Long tweet à Donald Trump: vous bluffez

Publié le 29/04/2017 à 10:22

Long tweet à Donald Trump: vous bluffez

Publié le 29/04/2017 à 10:22

Donald Trump. (Photo: Getty)

ANALYSE GÉOPOLITIQUE – Ainsi, Monsieur le président, vous auriez songé à retirer les États-Unis de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA). Même si le Financial Times a obtenu le brouillon du décret vous deviez signer, des analystes estiment qu’il s’agit d’une stratégie de négociation pour faire pression sur le Canada et le Mexique. Bref, que vous bluffez afin d’obtenir de meilleures concessions de leur part.

Oui, oui, je sais, Monsieur le président, j'ai déjà largement dépassé, encore une fois, la limite de 140 caractères, la formule de Twitter que vous utilisez si souvent. Mais permettez-moi de tricher un peu avec cette limite, car je souhaite vous expliquer pourquoi il est fort probable que vous bluffiez dans cette histoire.

Vos conseillers vous ont sans doute dit que les États-Unis ne peuvent pas se retirer unilatéralement de l'ALÉNA sans l'approbation du Congrès américain, selon un avis du cabinet Dentons Canada.

D’un point de vue juridique, l’ALÉNA est un accord «congrès-exécutif» créé par la loi, et non par traité. Par conséquent, le président des États-Unis ne peut donc le résilier -ou même le renégocier- sans l'approbation du Congrès.

Et il est loin d’être certain qu’une majorité de sénateurs et représentants vous donneraient le feu vert pour retirer les États-Unis de l’ALÉNA.

Et vous le savez certainement.

Ensuite, même si vous arriviez à convaincre le Congrès de vous suivre dans cette aventure, saviez-vous que le Canada a une police d’assurance?

C’est l’Accord de libre-échange (ALE), négocié par le républicain Ronald Reagan, qui a été remplacé par l'ALÉNA en janvier 1994.

Dans un récent entretien avec Les Affaires, Gordon Ritchie, l'un des architectes de l'ALÉ, aujourd'hui conseiller chez Hill+Knowlton Stratégies à Ottawa, affirmait que cet accord pourrait être réactivé si jamais les États-Unis tournaient le dos à l'ALÉNA.

Voudriez-vous aussi retirer les États-Unis de l’ALÉ?

Là, aussi, il est loin d’être acquis que le Congrès vous en donnerait l’autorisation, advenant qu’il vous l’ait permis au préalable avec l’ALÉNA.

Avez-vous vraiment envie de jouer cette «game politique» hautement risquée?

Votre échec à saborder l’Obamacare vous a sans doute appris cette leçon: il est difficile d’aller à l’encontre de l’intérêt d’une majorité de citoyens.

Et c’est justement le cas de l’ALÉNA.

Les États-Unis bénéficient du libre-échange

Dans l’ensemble, le libre-échange entre le Canada et les États-Unis a été bénéfique pour les deux pays, s’entendent pour dire les économistes des deux côtés de la frontière.

Les entreprises américaines peuvent exporter et investir plus facilement au Canada. Les importations sont plus fluides et moins coûteuses –bien que le taux de change puisse parfois changer la donne.

Au fil des décennies, nos deux économies sont devenues de plus en plus intégrées.

Par exemple, les échanges de biens et de services entre le Canada et les États-Unis totalisent 2,4 milliards de dollars canadiens par jour.

Vous avez bien lui: par jour !

Dans certains cas, ériger par exemple des barrières commerciales entre l’État de New York et le Québec serait aussi irrationnel que d’en créer entre cet État et la Pennsylvanie ou entre la Caroline du Nord et la Caroline du Sud.

Tout simplement parce que les chaînes logistiques des entreprises sont très intégrées.

Par exemple, le géant américain IBM a une usine à Bromont, au Québec, et à Essex Junction, au Vermont. Eh bien, ces deux usines fonctionnent en juste à temps malgré la frontière.

Et des exemples comme IBM, il y en a des milliers en Amérique du Nord.

Pourquoi? Parce que c’est dans l’intérêt de nos entreprises et de nos deux économies, qui se complètent très bien.

Et vous voudriez retirer les États-Unis de l’ALÉNA?

Vous êtes un homme d’affaires.

Aussi, vous savez fort bien que le libre-échange est généralement bénéfique à deux économies complémentaires comme le Canada et les États-Unis.

Les changements technologiques suppriment des emplois, pas le commerce

Cela dit, vous avez raison, beaucoup d’emplois manufacturiers ont disparu aux États-Unis –et du reste au Canada et dans la plupart des pays industrialisés.

Par exemple, de 2000 à 2010, on parle d’une saignée d’environ 5,6 millions d'emplois aux États-Unis seulement.

Or, selon une étude du Center for Business and Economic Reasearch de la Ball State University, 85% de ces pertes sont attribuables aux changements technologiques -le reste tient aux délocalisations dans les pays à faible coût de production.

Mais cela aussi, vous le savez sans doute.

Cela dit, d’un point de vue strictement électoraliste, certains analystes politiques font remarquer qu’il est plus rentable de critiquer l’ALÉNA et la Chine que de critiquer la robotisation et la formation de la main-d’œuvre aux États-Unis.

Que vous vouliez, Monsieur le président, renégocier l’ALÉNA n’est pas nécessairement une mauvaise chose.

Après tout, le traité a eu 23 ans en janvier, et il a certainement besoin d’une mise à jour, au premier chef au chapitre des technologies de l’information, qui étaient à leurs premiers pas quand le traité a été négocié au début des années 1990.

Mais de vouloir retirer les États-Unis de l’ALÉNA…

Cela n’a pas de sens ni pour le Canada ni pour les États-Unis, et encore moins pour les entreprises, les travailleurs et les consommateurs américains.

Mais tout cela, vous le savez, Monsieur le président.

C’est pourquoi on peut dire sans trop risquer de se tromper que vous bluffez.

 

À propos de ce blogue

Dans son analyse Zoom sur le monde, François Normand traite des enjeux géopolitiques qui sont trop souvent sous-estimés par les investisseurs et les exportateurs. Journaliste au journal Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en commerce international, en entrepreneuriat, en énergie & ressources naturelles, de même qu'en analyse géopolitique. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke. François a réalisé plusieurs stages de formation à l’étranger: à l’École supérieure de journalisme de Lille, en France (1996); auprès des institutions de l'Union européenne, à Bruxelles (2002); auprès des institutions de Hong Kong (2008); participation à l'International Visitor Leadership Program du State Department, aux États-Unis (2009). En 2007, il a remporté le 2e prix d'excellence Caisse de dépôt et placement du Québec - Merrill Lynch en journalisme économique et financier pour sa série « Exporter aux États-Unis ». En 2020, il a été finaliste au prix Judith-Jasmin (catégorie opinion) pour son analyse « Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde? ».

François Normand