Le libre-échange avec la Chine est un pari risqué

Publié le 09/12/2017 à 10:46

Le libre-échange avec la Chine est un pari risqué

Publié le 09/12/2017 à 10:46

ANALYSE GÉOPOLITIQUE – Même si Ottawa et Pékin n’ont pas réussi à lancer des pourparlers formels de libre-échange la semaine dernière, les deux pays concluront sans doute un accord dans les prochaines années, disent les analystes. Les avantages seront énormes pour le Canada, mais aussi les risques, nombreux et sous-estimés.

Mais commençons par les avantages d’un éventuel libre-échange. Avec une population de 1,3 milliard d’habitants et une croissance économique avoisinant les 6% par année, la Chine regorge de milliers et de milliers d’occasions d’affaires pour les les entreprises et les investisseurs canadiens.

Les besoins de la deuxième économie mondiale sont énormes.

Bien entendu, pour les ressources naturelles (incluant l’énergie), les équipements manufacturiers, les biens de consommation, mais aussi pour les services financiers, les technologies vertes ou les produits agroalimentaires.

Le Canada comble déjà les besoins de la Chine, avec des exportations de marchandises qui ont plus que doublé en 10 ans pour atteindre 21 milliards de dollars canadiens (barres oranges), selon Statistique Canada.

Les expéditions chinoises au Canada ont quant à elles bondi de 68% pour s'élever à 64,4 G$ (barres rouges).

Les deux pays ont réussi à doubler leurs échanges commerciaux avec la présence de tarifs douaniers et de barrières non tarifaires (secteurs protégés, réglementation, quotas, etc.). Le libre-échange accélérerait à coup sûr les échanges bilatéraux.

Si les avantages pour le Canada sont évidents, les risques pour l’économie canadienne, les entreprises et les investisseurs le sont moins, d’autant plus qu’ils ne sont pas débattus sur la place publique.

Risque #1

Une nouvelle concurrence manufacturière

Dans les années 2000, la concurrence chinoise dans le secteur manufacturier a fait mal à des dizaines de milliers d’entreprises en raison des faibles coûts de production en Chine. Les cimentières sont remplis de manufacturiers canadiens qui n’ont pas pu s’adapter.

Et les entreprises qui ont survécu sont celles qui ont misé sur des produits nichés, des gains de productivité, tout en offrant un meilleur service à la clientèle.

Eh bien, un accord de libre-échange avec la Chine ferait en sorte d’accroître encore davantage la concurrence chinoise au Canada. Mais celle-ci se présenterait sous une autre forme, plus sophistiquée, spécialisée et redoutable.

Comme on peut le constater dans ce tableau tiré d’une récente note de BMO Marchés des capitaux (Short-Term Delay in the Long-Term Diversification Play), les principales exportations de la Chine au Canada ont déjà atteint un certain niveau de sophistication.

La politique du Made in China 2025 va aussi accroître la valeur et la sophistication de l’ensemble des produits manufacturiers en Chine.

Lancée en 2015 par le gouvernement chinois, cette politique vise notamment à faire de la Chine LA puissance manufacturière mondiale en 2049 en termes de qualité, année où le pays célébrera le centenaire de la fondation de la Chine communiste.

Le pays a aussi deux autres objectifs à court terme.

En 2025, la Chine veut que son industrie manufacturière soit très innovante et très efficace, ce qu’elle n’est pas actuellement.

En 2035, la Chine veut être capable de concurrencer en termes de qualité avec les principales puissances manufacturières des pays développés.

Et le parti communiste à dix secteurs prioritaires :

1. Les nouvelles technologies de l’information avancées

2. Les machines automatisées et la robotique

3. Le matériel aérospatial et aéronautique

4. Le matériel maritime et le transport de haute technologie

5. Les équipements de transport ferroviaire moderne

6. Les véhicules et les équipements électriques

7. Les équipements de production d’énergie

8. Le matériel agricole

9. Les nouveaux matériaux

10. La biopharmaceutique et les produits médicaux avancés

Or, ces secteurs sont stratégiques dans la plupart des pays développés, incluant le Canada.

Risque #2

Le mal hollandais

Un autre aspect d’un éventuel libre-échange avec la Chine mérite une plus grande attention des décideurs politiques et économiques : l’impact sur la valeur du dollar canadien.

Comme le dollar australien, le huard est en grande partie une devise liée à la demande et aux prix des ressources naturelles. Or, le Canada exporte surtout des ressources naturelles en Chine ; un éventuel libre-échange accentuerait donc cette tendance.

Le Canada risquerait alors de souffrir du «mal hollandais», estiment certains analystes. On parle de mal hollandais quand un boom dans les ressources naturelles dans une économie entraîne un déclin de son secteur manufacturier en raison de l’appréciation de sa monnaie.

Cela s’est produit aux Pays-Bas dans les années 1960, quand les entreprises manufacturières néerlandaises ont pâti du boom dans le secteur du gaz naturel en raison de l’appréciation du florin néerlandais sur les marchés de change.

Le risque serait donc qu’une demande accrue de la Chine pour les ressources canadiennes tire vers le haut le dollar canadien sur une base quasi permanente.

En 2012, alors que le monde vivait un boom des ressources naturelles, le président de la Banque du Canada de l’époque, Mark Carney, avait minimisé le risque que le Canada puisse un jour souffrir du mal hollandais.

«L’économie canadienne est bien plus diversifiée et bien mieux intégrée que la caricature évoquée par le mal hollandais. Notre dollar subit l’influence d’une multitude de facteurs et, fondamentalement, le renchérissement des produits de base est clairement favorable au Canada», avait-il dit dans un discours.

Cela dit, à l’époque, le Canada et la Chine n’étaient pas sur le point d’amorcer des pourparlers de libre-échange.

Risque #3

La première transformation

Exporter des ressources naturelles favorise l’activité économique en région et crée des emplois, de surcroît, bien payés. Un éventuel libre-échange avec la Chine stimulerait encore davantage cette dynamique.

C’est clairement une retombée positive, mais qui comprend aussi un risque structurel, affirment certains spécialistes.

Ce risque, c’est que le Canada (et le Québec) se contente d’être un exportateur de matières premières en Chine, sans faire ou presque de la deuxième et de la troisième transformation.

Or, ces processus créent beaucoup de valeur ajoutée pour une économie, l’industrie de l’aluminium du Québec est le meilleur exemple.

Les alumineries présentes sur le territoire (Alcoa, Rio Tinto et Alouette) importent l’alumine et la bauxite pour les transformer en aluminium ici et l'exporter par la suite à l’étranger, au premier chef sur le marché américain.

Les exportations d’aluminium sous forme brute sont d’ailleurs le premier poste des expéditions québécoises aux États-Unis, selon l’Institut de la statistique du Québec (ISQ).

Au fil des décennies, la production d’aluminium au Québec a créé une grappe industrielle, de recherche et de services spécialisés de classe mondiale.

Risque #4

L’environnement

Le libre-échange avec la Chine poserait aussi tout un défi pour l’environnement au Canada. L’exploitation accrue de nos ressources naturelles s’accélérerait, notamment dans la production de gaz naturel et de pétrole.

Dans ce contexte, il serait possible que le Canada émette plus de pollution et de gaz à effet de serre (GES) pour approvisionner la Chine en ressources naturelles, alors que le pays peine à atteindre ses cibles de réduction actuellement.

Approvisionner la Chine en produits agricoles représenterait sensiblement les mêmes défis. La Chine manque d’eau et de terres agricoles. C’est pourquoi elle importe de plus en plus des denrées et des aliments pour nourrir ses 1,3 milliard d’habitants.

Le porc en est un bel exemple. La Chine a commencé à en importer, car elle préfère utiliser sa production céréalière pour nourrir les Chinois et non son cheptel porcin, selon le Coop Fédérée.

Une bonne gestion des risques

Si le Canada arrive à conclure un accord de libre-échange avec la Chine, il deviendra le premier pays du G7 à avoir un accès privilégié à l’immense marché chinois. Cela ouvrirait de nouveaux marchés pour les entreprises et les investisseurs canadiens.

Des sociétés américaines ou européennes pourraient même s’établir au Canada afin de profiter de l’abaissement des barrières tarifaires et non tarifaires avec la Chine, sans parler de la mise en place probable d’un mécanisme de règlement des différends.

Par contre, il y aurait un prix à payer pour avoir un meilleur accès au marché chinois : ouvrir notre propre marché aux entreprises de la Chine, incluant les fameuses grandes sociétés d’État chinoises (State-Owned Enterprises ou SOE).

Les entreprises canadiennes qui s’inquiètent de la nouvelle concurrence européenne avec l’entrée en vigueur de l’Accord économique et commercial global (AECG) avec l’Union européenne n’ont rien encore rien vu.

L’époque où la Chine faisait de la «guenille» est révolue.

Les Chinois sont devenus des leaders mondiaux dans les hautes technologies, et ce, de l’aérospatiale à l’intelligence artificielle en passant par les véhicules électriques.

Étant donné le poids de la Chine, le libre-échange avec le géant asiatique aurait un impact majeur sur notre économie, notre environnement, voire même la valeur du dollar canadien.

Les risques sont importants, tout comme les occasions d’affaires et d’investissement.

Bref, c’est un peu comme investir en Bourse.

Mais encore faut-il en être bien conscient collectivement afin de prendre les mesures pour réduire ces risques à l'avance.

Comment?

En lançant par exemple de véritables politiques pancanadiennes pour accroître la productivité, réduire les émissions de GES ou favoriser la deuxième et la troisième transformation dans le secteur des ressources naturelles.

 

À propos de ce blogue

Dans son analyse Zoom sur le monde, François Normand traite des enjeux géopolitiques qui sont trop souvent sous-estimés par les investisseurs et les exportateurs. Journaliste au journal Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en commerce international, en entrepreneuriat, en énergie & ressources naturelles, de même qu'en analyse géopolitique. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke. François a réalisé plusieurs stages de formation à l’étranger: à l’École supérieure de journalisme de Lille, en France (1996); auprès des institutions de l'Union européenne, à Bruxelles (2002); auprès des institutions de Hong Kong (2008); participation à l'International Visitor Leadership Program du State Department, aux États-Unis (2009). En 2007, il a remporté le 2e prix d'excellence Caisse de dépôt et placement du Québec - Merrill Lynch en journalisme économique et financier pour sa série « Exporter aux États-Unis ». En 2020, il a été finaliste au prix Judith-Jasmin (catégorie opinion) pour son analyse « Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde? ».

François Normand