMO, le huard pourrait perdre 5%, favorisant les exportateurs canadiens sur le marché américain.

Bien entendu, les conclusions de ces deux études ne signifient pas qu’il faille renoncer au libre-échange avec les États-Unis, bien au contraire. Il permet à nos entreprises d’exporter plus facilement aux États-Unis.

En revanche, ces deux études démontrent que le Canada a un certain rapport de force dans le processus pour finaliser la ratification de l'ACEUM, car ce dernier n'est pas une question de vie ou de mort pour l'économie canadienne.

Le président américain ne le crie pas sur les toits, mais la ratification de cet accord est devenue un enjeu important pour sa réélection en 2020.

Pendant la campagne présidentielle de 2016, il a dénoncé l’ALÉNA - le qualifiant de «pire accord jamais conclu» - et s’est engagé à négocier une nouvelle entente davantage favorable aux entreprises et aux travailleurs américains.

Et il a réussi en grande partie, affirment les spécialistes. C’est pourquoi il a tout intérêt à ce que l’ACEUM soit ratifié par le Canada et le Mexique cette année ou au début de 2020, pour ensuite présenter le nouvel accord comme une grande victoire.

On en a sans doute pris bonne note à Ottawa.

Négocions alors.

 

 

À propos de ce blogue

Dans son analyse Zoom sur le monde, François Normand traite des enjeux géopolitiques qui sont trop souvent sous-estimés par les investisseurs et les exportateurs. Journaliste au journal Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en commerce international, en entrepreneuriat, en énergie & ressources naturelles, de même qu'en analyse géopolitique. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke. François a réalisé plusieurs stages de formation à l’étranger: à l’École supérieure de journalisme de Lille, en France (1996); auprès des institutions de l'Union européenne, à Bruxelles (2002); auprès des institutions de Hong Kong (2008); participation à l'International Visitor Leadership Program du State Department, aux États-Unis (2009). En 2007, il a remporté le 2e prix d'excellence Caisse de dépôt et placement du Québec - Merrill Lynch en journalisme économique et financier pour sa série « Exporter aux États-Unis ». En 2020, il a été finaliste au prix Judith-Jasmin (catégorie opinion) pour son analyse « Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde? ».

François Normand