Les États-Unis ne doivent pas perdre la Turquie

Publié le 18/08/2018 à 09:37

Les États-Unis ne doivent pas perdre la Turquie

Publié le 18/08/2018 à 09:37

Source: 123rf

ANALYSE GÉOPOLITIQUE – Depuis son adhésion à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en 1952, les tensions politiques ont souvent été vives entre la Turquie et les États-Unis. Mais ces derniers jours, elles ont atteint un niveau extrême qui risque de créer une rupture permanente avec cet allié stratégique au Moyen-Orient, un scénario qui compliquerait la vie des exportateurs et des investisseurs canadiens.

La semaine dernière, la lire turque s’est dépréciée par rapport au dollar américain à la suite de l’annonce que les États-Unis allaient doubler leurs tarifs douaniers sur l’acier et l’aluminium turcs. Depuis le début de l’année, on parle d’une dégringolade de 40% de la lire sur les marchés financiers.

L'actuelle crise monétaire est avant tout politique.

L’administration Trump a annoncé que les États-Unis doubleraient leurs tarifs pour accroître la pression sur la Turquie afin que le gouvernement libère un pasteur américain détenu officiellement depuis 2016 pour complot terroriste.

Ankara pourrait aussi se servir du pasteur américain comme monnaie d’échange afin d’obtenir des concessions dans des relations déjà tendues entre les États-Unis et la Turquie, rapporte Le Devoir.

Le président turc Recep Tayyip Erdogan ne décolère pas.

Pas question de libérer le pasteur sous la pression de Washington.

Aussi, non seulement la Turquie a-t-elle annoncé mardi qu’elle boycotterait les appareils électroniques américains, mais elle a aussi commencé à déplacer ses pions afin de se faire de nouveaux alliés.

La Turquie risque de se rapprocher de l’Iran et la Russie

Dans un entretien au quotidien français Libération, Bayram Balci, spécialiste de la Turquie à Sciences Po, affirme que la tactique du président américain risque de pousser la Turquie vers l’Iran et la Russie.

Pourquoi cette situation (tourner le dos aux États-Unis) représente-t-elle un risque pour les exportateurs et les investisseurs canadiens?

Parce que la Turquie est le principal marché émergent du Moyen-Orient et la 17e économie mondiale, et qu’il est toujours préférable d’avoir de bonnes relations politiques avec ce pays pour favoriser le commerce et l’investissement.

Les échanges commerciaux entre le Canada et la Turquie ne sont pas très importants. En 2017, ils s’élevaient à plus de 3 milliards canadiens, ce qui en fait notre 24e partenaire commercial, selon le gouvernement canadien.

Mais comme la Turquie a plusieurs accords commerciaux avec des pays du Moyen-Orient, ce pays offre la possibilité d’accéder à d’autres marchés de la région en faisant des partenariats avec des entreprises turques.

C’est sans parler du fait que la Turquie assume aussi un leadership croissant au Moyen-Orient et en Asie centrale, notamment dans les pays turcophones.

C’est pourquoi les tensions vives avec les États-Unis et le risque de rapprochement avec l’Iran et la Russie sont inquiétants, d’autant plus que la Turquie s’éloigne déjà de plus en plus de l’Europe.

Pendant des décennies, les Européens ont laissé miroiter à la Turquie une adhésion future à l’Union européenne, à la condition que le pays adopte plusieurs réformes progressistes – ce qu’il a fait.

Or, malgré tous les efforts de la Turquie, l’Union européenne a finalement fermé la porte -du moins, dans un avenir prévisible- à une adhésion de ce pays musulman de 80 millions d’habitants, en raison de l’opposition de pays comme l’Allemagne et la France.

Les élites turques -surtout celles d’Istanbul, occidentalisées- ont vécu cette décision comme un rejet.

Un rejet qui prend ses racines dans la nature même de la Turquie, un pays non européen (même si 3% de son territoire est situé en Europe) et musulman, dont la population de 80 millions d’habitants lui donnerait sensiblement la même députation que l’Allemagne au parlement européen.

Aussi, même si les États-Unis militent toujours en faveur d’une adhésion de la Turquie à l’UE, les Européens ont de moins en moins d’appétit pour ce projet, lui préférant une association politique et économique moins contraignante.

Bref, à moins d’un revirement de taille, la Turquie ne fera vraisemblablement jamais partie la «famille européenne».

Une situation qui commence toutefois à avoir des effets sur la politique turque et le rôle de ce pays au Moyen-Orient, qui a été longtemps d’être un pont entre l’Occident et l’Orient.

Fin de la tradition parlementaire

En avril 2017, la victoire du président Erdogan lors du référendum sur la refonte des institutions a confirmé une tendance politique lourde: la Turquie s’éloigne de plus en plus de l’Europe – et, de facto, de l’Occident.

Pourquoi? Parce que le résultat de ce référendum a transformé les institutions politiques de la Turquie.

L’an dernier, les Turcs ont voté à 51,3% en faveur du renforcement du pouvoir présidentiel en Turquie, alors que ce pays avait un régime parlementaire, tout en ayant un président de la République (le chef de l’État), comme en France ou en Allemagne.

Et ce que les spécialistes de la Turquie craignaient le plus est arrivé.

En juin, lors des élections législatives et présidentielles anticipées, Recep Tayyip Erdogan a non seulement entamé un second mandat présidentiel, mais il a aussi pris les commandes d’un système qui abolit 95 ans de tradition parlementaire, souligne le quotidien suisse Le Temps.

Ce nouveau régime assure aussi une concentration importante du pouvoir entre les mains du chef de l’État. Un régime qui renforce les tendances autoritaires du président Erdogan, déjà exacerbées par le coup d’État manqué de juillet 2016.

Voilà pourquoi les États-Unis, qui ont toujours été un allié fidèle de la Turquie malgré des tensions entre les deux pays au fil des décennies, doivent ménager la chèvre et le chou avec ce pays du Moyen-Orient.

Le retour d'une Turquie libérale est possible

Car, si la Turquie est de moins en moins libérale, la situation peut fort bien changer dans les prochaines années si les partis d’opposition - ou l’un d’eux – arrivent à reprendre un jour le pouvoir.

Le pays pourrait alors à nouveau renouer avec les réformes progressistes et démocratiques qu’il avait amorcées afin de joindre les rangs de l’Union européenne, et ce, tous partis confondus.

Compte tenu de son histoire, de sa culture, de sa position géographique, ce pays pourrait redevenir un vrai pont entre l’Occident et l’Orient.

Et, surtout, il pourrait redevenir un marché très intéressant, prospère et prévisible pour les exportateurs et les investisseurs canadiens.

À propos de ce blogue

Dans son analyse Zoom sur le monde, François Normand traite des enjeux géopolitiques qui sont trop souvent sous-estimés par les investisseurs et les exportateurs. Journaliste au journal Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en commerce international, en entrepreneuriat, en énergie & ressources naturelles, de même qu'en analyse géopolitique. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke. François a réalisé plusieurs stages de formation à l’étranger: à l’École supérieure de journalisme de Lille, en France (1996); auprès des institutions de l'Union européenne, à Bruxelles (2002); auprès des institutions de Hong Kong (2008); participation à l'International Visitor Leadership Program du State Department, aux États-Unis (2009). En 2007, il a remporté le 2e prix d'excellence Caisse de dépôt et placement du Québec - Merrill Lynch en journalisme économique et financier pour sa série « Exporter aux États-Unis ». En 2020, il a été finaliste au prix Judith-Jasmin (catégorie opinion) pour son analyse « Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde? ».

François Normand